Le mythe et l’homme : L’héritage de Bob Marley

Une voix du Tiers Monde

La voix de Bob est requise maintenant plus que jamais. Son lyrisme a peut-être bien apporté réconfort et inspiration à autant de personnes que les discours de Martin Luther King. Il en est venu à symboliser la résistance à l’oppression.

La Jamaïque ayant célébré récemment l’important anniversaire des 50 ans d’indépendance de la Mère Britania, il est naturel de considérer ces choses pour lesquelles les Caraïbes sont célèbres. Des coureurs hors pair et des patineurs olympiques. Des pirates pillant les navires espagnols. Les plages tropicales pour ceux qui fuient l’hiver. Une façon poétique de parler souvent imitée. Ganja et rhum. Nombreux sont ceux pour qui c’est impossible de penser à la Jamaïque sans penser à Bob Marley

Un culte mondial de disciples qui adorent Marley comme une quasi divinité, bien que dans la culture dominante en Occident l’homme tend à être dénigré comme un fumeur de joint un peu cinglé, qui a produit quelques bonnes chansons. Et c’est à peu près tout. Ce n’est certainement pas quelqu’un qu’il convient d’émuler. Pas un homme à considérer comme héros. Ni Mandela ou Martin Luther King, même avec un effort d’imagination.

Bon ! Attendez ! Aussi bien au plan mythique qu’au plan humain Bob Marley est un héros. Pas juste une célébrité, mais un héros dans le sens le plus noble du terme. Dans les archétypes décrits par CG Jung et Joseph Campbell, le héros typique provient d’un contexte humble. Comme Jésus, Mandela et King, Marley remplit les conditions de ce point de vue. Né dans un minuscule taudis dans l’arrière pays de la Jamaïque, Bob Marley a grandi comme un garçon de la campagne qui va pieds nus et qui, plus tard, alors qu’il est adolescent, circule dans les rues de Kingston, couteau en poche et les poings prêts à entrer en action. Il n’a jamais terminé l’école secondaire.

Puis dans le parcours du héros vient l’appel à l’action et à l’aventure, qui implique souvent la quête d’une vision. Cherchant un moyen pour échapper à la dure existence du ghetto - ainsi qu’à la douleur de l’abandon par son père et les longues absences de sa mère - Marley est parti, non vers le sommet d’une montagne mais vers la jungle de béton, au cœur de la ville, où au comble de la souffrance et de la privation connu sous le terme de Black o’Wall, il a rencontré l’enseignement de Jah Rastafari. Il a toujours eu en lui de la musique mais maintenant elle prenait un sens profondément spirituel. Bob Marley, le garnement du ghetto, deviendra le messager de Rasta, disséminant la Bonne Parole qui promet la vie éternelle et la rédemption de l’homme noir au travers de Hailé Sélassié, par le moyen de sa musique. Marley avait trouvé sa mission dans la vie.

La prochaine étape du héros a consisté en un parcours initiatique, comportant de nombreuses épreuves, comme les travaux d’Hercule ou les épreuves dans l’Odyssée. Pour un résident de ghetto d’un pays du Tiers Monde sans le sou, faire circuler les messages de Jah de par le monde était sûrement une tâche herculéenne. Des guides (un autre aspect archétypique de l’histoire des héros) comme Joe Higgs, Secco Patterson et Lee "Scratch" Perry ont enseigné à Bob et des copains comme Peter Tosh et Bunny Livingson (maintenant Wailer) l’ont accompagné le long du chemin, lui ont fait travailler sa voix et - à l’instar de Yoda et Like Skywalker - ont complété son apprentissage. Mais malgré le fait qu’ils ont atteint à plusieurs reprises le sommet du hit parade jamaïcain, les trois galopins parvenaient à peine à se nourrir, encore moins à pavoiser. Avec leurs dernières livres sterling, ils se sont rendus au quartier général londonien de Islands Records et ont plaidé qu’on leur avance de l’argent pour faire un album. Chris Blackwell a perçu leur intégrité et leur a donné quelques milliers de livres. Les trois jeunes sont rentrés à la Jamaïque et dans les six mois ils ont élaboré un des meilleurs albums de tous les temps : Catch A Fire. Le messager avait trouvé sa voix.

