Afrique du Sud : Marikana à l’épreuve des masses africaines. Quel lendemain ?
Il est de moins en moins probable que les forces de "libération" menées par l’ANC conduiront l’Afrique du Sud vers une véritable liberté, dans une société nouvelle. Marikana a créé un chaos dont on ne sait quelles forces vont émerger. aussi longtemps que les protestataires vont continuer à défier la police et placer les questions socio-économiques et politco-écologiques au centre de la scène. Nationalisme, populisme, stalinisme, autonomisme, "black consciousness", etc., rien ne paraît réponde de façon adéquate aux défis qui se posent dans la ceinture du platine.
Combien de temps cette merveilleuse vague de lutte des classes va-t-elle perdurer en Afrique du Sud ? Je vis ici depuis 22 ans et je n’avais encore jamais été le témoin d’un militantisme ouvrier aussi vibrant, explosif, mais mal coordonné. Aux dernières nouvelles provenant du front des travailleurs, 12 000 ouvriers ont été licenciés le 12 octobre par Angloplats en raison d’une grève sauvage (il est probable que la plupart seront réemployés dans les jours qui viennent si un accord peut être trouvé pour un salaire au-dessus du taux d’inflation) et des milliers d’autres sont menacés par les compagnies minières. Le gouvernement de Jacob Zuma panique en raison de la perte de légitimité de l’élite. Le 17 octobre, il demandait un gel des salaires dans les principaux secteurs privé, paraétatiques et étatiques, pour faire un geste en direction des chômeurs.
Comme ni l’African National Congress (ANC), ni le Congress of South Africa Trade Unions (COSATU), ni le Parti communiste d’Afrique du Sud ne parviennent à mettre le couvercle sur la marmite de l’emploi qui bouillonne en continu, personne ne peut prédire ce qui va arriver. Afin, néanmoins, de tenter d’estimer la durabilité de cette vague de révulsion de la classe ouvrière, deux mois après le massacre de Marikana du 16 août, qui a fait 34 morts et plus de 78 blessés parmi les mineurs de platine qui avaient entrepris une grève sauvage, il est nécessaire d’examiner les différents biais idéologiques qui ont fait surface dans les commentaires, et de considérer les précédents. Comment les équilibres peuvent-ils se transformer si la classe dirigeante présume trop de sa situation et quelles sont les formes d’organisation requises pour éviter que les forces, qui se rassemblent à la base, divisent pour régner ?
LES ANALOGIES AVEC LES MAUVAIS ANCIENS TEMPS POUR MARIKANA
Nous devons éviter de faire des comparaisons avec le dernier massacre de mineurs de fond par l’Etat. C’est en 1922 que les mineurs des mines d’or se sont rebellés contre l’augmentation du nombre de mineurs noirs avec qui ils étaient en compétition (à l’instigation du Parti communiste de l’Afrique du Sud et son célèbre slogan "Travailleurs du monde ! Unissez vous pour une Afrique du Sud blanche !"). Ils ont été sèchement battus et cooptés, un sort que les travailleurs de Marikana et 100 000 autres qui font une grève sauvage ont jusque là évité. Ces travailleurs, affiliés à la COSATU, rejoignent maintenant par dizaine de milliers des syndicats orientés sur l’économie et les salaires et ouvertement apolitiques, comme l’Association of Mining and Construction Union (AMCU), et, chose prévisible, sont étiquetés par les vieux chevaux fatigués de l’ANC comme les nouveaux "contre-révolutionnaires".
Les retombées des plus récents massacres politiques ont davantage à nous enseigner. Suite au massacre de Sharpeville, le 21 mars 1960, à une heure de route de Johannesburg, lors duquel 69 personnes ont été tuées pour avoir brûlé le "passeport" du régime raciste de l’Apartheid, il y a eu une diminution immédiate des politiques de résistance de masse, suivie par un recours malheureux à la lutte armée et le déplacement des ressources et du personnel vers des mouvements ineffectifs de libération en exil. Ce n’est qu’en 1973 qu’une organisation de la base est réapparue, commençant à Durban, dans les docks, avec une reprise du syndicalisme.
