Mandela lisant Le Courrier à Robben Island

Il y a trente ans, le 31 mars 1982, le prisonnier no 466/64 de Robben Island était transféré à Pollsmoor, la prison de haute sécurité du Cap, mettant ainsi fin à deux décennies de bannissement aux confins terribles du système pénitencier d’Afrique du Sud. Au cours de ces années, le Courrier de l’Unesco a régulièrement apporté des informations et des idées provenant des cinq continents à Nelson Mandela. En novembre 1983, la une d’un numéro sur le racisme affichait ainsi le portrait de Nelson Mandela

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K N

«Les journaux constituent un bien plus précieux pour les prisonniers politique que l’or ou le diamant, plus désiré que la nourriture ou le tabac.» - Nelson Mandela

En 1964, Mandela et ses compagnons d’infortune sont condamnés à la prison à vie et leurs premières années en détention se passent dans un désert spirituel et intellectuel identique au terrain de Robben Island en elle-même. Les autorités carcérales ayant fait le nécessaire, des journaux, mêmes locaux, leur étaient interdits. "Les autorités ont tenté d’imposer un vide complet. Elles ne voulaient pas nous permettre d’apprendre quelque chose qui aurait pu nous soutenir le moral ou qui nous donnerait l’assurance que les gens à l’extérieur des murs pensaient encore à nous", confie Mandela dans son autobiographie "Un Long chemin vers la Liberté".

Mais les prisonniers pouvaient solliciter la possibilité d’étudier au niveau du lycée ou de l’université et par conséquent commander les publications nécessaires à leurs études. Ainsi, ensemble, avec des publications sur des sujets comme la comptabilité et l’économie, l’administration de la prison permettait la venue du Courrier de l’Unesco, magazine qui arrivait régulièrement depuis Paris pendant toute une période.

Clairement, les autorités carcérales, qui pour la plupart, mais pas exclusivement, ne parlaient qu’afrikaans, considéraient le magazine comme du matériel de lecture anodin pour cette catégorie de prisonniers qui, après avoir cassé des cailloux toute la journée dans la carrière de calcaire, pouvaient se retirer dans leur cellule à la fin de la journée et lire son contenu "insignifiant". C’est le président Mandela lui-même, dans le bureau présidentiel de l’Union Buildings à Pretoria, qui a relaté ces faits en septembre 1996 au directeur général d’alors, M. Federico Mayor, au cours de sa visite officielle à la nouvelle Afrique du Sud démocratique.

Le président a raconté comment lui et ses compagnons étaient heureux de lire ce magazine. Ce Courrier par lequel ils ont appris tant de sujets dont ils ne savaient rien, comme la diversité culturelle et le patrimoine commun à l’humanité, l’histoire africaine, l’éducation pour le développement, etc. Tous ces sujets étaient ignorés du lexique de l’Apartheid, pour ne pas dire des confins solitaires de Robben Island. Lire le Courrier était une façon d’obtenir de l’information sur ce qui se passait dans le monde réel à l’extérieur. Nelson Mandela voulait que le directeur général le sache.

J’ai eu le privilège d’accompagner le directeur général lors de cette visite et j’ai écouté le président en essayant d’absorber la signification de son propos. Le Courrier, le bien nommé, était le pigeon voyageur qui s’envolait régulièrement de Paris vers un point au milieu de nulle part dans l’Atlantique Sud afin d’apporter des nouvelles et des idées provenant des cinq continents à Mandela et à ses compagnons, aux nez et à la barbe des agents de l’Etat policier qu’était l’Afrique du Sud du temps de l’Apartheid. Il pousse des ailes au savoir et aux idées quand cela est nécessaire.

UNE "MISSION CIVILISATRICE"

Robben Island était l’équivalent sud-africain d’Alcatraz. Un pénitencier d’où l’évasion était impossible pour les condamnés de droit commun noirs qui y étaient envoyés à perpétuité. Dans les années 1960 et 1970, alors que la lutte contre l’Apartheid se renforçait et gagnait du terrain, l’île était devenue l’endroit où le gouvernement raciste envoyait ses opposants politiques les plus notoires, pour des emprisonnements à vie. En fait Robben Island était une prison à l'intérieur d'une prison. La geôle principale était en effet l’Afrique du Sud elle-même, avec sa communauté minoritaire de colons blancs, enfermée dans sa paranoïa suprématiste. Chaque aspect de l’existence, publique ou privée, était gouverné par des lois racistes destinées à opprimer et à dénigrer la majorité noire pour le bénéfice de la minorité blanche, privilégiée à tous égards.

