Crise des marchés et dettes souveraines : une régression sociale à marche forcée
La crise des marchés financiers qui a secoué le monde au cours de ces dernières semaines et dont les effets rémanents demeurent encore, pourrait être le prélude à «une récession planétaire». L’Europe revient sur ses acquis sociaux en espérant une relance économique, mais à travers ces solutions restrictives, comme les pays du Sud en connues dans les années 1980 et 90, Omar Benderra constate que «les dirigeants occidentaux ont bien peu de moyens politiques».
Les marchés font la loi et imposent la primauté de leurs intérêts sur ceux des États et des sociétés. Les politiques de rigueur que les gouvernements mettent en œuvre sont en réalité une accélération du processus, déjà entamé, de remise en cause des avancées sociales arrachées après la Seconde Guerre mondiale. Un discours d’ordre fondé sur des menaces intérieures et des dangers externes fantasmatiques sert à faire passer la pilule.
Ceux qui ne détiennent pas d’actions en Bourse, soit la majorité du genre humain, auraient tort d’observer avec une indifférence narquoise les fortes turbulences boursières qui marquent l’actualité du mois d’août. N’étant pas impliqués dans la spéculation sur les marchés, ils peuvent en effet considérer que l’univers virtuel de la finance globalisée est irréel et sans rapport avec les réalités concrètes du quotidien. Et pourtant ! La chute globale des bourses est un phénomène inquiétant. La panique des acteurs du marché a des conséquences concrètes sur l’activité économique et sur l’emploi. Derrière l’effondrement boursier, c’est la menace d’une récession planétaire qui se profile, avec son cortège de fermetures d’usines, de chômage massif et de pertes de ressources pour des millions de personnes. L’histoire en témoigne, la perte de confiance des spéculateurs par effet de contagion et de ricochet — tous les segments du marché et tous les acteurs étant liés d’une manière ou d‘une autre — peut provoquer une paralysie catastrophique du système. Le ralentissement profond de l’activité, s’il provoque des faillites et des banqueroutes (tout en faisant des heureux parmi ceux qui spéculent à la baisse et sont les bénéficiaires immédiats de la crise), est d’abord synonyme de paupérisation et de misère.
La spéculation à la baisse vécue par l’Occident ces jours derniers, qui mène au quasi-krach, pousse ceux qui détiennent des capitaux à les garder par-devers eux ou à les mettre en sécurité dans des placements sûrs, en général improductifs, comme l’or ou l’immobilier. Ces énormes masses de capitaux retirés de la circulation économique accentuent le ralentissement général de l’activité. C’est la lourde menace que font peser les convulsions boursières sur l’économie mondiale.
LE MARCHE, SOCIETE ANONYME
Ces acteurs anonymes qui animent les marchés et tiennent en haleine une presse tour à tour alarmiste et « apaisante » sont identifiables : les multinationales, les banques, les fonds spéculatifs (les notoires hedge funds), les fonds souverains et les gestionnaires de fortunes… à côté desquels les nuées de petits boursicoteurs pèsent de peu de poids. La base idéologique qui sert de substrat à la théorie économique imposée par ces forces financiaro-politiques est construite autour du « consensus de Washington », crédo de la religion du marché libéré de tout encadrement.
Les pays d’Amérique du Sud et d’Afrique qui ont fait les frais des plans d’ajustement structurels, aujourd’hui appliqués à des pays de l’Union européenne, sous le nom de « réformes » ou de « programmes d’austérité » en gardent un amer souvenir. Au tour des européens et aux américains d’être traités comme des peuples « périphériques » soumis et méprisés ?
Ces opérateurs du marché sont de grands consommateurs d’informations et d’analyses économiques et financières. Ils suivent avec attention ce que produisent les agences de notation, ces sociétés privées qui évaluent la crédibilité des États et des grandes entreprises. Ces agences de notation, tout comme le gouvernement des États-Unis, le FMI, la Banque mondiale et la BCE, sont les gardiens du temple libéral. Leur notation vaut sésame pour les États afin d’entrer sur les marchés des capitaux et « lever » les fonds nécessaires à leur fonctionnement. Mieux, ces États sont notés et plus ils peuvent emprunter à bas prix. En somme, plus ils sont proches de l’idéologie antisociale dominante et mieux ils sont considérés par les marchés comme éligibles au crédit.
LE G8, BRAS EXECUTIF DES MARCHES LIBRES
La lecture de la presse spécialisée suggère l’explication paradoxale que la déprime des marchés serait fondamentalement due aux mauvaises perspectives de croissance des économies occidentales et aux déficits publics. Pourtant, l’atonie économique est le résultat de choix de politiques économiques qui traduisent précisément la doxa des marchés. La priorité donnée à la lutte contre l’inflation et à la politique des « grands équilibres » favorise en effet les spéculateurs et interdit de fait une approche de relance fondée sur la création d’emplois. La seule variable d’ajustement dans ces circonstances est donc la réduction des budgets sociaux et la hausse des impôts, notamment ceux qui frappent de manière indiscriminée riches et pauvres. L’évocation par certains économistes d’une augmentation de la TVA (taxe sur la consommation qui pénalise surtout les plus pauvres) en France est très significative de ce point de vue.
Les marchés qui déplorent la faible croissance ne veulent en aucun cas que les États sortent du cadre de la politique économique qui en est responsable. Cette crise provoquée par la défiance des marchés vis-à-vis d’États qu’ils estiment dangereusement endettés confirme la soumission des gouvernements du G8 aux décideurs en dernier ressort : les « market makers » qui font et défont les marchés au gré de leurs intérêts. Les doigts de cette dameuse « main invisible » à qui les politiques du monde entier viennent religieusement prêter allégeance chaque année à Davos.