Le grand massacre suivant a eu lieu en juin 1976 à Soweto, lorsque 1000 enfants en âge de scolarité ont été tués par la police et l’armée, pour être descendus dans la rue et avoir résisté à l’enseignement de l’afrikaans. Dans les années 1980 et au début des années 1990’, il y a eu des massacres périodiques qui ont été le fait d’hommes qui, apparemment, ont fusionné des intérêts ethniques de travailleurs migrants (principalement du KwaZulu) avec ceux de l’Inkatha Freedom Party et de la "Troisième Force", agents provocateurs du régime.
Mais la période la plus comparable aux évènements de Marikana a été le massacre de Bisho lors duquel 28 personnes ont été tuées par une armée provenant d’un Bantoustan, au terme d’une marche dans le homeland du Ciskei dans l’Eastern Cape. En 1960, le résultat des tueries a été d’abord le désespoir et ensuite plus d’une décennie de quiétude. Le soulèvement de Soweto en 1976 a mis l’Afrique du Sud sur la carte mondiale de la solidarité. De concert avec les victoires des mouvements de libération au Mozambique, en Angola puis au Zimbabwe, il a poussé d’autres communautés, des travailleurs, des femmes et des jeunes, à reprendre la lutte pour aboutir aux turbulentes années 1980.
En 1992, la révulsion générée par les évènements de Bisho, suivie par l’assassinat de Chris Hani en avril 1993, a été le catalyseur qui a finalement amené, en avril 1994, les élections au suffrage universel. Y a-t-il une analogie historique à poursuivre ?
En d’autres termes, si la lutte d’aujourd’hui est contre ce qu’on pourrait désigner sous le terme d’Apartheid de classe, est-ce que la résistance disparate manifestée à Marikana peut être similaire à celle du début des années 1960 ? Et donc va-t-il y avoir davantage de répression avant qu’une opposition cohérente n’émerge ? Ou est-ce que la contagion des protestations, celle-ci et des milliers d’autres micro protestations dans tout le pays, vont finir par coaguler, comme dans la période 1976-1994, en un réseau similaire au United Democratic Front (impliquant une inévitable scission de l’alliance entre l’ANC, le COSATU et le SACP, conduite par de véritables communistes et de travailleurs progressistes post nationalistes), puis la formation d’un parti des travailleurs qui défie la domination électorale de l’ANC ?
Ou va-t-il se passer quelque chose soudainement qui réarrange les relations de pouvoir, comme en 1992, et comme nous l’avons vu en Egypte, où une organisation travailliste indépendante a pris le contre-pied des arrangements de l’agglomérat de l’Etat, des multinationales et des syndicats au cours des années qui ont précédé la mobilisation massive de la Place Tahrir au début 2011 ? Le "Tunisia Day" pourrait advenir en 2020, selon Moelwtsi Mbeki (le plus jeune frère de l’ancien président), un commentateur en vue. Mais si la vague de grèves continue à prendre de l’ampleur et si le capital insiste pour que le gouvernement réprime les travailleurs, assisté par les syndicats "Sweetheart" (bien aimés), nom sous lequel est désigné le National Union of Mineworkers (NUM) associé au COSATU, alors la marmite pourrait exploser plus tôt.
Les remarques de Zuma, le 17 octobre, concernant "la nécessité de retourner au travail", avait une résonance menaçante. Le jour suivant, les travailleurs de Marikana ont entrepris une autre grève sauvage parce que la police a investi les mines de platine une fois de plus, arrêtant quelques-uns des principaux dirigeants.
DES CERTITUDES POLITIQUES FRACTUREES
Des débats interminables ont cours, particulièrement entre les syndicats centre-gauche et les communistes, tous deux proches du pouvoir et donc défendant un statu quo et, d’autre part, les progressistes indépendants et critiques (ma propre tendance). A quoi s’ajoutent les scissions internes à l’ANC entre ceux en faveur de Zuma et ceux qui sont contre lui, avec des répercussions sur le COSATU avant le congrès de septembre. Le risque que le COSATU libère des forces centrifuges, que son dirigeant gauchiste et populaire, Zwelinzima Vavi, n’aurait pas pu contrôler, a initialement paralysé le leadership des travaillistes. Il y a même des propos qui disaient que le NUM voulait défier le leadership de Vavi. Le COSATU, fort de 300 000 membres, était fortement pro-Zuma et insistait pour que ses membres fassent de même, alors que Vavi a initialement résisté.