Ce faisant, la classe dirigeante prétendait préserver et promouvoir les " valeurs européennes" en accord avec leur "mission civilisatrice" autoproclamée de l’Afrique. L’ironie, c’est qu’eux-mêmes étaient complètement étrangers à ces valeurs, n’ayant aucune notion de concepts comme liberté, égalité, démocratie, fraternité, valeurs pour lesquelles les Européens ont lutté au cours des siècles.

En effet, l’Unesco et le système des Nations Unies dans sa globalité, découlent justement d’une telle lutte, une guerre dévastatrice contre le racisme du nazisme qui a amené le monde au bord de l’abîme durant la Deuxième Guerre Mondiale. En 1945, la leçon était apprise. Jamais plus les nations du monde ne permettraient de telles horreurs. A l’Unesco, ces pays ont délibérément choisi "d’ériger un rempart de paix dans l’esprit des hommes", en partageant et en étendant la connaissance humaine dans tous ses aspects, en particulier dans le domaine de l’éducation, de la science et de la culture.

Le régime de l’Apartheid a toutefois appris une leçon différente et a choisi le chemin opposé, celui qui promeut la séparation, l’exclusion, la privation, l’humiliation et la violence. Pour les citoyens qui osaient mettre en cause et défier cette idéologie rétrograde, la punition était le bannissement à perpétuité.

J’aime à penser à Mandela et à ses compagnons feuilletant les pages du Courrier, lisant les articles sur les temples d’Abou Simbel en Egypte qui ont été érigés des milliers d’années auparavant à l’autre bout de l’Afrique et sur le point d’être sauvés de la destruction grâce aux efforts combinés d’experts du monde entier. Au fort de la Guerre froide, dans les années ‘60, l’UNESCO a réussi à rassembler les ressources et l’expertise en provenance de l’Est et de l’Ouest afin de garantir que ces monuments immémoriaux perdurent, parce qu’appartenant au "patrimoine commun de l’humanité". Comme ce dût paraître étrange de lire ceci dans un endroit où les gardiens obligeaient Mandela et ses co-détenus à porter des shorts, à dormir sur le sol en ciment et à répondre à l’appel de "Boy".

LES ARTICLES SUR LE RACISME A ROBBEN ISLAND

Je vois Mandela et ses compagnons d’armes souriant de satisfaction en lisant l’article sur le racisme écrit en 1968 par John Rex, le sociologue et éducateur britannique : "De nos jours, l’exemple le plus frappant de racisme est le système de l’Apartheid en Afrique du Sud. L’Apartheid n’est pas destinée, comme l’imaginent certains, à fournir des facilités égales mais séparées à toutes les races. C’est la ségrégation pratiquée par des hommes à peau blanche pour leur propre bénéfice et au détriment des populations noires et de couleur d’Afrique du Sud" (The ubiquitous shadow of racism)

Quelques années plus tard, Mandela lira le rapport du vice-directeur général d’alors, Mokhtar Mbow du Sénégal, à la Conférence générale de l’Unesco, suite à sa tournée auprès des institutions exilées de l’ANC et des camps de réfugiés en Tanzanie, ainsi qu’en Zambie, en 1971. Dans son rapport, il a recommandé deux importantes initiatives : l’une consiste à fournir de l’assistance dans le domaine de l’éducation à tous les exilés accueillis dans ces pays et deux, d’accorder le statut d’observateur à tous les mouvements de libération africain reconnus par l’Organisation de l’Union africaine (OUA). La Conférence générale a accepté ces propositions et ainsi l’Unesco a été la première agence des Nations Unies à procéder à une telle reconnaissance, un pas que le reste des Nations Unies allait aussi franchir peu après.