Le trait le plus exalté dans la saga du héros est le sacrifice. Les exemples historiques de dieux mourrant et ressuscitant abondent, parmi ceux-ci le Christ, Mithras et Dionysos. Du point de vue psychologique, ceci représente la mort de l’ego individuel cependant que le héros renaît sous forme d’un symbole collectif d’espoir et de renouveau, dédié à une vie pour le bien de tous, plutôt que seulement pour lui-même (une femme peut aussi remplir un rôle archétypique). La Jamaïque des années ‘70’ était en ébullition, avec les deux principaux partis pris dans une guerre tribale. Nombreux sont ceux qui ont affirmé que la CIA était sur l’île pour semer le trouble. Bob a été pris là, au milieu, et a failli le payer de sa vie. Pour finir ce n’est pas une balle qui a eu raison de lui mais un cancer. En raison de ses croyances religieuses, il a renoncé à l’intervention chirurgicale qui aurait pu lui sauver la vie. Plutôt que de se reposer, il est allé jusqu’à la limite de ses forces pour faire passer son message avant que celles-ci ne l’abandonnent. Sa résurrection réside dans sa musique qui continue à distiller l’espoir et l’inspiration pour des millions de personnes, sinon dans la voie de Rastafari, du moins avec "des vibrations positives", dans ses messages d’amour et d’unité qui rayonnent si brillamment dans ses poèmes.

Voilà pour la mythologie. Qu’y a-t-il de vrai dans la vraie vie ? Une bonne partie du monde, en dehors de l’Occident, accepte Marley comme une figure héroïque. Demandez à des Africains assez âgés pour se souvenir de la vie sous le règne de la minorité, comment les chants jamaïcains ont inspiré les combattants pour la liberté qui risquaient leur vie pour faire tomber les tyrans. Demandez aux Sud Africains qui ne pouvaient acheter les disques de Marley non censurés parce que le régime de l’Apartheid craignait que son lyrisme incite à la rébellion. Demandez aux Zimbabwéens présents le jour de l’Indépendance, lorsque l’ Union Jack (étendard britannique) a été ramené pour la dernière fois et le drapeau de la nouvelle nation a été hissé, qui était là pour chanter sinon Bob Marley et les Wailers ?

Marley voyait l’injustice tout autour de lui et l’a intégrée dans sa musique. Il a sagement perçu que la tyrannie la plus cruelle était la faim.

(Entre parenthèse le titre de la chanson en anglais - Ndlt)

"Eux le ventre plein mais nous nous avons faim
Une foule affamée est une foule en colère" (Them belly full)

Il a entendu et rapporté les plaintes des souffrants.

"Femme se tient la tête et pleure
Parce que son fils a été tué dans la rue
Juste à cause du système" (C’était le cas de Johnny)

Il a mis en garde les répercussions sociales et économiques que l’inégalité entraînerait.

"Nous allons brûler et piller ce soir" (Burning and looting).

Il était un observateur astucieux et un critique social à qui rien n’échappait. Un thème favori était le "shit-stem" (système) qui faisait du quotidien un enfer.

"Aujourd’hui ils disent que nous sommes libres
Mais nous sommes enchaînés par la pauvreté
Bon dieu, je crois que c’est l’analphabétisme"
C’est seulement une machine pour faire de l’argent (Slave driver)

Une machine alimentée par des influences étrangères et les tactiques de "diviser pour régner"

"Ils sont incités par leurs fusils, des pièces de rechange et de l’argent" (Embuscade dans la nuit)

Marley ne s’est pas laissé avoir,

"Rasta ne travaille pour aucune CIA" (Rat race)

Il s’est élevé contre les drogues.

"Toutes ces drogues vont vous rendre lent
Telle n’est pas la musique du ghetto" (Burning and looting)

Il a aussi chanté en faveur des enfants avec amour et tendresse.

"J’ai entendu ma mère qui disait dans la nuit
Elle disait un enfant est né au monde
Il a besoin de protection
Guide et protège-nous
Lorsque nous nous trompons, corrige-nous je te prie" (High Tide and low tide)

Marley chantait la révolution des esprits, se faisant l’écho des plus profondes sagesses du psychologue humaniste Carl Rogers et du philosophe existentialiste Jean Paul Sartre.

"Emancipez vous de l’esclavage mental
Personne à part nous ne peut libérer nos esprits" (Redemption song)

Il offrait du réconfort contre les angoisses des temps modernes

"Ne crains pas l’énergie atomique
Parce qu’aucun d’entre eux ne peut arrêter le temps" (Redemption song)

L’élément spirituel qui guidait Marley était la doctrine de One Love (Amour unique), une révérence pour l’unité de toute vie.

"Dans la poitrine de chaque homme il y a un cœur qui bat" (Zimbabwe)

Un vrai révolutionnaire, il allait tendre l’autre joue seulement jusqu’à un certain point.