Jusqu’en septembre, Zuma semblait vulnérable dans sa fonction de leader de l’ANC en cas de défi. Mais en s’assurant du soutien du NUM et d’autres syndicats, en plus de l’augmentation massive de membres dans sa province natale du KwaZulu-Natal, il semble assuré d’obtenir une réélection à la tête de l’ANC en décembre. Le vice-président Kgalema Motlanthe a été plutôt vague dans ses intentions publiques de briguer le poste, mais les évènements récents ont renforcé la constellation actuelle de personnalités, l’esprit étant qu’"il fait serrer les rangs" lorsqu’il y a des turbulences sociopolitiques.
Dans l’intervalle, les manoeuvres politiques ont rendu le COSATU silencieux pour ce qui est des évènements de Marikana, alors que le poids du NUM et la subversion parallèle des autres syndicats rendent difficile le soutien visible des mineurs de platine, d’or et d’autres. De toute façon, ces grèves sauvages créent dans les institutions, le chaos pour des négociations centrales, selon les syndicats. L’exigence de salaires plus élevés étaient aussi bien extrêmes et donc guère soutenues par le NUM, mais ont abouti au final grâce au courage des travailleurs de Marikana. Les 22% d’augmentation de salaire qu’ils ont obtenu après un mois de grève, à un moment où l’inflation est autour de 6%, est remarquable. Il a amené les forces de travail du pays à regarder leur fiche de salaire avec consternation.
Incapable de déclarations immédiates concernant Marikana, pas davantage capable de mobiliser les travailleurs en solidarité contre le capital multinational et les assauts de l’Etat, la COSATU n’a simplement pas réussi à intervenir à un moment où nombreux ont été ceux qui demandaient que l’on passe de la guerre des tranchées à la guerre d’action. Avant Marikana, il y avait des chances pour que Vavi soit remplacé par des forces plus à droite poussées par la NUM. Mais en resserrant les rangs il a pu assurer sa réélection comme secrétaire général, se fondant sur son mandat réussi durant ces 13 dernières années au cours desquelles, plus que n’importe qui d’autre, il a combattu pour la justice économique - Jusqu’à Marikana. En fait, les mouvements de Vavi dans la ceinture minière, dans les semaines qui ont suivi, n’étaient pas conformes au personnage : mais dans la main avec la NUM, faisant usage de son immense prestige, il a découragé les travailleurs.
L’un dans l’autre, la configuration actuelle pousse la COSATU à lorgner vers une relation avec le pouvoir étatique, en soutien à Zuma, comme durant les périodes les plus sombres de 2005-2007, au temps des accusations de corruption et de viols. Nombreux sont ceux à gauche qui sont maintenant convaincu que le conservatisme de la COSATU est le principal obstacle au progrès. Je souhaiterais que tel ne soit pas le cas, mais c’est difficile à réfuter.
Le vide qui en résulte est immense. Seul le soi-disant populiste hypocrite Julius Malema, ancien dirigeant du mouvement de jeunesse, impliqué dans des "appels d’offres" corrompus (délit d’initié pour des contrats étatiques) dans la province voisine de Limpopo, a réussi à rassembler 15 000 personnes à Marikana deux jours après le massacre. Il a fait entendre les critiques requises contre Zuma, Lonmin et les capitalistes parasites noirs associés, comme Cyril Ramaphosa, co-propriétaire de Lonmin qui vient juste d’offrir 240 000 dollars provenant de sa compagnie pour financer les funérailles des grévistes assassinés, mais dont la compagnie Shaduka reçoit 360 000 dollars par année comme consultant.
La récente tentative du milliardaire Ramaphosa d’acheter un taureau pour 2,3 millions de dollars a été mentionnée par Malema comme preuve du fossé qui existe dans la nouvelle Afrique du Sud entre le 1% et les travailleurs. A deux occasions, Malema a été récompensé par un immense soutien de la part des mineurs de Marikana, y compris lors d’une cérémonie commémorative au cours de laquelle il a renvoyé plusieurs ministres du Cabinet de Zuma venus rendre un dernier hommage. Mais lors de sa troisième visite, la police lui a nié son droit constitutionnel de s’adresser à une immense foule. Alors qu’il est toujours aux prises avec des accusations de fraudes dans son propre district, où il a servi d’intermédiaire lors d’appel d’offre, ce qui l’a enrichi, Malema est une force qu’on ne peut arrêter dans toute la ceinture minière du Nord Ouest, dans la province de Limpopo et même au Zimbabwe où il exige continuellement une redistribution radicale. Chaque fois qu’il le fait, il semble pousser Zuma de façon imperceptible vers la gauche.