Le massacre des écoliers de Soweto en 1976 a été un tournant dans l’histoire de la lutte contre l’Apartheid et a fait descendre dans la rue une génération de combattants plus jeunes et très en colère, révoltés contre l’Apartheid et l’hideux Bantu Education Act qui rendait illégal l’enseignement de l’anglais, des sciences et des mathématiques dans les écoles noires. Il a aussi mis en lumière, pour le monde entier, le fait que le gouvernement raciste n’avait pas de stratégie hormis l’usage de la force brutale, même contre des écoliers désarmés. A ce moment, l’Afrique du Sud est devenue un Etat paria au niveau international, dont presque tout le monde s’est détourné à l’exception de quelques gouvernements.

L’année suivante, le Courrier a publié une édition spéciale sur le racisme en Afrique du Sud : « Southern Africa at grips with racism » (L’Afrique australe aux prises avec le racisme). Il est peu probable que ce numéro ait trouvé son chemin jusqu’à Robben Island, mais à ce moment la lutte avait rejoint la scène mondiale et il commençait à faire jour dans l’esprit de certains des dirigeants à Pretoria qu’un jour, tôt ou tard, ils pourraient avoir besoin de Mandela. Les années passant, Mandela et sa cause ont pris de l’importance et de la vigueur, pendant que le régime de l’Apartheid continuait de semer la destruction et la violence contre sa propre population noire et contre des pays africains voisins.

Le long emprisonnement de Mandela sur l’île s’est terminé en 1982, lorsqu’il a été ramené sur le continent à la prison de Pollsmoor, au Cap, pour connaître finalement l’assignation à résidence et le " confort " relatif d’un cottage dans la prison de Victor Verster, à la périphérie du Cap. Au cours de cette phase de sa captivité, qui a duré jusqu’en 1990, Mandela a passé des heures "à parler avec l’ennemi", comme il le formule lui-même, en initiant des dialogues et des discussions avec les membres les plus intelligents, les moins bigots du régime, afin de leur faire comprendre que la violence étatique et les actions militaires ne sont pas la solution à l’agitation croissante du pays et que la pression pour le changement, qui vient de tous les côtés, y compris de la communauté internationale, demande une réponse politique.

Finalement, le jour qui devait arriver arriva ! C’est le 11 février 1990 que Mandela, accompagné de son épouse Winnie, franchit les portes de la prison et, en l’espace de quelques jours, s’est imposé comme le dirigeant moral du pays. Une tournure extraordinaire des évènements si l’on considère que non seulement cet homme avait été banni pendant près de trois décennies mais qu’en plus la publication de son nom ou de sa photo était un crime punissable. En mai 1994, après quatre ans d’âpres négociations avec le gouvernement de Klerk, Mandela a été élu au poste de dirigeant politique de la nouvelle Afrique du Sud, le premier président d’un pays démocratique, non raciste où les anciens oppresseurs vivent en paix avec la majorité qu’ils ont humilié des siècles durant.

LES "DIX MILLE JOURS" DE MANDELA

On peut porter deux regards sur les 27 ans de captivité de Mandela: un terrible sacrifice des meilleures années de la vie d’un homme, son absence cruelle au sein de sa famille et la perte affective. Cette punition est incommensurable et indéniable. Mais les "dix mille jours "de Mandela, selon sa propre expression, derrière les barreaux, peuvent aussi être vus selon une autre échelle de temps : c’est le temps qu’il lui a fallu pour convaincre les racistes de se libérer eux-mêmes de leurs propres chaînes idéologiques et culturelles, et d’accepter que la liberté et la dignité de tous les Sud Africains, quelles que soient leur couleur de peau ou leurs croyances, est la qualification suprême d’un Etat civilisé.

"Les tribus de l’homme blanc" d’Afrique doivent s’estimer heureux que Mandela ait patienté toutes ces longues années, qu’il ait bu la coupe jusqu’à la lie afin de les conduire, pacifiquement et patiemment, hors de la prison de leur propre esprit, hors de l’illusion de la séparation et de la supériorité, vers une terre à laquelle ils peuvent tous appartenir et de laquelle personne ne peut être expulsé en raison de la couleur de sa peau.

En 1999, Robben Island est devenu le premier site national sud africain à rejoindre la liste du patrimoine mondial. Si jamais une liste du patrimoine mondial comportant le nom de ceux qui ont étendu et élevé la conscience collective de l’humanité devait voir le jour, Nelson Mandela y occuperait une place d’honneur

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** Annar Cassam (Tanzanie) a été directrice du programme spécial pour l’Afrique du Sud de l’UNESCO de 1993-1996 - Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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