Justice internationale : un bilan amer

Depuis des années que traîne le procès de Hissène Habré, on trouve là l’illustration qu’il y a à mettre en place une justice internationale malgré tous les engagements à sonner la fin de l’impunité. Les multiples échos auxquels renvoient le Tribunal Pénal International, les commissions vérité et les commission réconciliation qu’on a vu fleurir durant ces dernières décennies cachent mal une réalité : seul 1% des criminels de guerre est inculpé par la justice internationale

Au temps des politiques de nettoyages ethniques, la justice pénale internationale représente un fantastique espoir de lutter contre l’impunité dans beaucoup de sociétés, mais elle est aussi accusée d’être politiquement manipulée. Ces virulentes controverses souffrent d’une lacune qui est désormais en partie comblée : il manquait en effet une analyse factuelle globale sur l’impact de la justice internationale qui démontre que seulement 1% des criminels de guerre sont inculpés par la justice internationale. Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes que ce soit le professeur de droit américano-égyptien Cherif Bassiouni (1), qui a dédié sa vie à la lutte contre l’impunité, qui aboutit à ce résultat, après avoir mené une vaste étude rassemblant des centaines de spécialistes originaires des quatre coins du monde pendant deux ans.

Auscultant les mécanismes de lutte contre l’impunité mis en place entre 1945 et 2007, dans les 313 conflits recensés qui firent une centaine de millions de morts, l’étude souligne à quel point, durant les 60 dernières années, l’impunité est restée la règle et non l’exception: en tout et pour tout, 823 criminels de guerre ont été inculpés par des juridictions internationales ou hybrides depuis 1993, dont la majorité le furent pour des crimes commis dans l’ex-Yougoslavie (environ 320), au Timor-Oriental (environ 400) et au Rwanda (79), pour un coût moyen de 10 millions de francs par cas.

On savait que la justice internationale était chère et qu’elle n’était pas destinée à inculper en masse, mais plutôt à faire des cas d’exemples. Les faits le confirment. Ces résultats sont cependant à analyser prudemment, car ils dissimulent autant qu’ils révèlent. Si, par exemple, le conflit au Liberia a fait des dizaines de milliers de victimes et que l’impunité fut la règle, il n’en demeure pas moins que l’inculpation, puis l’arrestation et le procès du principal responsable devant le tribunal spécial pour la Sierra Leone, Charles Taylor, a permis à la société d’entamer un retour à la stabilité. On le voit, l’efficacité d’une inculpation ne peut se mesurer seulement en termes quantitatifs. De surcroît, comme le rappelle Christopher Mullins dans sa contribution, 55% des conflits ont donné lieu à diverses mesures relevant de la justice au sens large, que ce soit des procès essentiellement nationaux, des processus de mémorialisation ou des lois d’épuration.

Quant aux commissions vérité et commissions d’enquête, l’étude n’en a dénombré qu’une cinquantaine, en dépit de la très grande visibilité donnée à certaines d’entre elles, en particulier celle conduite par l’archevêque Desmond Tutu en Afrique du Sud. Les résultats de l’enquête montrent aussi que seulement dans 16 des 313 conflits, des victimes ont obtenu des réparations.

Mais le chiffre le plus choquant est l’évolution du ratio entre les victimes civiles et militaires en l’espace d’un siècle: lors de la Première Guerre mondiale, les civils «ne» représentaient «que» la moitié des victimes, alors que le pourcentage a bondi à 90% à la fin du XXe siècle. Il y a là une transformation inquiétante de la nature des conflits. Et qui donne peut-être encore plus de sens à la nécessité de poursuivre les responsables des crimes les plus importants.

Depuis 1945, sur la centaine de millions de morts, c’est l’Asie qui paya le plus lourd tribut (46 millions), suivie par l’Europe (25 millions), l’Afrique (15 millions), le monde arabe (6 millions) et les Amériques (moins de 3 millions).

Devant la réalité d’une impunité quasi généralisée des criminels de guerre, Cherif Bassiouni souligne la nécessité de mener une approche holistique dans le traitement des violations graves des Droits de l’homme. Il est intéressant de noter que le débat qui opposa, il y a une dizaine d’années, les tenants des procès aux promoteurs des commissions vérité est désormais caduc. Face à la multiplication de conflits internes et à l’affaiblissement des Etats, les deux écoles se rejoignent désormais pour recourir aussi bien à des moyens judiciaires qu’extrajudiciaires, pour mobiliser des instruments traditionnels ou novateurs dans la gestion des crimes.

C’est ce qu’avait conceptualisé Louis Joinet, rapporteur spécial de l’ONU chargé de la lutte contre l’impunité dans les années 1990, instituant les quatre piliers (droit à la vérité, droit à la justice, droit aux réparations et droit à la sécurité) destinés à renforcer les processus de réconciliation. Mais de la même manière que la politique est un art d’exécution, la justice après des conflits est un exercice périlleux, contraint de prendre en compte le juste et le possible et de combiner au mieux l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité.


NOTE

(1) Cherif Bassiouni (éd.), The Pursuit of International Criminal Justice: A World Study on Conflicts, Victimization, and Post-Conflict 
Justice, 2 volumes, Intersentia.

* Pierre Hazan est un «Visiting Lecturer» à l’Institut de hautes études internationales et du développement – Cet article est paru dans le journal suisse Le Temps

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