RECONSTRUITE A PARTIR DE LA MICRO POLITIQUE
Les forces pour un véritable changement doivent se rassembler à la base. L’agenda de Malema vise apparemment toujours un retour au sein de l’ANC d’où il a été expulsé pour avoir jeté le discrédit sur le parti. Les militants dans les communautés et au sein des travailleurs requièrent notre attention. Leur existence à Marikana et dans les villages miniers signifie une répression constante à la limite de la brutalité. L’arrogance de la police persiste devant la haine exprimée par les travailleurs et le dégoût d’une partie de la société.
L’émergence des mouvements d’assistance mutuelle des épouses et des copines des mineurs ainsi que les femmes de la communauté paupérisée de Marikana sont autant de manifestations politiques émanant de la base. Le mouvement a produit déjà au moins une martyre : Paulina Masuhlo, une conseillère municipale de l’ANC à Marikana, qui a pris fait et cause pour les travailleurs avec une grande empathie, a reçu des balles en caoutchouc dans l’abdomen et la jambe au cours de l’invasion de Nkageng par la police et l’armée, le 25 août. Elle est morte de ses blessures le 30 août. Pourtant, la semaine suivante, la police et une municipalité malveillante ont refusé aux femmes le droit de commémorer le souvenir de Masuhla par une longue march,e de Nkageng au poste de police de Marikana. La persistance et du soutien légal ont fini par prévaloir et donc 800 femmes demandant justice ont fait, le 1er septembre, le chemin de Nkageng au poste de police de Marikana, avec dignité et sans victime.
Mais les opportunités qui permettent aux travailleurs, aux communautés et aux femmes de cheminer ensemble pour défendre leurs intérêts – peut-être qu’un jour ils seront rejoints pas les écologistes - sont fragiles et faciles à perdre. Les travailleurs migrants ont, typiquement, deux ménages et donc envoient des ressources au Lesotho, dans l’Eastern Cape, au Mozambique et autres lieux de provenance. Ce processus qui mélange des résidents à court terme avec les habitants à long terme parlant le tswana, fait redouter une xénophobie potentielle et l’éthnicisme. De plus, ce sont des lieux où le narcotrafic a cours, ainsi que la prostitution (même la prostitution forcée), le patriarcat traditionnel, des soupçons spirituels aberrants par exemple l’usage du muti traditionnel contre les balles qui s’atténuerait rapidement en présence de femmes), et où le travail au noir ou d’autres formes d‘exploitation sont légions.
Par conséquent, il peut être coûteux de nager dans cet océan de pauvreté. Reflet de la financiarisation de l’économie sud-africaine depuis le début du siècle, des prêts à court terme de micro finance, qui exigent des intérêts exceptionnellement élevés, sont proposés aux mineurs par des institutions qui vont des banques établies - l’une d’entre elles (Ubank) co-propriété delà NUM et l’autre (Capitec) croulant sous le nombre de puissants patrons de l’ANC - aux officines de mashonisha (les usuriers). Les intérêts extrêmement élevés, en particulier si il y a des arriérés, semblent être une des raisons principales qui ont amené les travailleurs a exiger des salaires plus élevés.
Des nouvelles versions de moratoire de la dette ou des cartels organisés de débiteurs - telles les stratégies du "bond boycott" qui étaient courantes au début des années 1990, au cours desquelles les emprunteurs s’assemblaient afin de gagner en puissance pour faire collectivement défaut - constituent une progression logique dans la micro politique de résistance à Marikana et dans de nombreuses autres situations similaires. Le créancier tend à avoir recours aux menaces. Il pratique la violence et donc, naturellement, ce ne sont pas là des décisions à prendre légèrement - au Mexique, au début 1995, il a fallu que le taux d’intérêt passe de 14% à 120 % pour catalyser le mouvement "El Barzon" (le joug) qui a rassemblé un million de membres pour renégocier la dette sur la base de réalité financière : "Peut pas payer, ne paiera pas !"