"Bras dessus, bras dessous, avec des armes
Nous combattrons ce petit combat
Parce que c’est la seule façon pour nous de
Surmonter ce petit problème" (Zimbabwe)

Dans le monde entier, le lyrisme de Marley a peut-être offert autant de réconfort et autant inspiré que les discours de King. Il en est venu à symboliser la résistance à l’oppression à l’égal des grandes figues des dirigeants pour les droits civils. Les Africains sont de cet avis. En 1978, une délégation africaine auprès des Nations Unies a attribué à Marley la Third World Medal (La médaille du Tiers Monde). L’ancien garnement du ghetto a ainsi été reconnu comme un des grands champions du monde pour la liberté et les droits humains.

Jung a décrit un des principes corollaires du sacrifice du héros : l’impulsion archétypique des subalternes de tuer le héros (comme les désirs de meurtres des fils dans les hordes primordiales qui veulent tuer le patriarche du clan, selon Freud) Les héros ont toujours été réduits au silence par diverses méthodes, la plus évidente étant la mort. On pense à John Lennon, Malcolm X, Biko, Lumumba, Fred Hampton, Chris Hani, Che Guevara, Chico Mendes, l’archevêque Romero et ainsi de suite, et bien sûr Martin Luther King lui-même.

Lorsque de telles personnalités ne sont pas tuées ou emprisonnées, elles sont vilipendées, contestées, rejetées. Mohammad Ali n’était pas grandement révéré en Amérique jusqu’à ce que la maladie et l’âge le fasse apparaître moins menaçant à la société blanche. De même, King n’est pas devenu une icône avant sa mort, lorsque la puissance de sa présence a disparu et qu’il ne restait que la brillance de ses mots, le rendant acceptable à la majorité.

Marley a été facilement rejeté comme un fumeur de joint débauché, qui a laissé des enfants ici et là. Avec cette femme ou une autre. En fait, fumer du ganja faisait partie du système religieux des Rastafarian et en règle général, Marley était très respectueux à l’égard des femmes, bien que pas d’une fidélité absolue à sa femme Rita, il l’a chérie toute sa vie. Croyant que la création d’une nouvelle vie était sacrée et belle, il a refusé la contraception mais s’est donné beaucoup de mal pour que ses enfants soient pourvus.

Dépeindre Marley comme un panier percé - explicitement ou implicitement - c’est le voir à travers le prisme occidental. Bien sûr que la vraie raison du rejet de Marley, à l’instar de King et d’Ali, était la menace qu’il faisait peser sur le système. Même Mandela était vu comme un sérieux danger. Il a été désigné sous le terme de terroriste par Ronald Reagan (et Margaret Thatcher) et l’est resté jusqu’en 2008.

Du point de vue de sa musique, en dépit de certains moments de gloire lorsque « Time » a déclaré qu’Exodus était le plus grand album du 20ème siècle, l’autorité suprême présumée des Rolling Stones n’a pas jugé bon d’inclure un album de Marley parmi les Top 10 ou même les Top 100 dans la liste de 500 meilleurs albums. Fleetwood Mac #26 et Exodus # 169 ? Si ça n’est pas du rejet ?

Au final, il n’y a pas beaucoup de sens de discuter lequel des héros a été le plus grand. Le simple fait d’être mentionné dans le même souffle que Mandela et King est un grand honneur pour n’importe qui. Peut-être est-il suffisant de dire que Bob Marley était la voix du Tiers Monde, sans rien rajouter. Avec l’Afrique et les Caraïbes qui n’ont guère profité du développement au cours des décennies, cependant que les multinationales repues deviennent de plus en plus riches et que les enfants continuent d’aller le ventre vide… Avec la Jamaïque qui continue d’être affligée de la même pauvreté, de violence et de manque d’opportunité qu’il y a trente-cinq ans… L’Afrique toujours assaillie par la famine, la maladie et le manque d’infrastructure… Les Noirs américains, dont le sort est bien pire que celui de leurs compatriotes blancs dans la crise économique actuelle, comme s’ils constituaient une nation du Tiers Monde au cœur du pays le plus riche du monde, avec tout cela nous avons besoin d’entendre le message Marley plus que jamais.

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** David Cupples est l’auteur de Stir it up : The CIA targets Jamaïca, Bob Marley and the progressive Manley government (un roman). On peut prendre contact avec lui à l’adresse: [email][email protected] ou par la page des auteurs sur Facebook à [email protected] ou commentez en ligne sur le site de Pambazuka News