Depuis le déclenchement de la phase « dette souveraine » de la crise financière globale, aucun dirigeant occidental n’évoque une réorientation de la politique économique et financière en faveur des pauvres qui payent et de proposer des mesures concrètes pour que les peuples et la planète aient enfin la priorité sur les profits scandaleux d’une minorité. Il n’est jamais question de contrôle démocratique des marchés financiers. Il n’est même plus question, comme en 2008 avec la crise des subprimes, de réguler ces marchés ou de bannir les paradis fiscaux. C’est tout juste si les deux principaux leaders européens, le dos au mur, évoquent, sans plus de précision, une taxe sur les transactions financières.
Au contraire se font entendre fortement des voix, comme celle du président de la BCE, appelant à l’application urgente des plans de rigueur et au découplage des salaires de l’inflation. Quand on sait que c’est largement la demande qui entraîne l’activité, on peut se poser des questions sur les intentions véritables de ceux qui conduisent les politiques économiques. S’agit-il d’incompétence comme le disent les dirigeants de pays émergents, les Chinois en tête ? On peut en douter.
LE NEW DEAL MIS EN PIECES
De fait, la mise en pièces du New Deal et des derniers éléments de l’héritage keynésien en Occident est l’axe principal d’une stratégie affichée : effacer les acquis sociaux concédés après la Seconde Guerre mondiale pour aligner les sociétés occidentales sur les niveaux des pays émergents et permettre ainsi de retrouver une compétitivité en berne ainsi que d’accroitre les niveaux de profit des bénéficiaires du système. Le mouvement de déconstruction du Welfare State engagé depuis les années 1980, de fait depuis le déclin et la fin du communisme bureaucratique, devrait donc s’accélérer avec l’approfondissement de la crise.
Dans cette perspective, les dirigeants occidentaux ont bien peu de moyens politiques à leur disposition pour faire passer la pilule d’un ajustement drastique dans une spirale de récession. Ils sont convaincus cependant qu’en l’état actuel du rapport de forces sociopolitique, les perspectives d’un soulèvement généralisé des populations dans une dynamique révolutionnaire sont de pures vues de l’esprit. Le banc d’essai grec le montre, les troubles et émeutes suscités par des mesures particulièrement brutales sont gérables par les forces de l’ordre.
En Angleterre, les émeutes parties de Tottenham, quartier défavorisé au nord de Londres, ont fait l’objet d’un traitement médiatique révélateur : se fondant sur les pillages et agressions de certains, très abondamment documentés, les médias ont littéralement réduit le mouvement à une dimension purement criminelle et ont culpabilisé d’emblée toute tentative d’analyse socioéconomique des troubles. La révolte des jeunes, selon l’establishment, conservateurs et travaillistes mêlés, relèverait purement de la délinquance et ceux qui tenteraient d’en décrypter les causes sociales et politiques ne seraient que des apologistes de la délinquance. Ou d’irresponsables nostalgiques du bolchévisme…
LA CRIMINALISATION DES CONTESTATIONS SOCIALES
La criminalisation des révoltes populaires ou du quart-monde européen, facilitée par l’absence de cadre politique, joue opportunément sur le réflexe de peur des classes moyennes et la demande de sécurité renforcée qui en découle. C’est également sur ce registre utilisé sans cesse depuis des décennies que s’articule un système de représentation inlassablement martelé par la propagande des relais idéologiques du marché. La stratégie de diversion et de mise en avant de fausses contradictions s’appuie d’abord et très évidemment sur la part d’héritage empoisonné de la culture européenne.
Le racisme, officiellement réprouvé, revient insidieusement sous les nouveaux habits des replis identitaires et des nationalismes criminels. Il s’exprime par la mise en scène du leurre, nourri de manière obscène, d’une prétendue invasion de populations immigrées réputées inassimilables au nom d’un déterminisme ethnique et religieux aussi imbécile que vide de substance. Cette stratégie d’abrutissement et de diversion est d’autant plus aisée à mettre en œuvre que les pauvres et les exclus se recrutent majoritairement dans les catégories de citoyens d’origine étrangère, africaine ou arabe. Et à côté des rationalités de guerre civile en Occident même, les théoriciens néoconservateurs qui orientent l’idéologie actuelle du marché fournissent l’argumentaire pour les conflits de civilisation et le discours belliciste qui l’accompagne.
Les crises majeures du capitalisme débouchent sur la guerre. Détruire massivement pour reconstruire est l’option « classique » pour relancer une machine économique grippée. Les mois qui viennent seront donc décisifs. Si la récession s’installe et s’accélère le monde s’engagera dans une spirale éminemment dangereuse.
Il est clair cependant que de plus en plus de femmes et d’hommes à travers la planète prennent conscience de l’impasse du libéralisme et de l’échec d’un modèle économique et social qui fabrique la misère, l’injustice et le gaspillage des ressources. Le système capitaliste dans sa déclinaison ultralibérale mondialisée s’avère au fil de ses crises et de ses guerres comme une forme achevée – et particulièrement perverse – de barbarie. L’exploitation des plus vulnérables, la relégation dans la misère de catégories entières du genre humain pour maintenir la prospérité d’une minorité est de moins en moins acceptée. La crispation sécuritaire pour maintenir un ordre inepte menace directement les libertés et les fondements même de la démocratie. Mais l’éveil citoyen qui se manifeste notamment par les révolutions arabes et les mouvements de jeunes « indignés » en Europe, le rôle nouveau et croissant des pays émergents, malgré leurs contradictions, dans les relations internationales sont peut-être les signes avant-coureurs d’un changement dans le sens de la solidarité, contre les égoïsmes et pour les intérêts communs de l’Humanité. Crise de la dette ou non, le combat pour l’émancipation et la justice continue.
* Omar Benderra est économiste (source : Frantz fanon foundation
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