A une autre échelle, avec une autre vision de l’économie post exploitation, il est question de nationalisation. Ce dont la ministre des Mines Susan Shabangu et ses alliés pro business ont tenté de débarrasser l’ANC, en particulier depuis que les difficultés de Malema ont pris des allures de crise. L’expulsion du faux radical de l’ANC Youth League n’a pratiquement épargné personne parmi ceux qui réclament la nationalisation des ressources stratégiques, hormis Irvin Jim, secrétaire général de la Nationl Union of Metal Workers of South Africa. Ceci, bien qu’il s’agisse d’une position politique adoptée plus tôt lors d’une conférence nationale politique.
La nationalisation des mines de platine serait une manœuvre judicieuse. L’Afrique du Sud contrôle 80% des ressources mondiales de platine et les grèves de Lonmin, Implats et Angoplats qui ont occasionné une montée en flèche des prix du platine – plus 30% en six semaines - suggèrent qu’il y a un grand potentiel pour un cartel du platine à l’instar de l’OPEP, le cartel du pétrole. Les principaux acheteurs de platine sont l’industrie automobile européenne. Pendant que la crise économique perdure, la demande sera faible avec pour menace principale la fermeture des mines plus importantes. Au cours de la même semaine où Lonmin a concédé l’importante augmentation de salaire aux 4000 opérateurs de foreuses de Marikana, il a licencié quelque 1200 personnes ayant des contrats à court terme, par exemple.
DES RECITS DE REVOLUTION, REVULSION ET DEFENSE D’ARRIERE GARDE
Jusqu’où ces divers mouvements vont-ils mener la société sud-africaine ? Lequel des récits politiques va émerger et peut servir de fondement à une nouvelle compréhension sociale qui peut mobiliser les dizaines de millions de Sud Africains mécontents, pour en faire une force capable de casser la relation incestueuse entre l’Etat, le parti au pouvoir, les aristocrates du travail, le capital parasitaires et les compagnies minières de Londres ou Melbourne ? Jusque là, la réponse est loin d’être encourageante.
Pour certains, l’évènement a le potentiel d’une percée que les progressistes indépendants recherchent. Ceci afin de dévoiler les tendances anti-sociales intrinsèques associées à l’élite de l’alliance de l’ANC qui, de révolutionnaires, sont devenus les partenaires complaisants de quelques-unes des multinationales les plus malfaisantes. Un tel discours est promu par la Gauche sud africaine, extrêmement divisée, dont certaines factions sont associées au Democratic Left Front qui a une assise relativement large et au Marikana Support Campaign. Lesquels ont, depuis Johannesburg et le Cap, sponsorisé des meetings politiques et des activités de solidarité dans la ceinture du platine.
Parce que le premier meeting à l’université de Johannesburg, une semaine après le massacre de Marikana, a provisoirement inclus dans le programme un représentant de la NUM (bien qu’il ait été chassé de la salle de conférence), une autre faction de la Gauche, emmenée par le Khanya College de Johannesburg, a crée une scission en créant la campagne "Nous sommes tous Marikana". Résolument opposé à une quelconque légitimation du syndicalisme de l’Alliance de COSATU, ce réseau a aussi accueilli des travailleurs ordinaires pour des évènements éducationnels. Il y a au moins deux autres partis révolutionnaires à Marikana qui se consacrent au recrutement et à l’affirmation de la prise de conscience : Le Democratic Socialist Movement et le Committee for a Worker’s International. Malheureusement et bien que souvent on ait le sentiment d’une situation "pré-révolutionnaire" en Afrique du Sud, payant ayant un des taux les plus élevés de protestation au monde, le manque de connexion entre tous ces griefs est un facteur invalidant.
C’est pourquoi il est préoccupant d’entendre des voix dissonantes, provenant de partenaires potentiels qui pourraient au moins agir ensemble, offrir un discours d’opposition plus uni, sans omettre des activités militantes conjointes. L’une d’entre elles aurait pu être une solidarité internationale coordonnée. Rien n’a été entrepris malgré la volonté d’ONG de faire appel à la Banque Mondiale pour qu’elle se retire de Lonmin, au lendemain du massacre, compte tenu du fait qu’au moins une douzaine de protestations spontanées ont éclaté auprès des ambassades et des consulats sud africains dans le monde entier dans les jours qui ont suivi.
Bien qu’on ait assisté à une revitalisation impressionnante de la tradition du Black Consciousness (BC) au cours de la dernière décennie, au travers de la série New Frank Talk par exemple, la seule intervention public à Marikana, de la part du September National Imbizo, a été une visite à Marikana deux jours après le massacre pour une reconstitution des évènements (qui a abouti à des accusations de plagiat politique contre ceux qui sont venus peu après), mais sans commentaires ou activités subséquentes.
Un mois après le massacre, j’ai été témoin d’une réunion conjointe des membres du BC et d’un réseau autonomiste gauchiste - plutôt déprimé - lors d’une conférence intellectuelle à l’université de Wits à Johannesburg, tenue au cours d’une manifestation connue sous le nom de "Tribe of Moles", conduite par une intelligentsia noire, suspicieuse à l’égard des formulations socialistes classiques et en faveur des opportunités d’insurrection. Mais, chose surprenante, tout au long d’une journée de débats sur la race, la représentation et la politique radicale, le mot Marikana n’a pas été prononcé une seule fois. Lorsqu’au cours d’un intervalle, je demande ce qu’il en est de la situation évolutive, y compris les mouvements de femmes de Marikana, le plus distingués représentants de la BC, Andile Mngxitama, a qualifié les organisations de classe, genre, interracial, géographique actuelles (y compris les femmes de la classe moyenne des ONG) de distraction, parce que, après tout, les cadavres étaient des cadavres de Noirs. Il a ainsi donné crédit à ceux qui affirment fréquemment que l’argumentation de BC en Afrique du Sud dégénère rapidement en essentialisme de race.
Il y a de l’espoir que les femmes de Marikana, dont l’organisation s’étend au-delà de la division du travail, des communautés, peuvent montrer l’exemple si désespérément espéré, pour relier tous les éléments dans la société, y compris sur des territoires proches des villages de mineurs, aux luttes pour la terre dans les provinces du Nord Ouest, du Limpopo et de Gauteng. Pourtant ces femmes sont aussi diverses (et divisées ethniquement) que la société en général : épouses, copines, mères, filles, sœurs, professionnelles de la santé, éducatrices, prostituées, cuisinières, femmes de ménage, vendeuses. Il y a deux cas de femmes qui travaillent dans ces compagnies minières super exploitantes (Cynthia Caroll de Anglo et Mamphela Ramphele de Goldfields : des idéologues capitalistes qui n’ont guère contribué en matière de fraternité, bien que, au moins, l’ancien directeur exécutif de la Banque Mondiale, Ramphele a reconnu qu’il est nécessaire de repenser les besoins des travailleurs migrants). Ces femmes portent le fardeau additionnel de consultantes pour les victimes traumatisées de la violence et travaillent à fournir une assistance mutuelle à ceux qui souffrent énormément, directement ou indirectement, du fait des grèves sauvages et des pertes financières qui en ont résulté pour la communauté.
Qu’en est-il des progressistes qui ont longtemps été associés à l’ANC et qui, après 1994, ont poursuivi sincèrement le travail de libération principalement à partir de la société civile ? Là, on peut inclure des organisations qui se sont précipités dans la brèche politique ouverte par Marikana avec des activités de soutien essentielles. Comme l’Institut des droits économiques, Sonke Gender Justice, Studies in Poverty and Inequality, Students for Law and Social Justice, Treatment Action Campaign et Section 27 (qui tire son nom d’une loi du pays.) Un dirigeant de cette dernière très vigoureuse ONG, Mark Heywood (ancien dirigeant de l’ONG engagé dans la lutte pour l’accés au traitement du sida) a été, d’une part un pourvoyeur vital de solidarité et, d’autre part, peut être une victime de ses propres croyances au «muti» libéral (médecine traditionnelle) lorsqu’il s’est adressé aux travailleurs de Marikana et à leur communauté en septembre dernier.
« La Constitution d’Afrique du Sud est l’arme la plus importante que nous ayons. Elle est plus puissante que Jacob Zuma, mais ne donnera du pouvoir que dans la mesure où l’on s’organise autour d’elle et qu’on s’appuie sur les droits qu’elle contient ». Lorsqu’il a vu cette référence, un proéminent dirigeant de la Gauche a rigolé : "Je ne crois pas que les travailleurs qui ont obtenu 22% d’augmentation de salaire, ont eu une pensée pour la Constitution".
Qu’en est-il de la Gauche officielle ? Rien si l’on est franc. Le rédacteur du journal Business Day, Peter Bruce, a écrit quatre jours après le massacre : "Ce qu’il y a d’inquiétant pour moi, pour la première fois, c’est le fait que l’ANC et le gouvernement n’ont plus la même influence qu’autrefois sur la majorité africaine. Le parti perd déjà la classe moyenne. Si maintenant il perd aussi les marginaux et les dépossédés, qu’est-ce qu’il reste ? Ah oui ! COSATU et les communistes, les créditeurs de Zuma".
Il est en effet surréaliste de voir la COSATU et les dirigeants communistes si inquiets à la perspective d’une révolte des travailleurs qui prendrait de l’ampleur. Dans un cas des plus extrêmes, un idéologue du SACP a été utilisé par un journaliste libéral qui cherchait à poser le débat, R.W. Johnson, pour le dépeindre comme un idiot à cause d’une conclusion bizarre : "Cette fois la Gauche a été en faveur du massacre".
Dominic Tweedie de l’université communiste de Johannesburg a commenté : "Ceci n’était pas un massacre c’était une bataille. La police a fait usage de ces armes exactement comme elle le devait. C’est la raison pour laquelle elle les a. Les personnes qu’elle a tuées ne ressemblaient pas à mes yeux à des travailleurs. Nous devrions être heureux. La police a été admirable".
Le parti communiste, section du Nord Ouest, a demandé l’arrestation de Joseph Muthunjwa et son adjoint James Kholelile, tous deux membres de AMCU.
Johnson, un blogueur régulier du London Book Review, n’est apparemment pas intéressé à prendre la véritable Gauche à parti. Il a confessé qu’il a enseigné le "marxisme vulgaire " à Zuma à Durban, il y cinquante ans (à l’évidence plutôt mal). Et pourtant, son inclination à aligner les dissidents contre le mur est d’une familiarité glaçante.
Si le déni du courage et la persistance des travailleurs de Marikana est le but recherché, alors les complices, ceux du joyeux vieux libéralisme et les maniaques du contrôle stalinien sont nihilistes, ainsi qu’ils sont représentés dans Africa Report par le commentateur Heinrich Bohmke, bien connu à Durban pour être un rabat-joie politique qui a une plume au vitriol. Six jours après le massacre, Bohmke prédisait : "L’éventail de mesures de la contre-insurrection ( à défaut d’un terme moins fort) à la disposition de ceux qui travaillent en faveur du statu quo est trop considérable pour permettre qu’il résulte quelque chose de Marikana… Les partons de toutes tendances vont le considérer comme un bénéfice. Au lieu d’une menace et de l’espoir d’une vague de luttes, ce que Marikana pourrait finir par être, c’est le début d’un retour de flamme tripartite contre ce que le gouvernement, les syndicats établis et le business ont désigné sous le nom d’ "anarchie".
A quel point peut-on se tromper. La panique des patrons et de leur porte-paroles - néolibéraux comme Bruce - est facile à reconnaître. Il y a eu au cours de l’année 2012 des protestations sociales dans les township qui ont atteint un haut niveau. Des commentateurs, qui apparemment craignent la potentielle contagion incontrôlable du manque de respect, à l’instar de Frank Cronje, de l’institut sud africain de relation de races, a immédiatement pris la défense de l’ANC, déclarant à la mi-septembre : "Un mythe s’est incrusté en Afrique du Sud, selon lequel les services sont un échec. La défense de Cronje des services de distribution d’eau, d’électricité, de logements, etc., a eu un bon écho auprès des éditorialistes de Business Day ainsi qu’auprès du dirigeant du Parti communiste, Blade Nzimande, qui a chaleureusement accueilli la "recherche".
Mais, lorsqu’on demande à Cronje si il a déterminé le pourcentage des robinets communaux post-1994 toujours en état de fonctionnement chez la population, qui selon la classe dirigeante est constituée de 15 millions de personnes, il admet qu’il n’a aucune idée. Le dernier audit que je connaisse, qui date d’une décennie et a été mené par David Hemson à la requête du ministre de l’eau Ronnie Kasrils. Il a indiqué que moins de la moitié fonctionnait toujours, même en étant très large dans la définition de ce qui fonctionne. Depuis lors la gestion du secteur a dégénéré.
D’autres, dans le camp des inquiets, comme l’éditorialiste de Business Day Steven Friedman, demandent, dans le sillage de Marikana, un retour à la stratégie du "partenariat social", parce qu’une "telle approche n’a jamais échoué. Elle n’a jamais été essayée". Les élites corporatistes, y compris Vavi, se sont rencontrés en octobre, faisant des déclarations, qui auront bientôt perdu leur signification, contre le grèves sauvages et contre la violence des travailleurs à l’endroit des briseurs de grève. Les représentants du « big business » lors de cette fête du bagout étaient apparemment réticents à donner leur nom publiquement.
LES ORNIERES ECONOMIQUES A VENIR
Malheureusement pour eux, quels que soit les discours de renouveau du leadership social, la vague de grèves peut se poursuivre si le degré de désespoir et le militantisme des travailleurs persistent. Les camionneurs ont reçu des compensations au-dessus du taux d’inflation, le 12 octobre, après avoir eu recours à des méthodes extrêmement violentes à l’encontre des briseurs de grève, générant de cette façon des pénuries de pétrole et de biens de consommation dans une partie du pays. Si les travailleurs municipaux sont les prochains à se mettre en grève, il y aura des montagnes d’ordure sur les routes principales - tactique typique pour rendre furieux les habitants des quartiers résidentiels aisés, afin de contraindre le gouvernement à prendre des mesures. Ce qui ajoutera au sentiment que l’Afrique du Sud a gagné, dans le monde du capitalisme, pourriture socio-économique et incapacité à contrôler un prolétariat turbulent.
A la mi-septembre, Le Forum Economique Mondial dans son Global Comptetitiveness Report a placé l’Afrique du Sud en première position pour ses relations de confrontation employeurs/employés (dans une évaluation réalisée avant Marikana). L’année précédente, elle occupait la 7ème position sur 144 pays évalués. Du fait, en partie, du militantisme ouvrier, les grandes agences de notations ont abaissé la notation, le plus récent étant un triple BBB octroyé par Standard & Poor. En conséquence de quoi le taux d’intérêt pour les emprunts abondants du pays est monté - environ cinq fois plus élevé que durant le régime de l’Apartheid en 1994. Ce qui va conduire à une augmentation de la pression fiscale ainsi que dans le remboursement de la dette, aussi bien celle des ménages que des compagnies.
Compte tenu de la crise en Europe et de la vulnérabilité de l’Afrique du Su d, une baisse du PIB est attendue pour le prochain trimestre. Au lieu de contrer ce pronostic par une baisse du taux d’intérêt de la part de la Banque de Réserve sud africaine, comme prévu depuis des semaines, la situation financière chancelante du pays va faire face à travers une augmentation des taux. Il s’agit de la seule solution pour endiguer la fuite des capitaux, même si le Citygroup a depuis longtemps prévu d’inclure les sécurités sud africaines dans ses actions globales, faisant ainsi état de l’expansion de son portefeuille et sa base d’achat à Pretoria. La seule réponse rassurante pour les banquiers, provenant du ministre des Finances, ancien communiste, Pravin Gordhan, est une référence à une austérité fiscale lors de son prochain discours sur le budget.
Tout cela pour dire que la situation est trop fluide pour que l’on puisse s’aventurer à faire un pronostic. Quelles forces vont émerger du chaos ? C’est dans ce contexte que les discours sud africains provenant du "nationalisme", du "populisme", "du stalinisme",du trotskisme",de l"autonomisme" de la "black consciousness", du "féminisme", du "nihilisme", du "corporatisme", du"libéralisme" et du " néolibéralisme ", tous apparaissent inadéquats par rapport à la tâche dans la ceinture du platine et tant d’autres places de travail et de communautés. Aucun idéologue n’a encore offert une vision pour sauver l’Afrique du Sud d’une intense pression qui semble croître chaque semaine.
Ce qui est définitivement sur le déclin ce sont les illusions persistantes que les forces de "libération" menées par l’ANC conduiront l’Afrique du Sud vers une véritable liberté dans une société nouvelle. Marikana aura cet effet, permanent je suppose, aussi longtemps que les protestataires continuent à défier la police et placent les questions socio-économiques et politco-écologiques au centre de la scène. Situation à partir de laquelle le nationalisme néolibéral de l’ANC pourrait arranger une réelle réaction fasciste ou, plus probable sous la mal gouvernance persistante de Zuma, va continuer à rétrécir dans la confusion avec des doses régulières d’humilité.
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** Patrick Bond est le directeur de Université of KwaZulu Natal centre for Civil Society à Durban
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