Les agro-carburants : La culture du Jatropha ne représente pas une alternative

Avec la question du dérèglement climatique, on assiste de plus en plus à l’émergence de « solutions » proposées principalement par les puissances du Nord, mais également largement acceptées par les gouvernements du Sud. Les agro-carburants en font partie. Même s’il est vrai que les possibilités de profits qu’offrent ce nouveau secteur sont très importantes, les défenseurs de cette solution ne prennent cependant pas en compte les répercussions de ces agro-carburants sur les conditions de vie des populations rurales. Cet article propose un aperçu de la situation des agro-carburants au Sénégal. A l’heure actuelle, c’est la logique du profit et non celle des besoins sociaux qui prévaut et cette logique risque bien de provoquer des effets désastreux. D’autant plus que le risque est grand que cette situation fasse des émules, du Brésil à l’Indonésie, en passant par d’autres pays d’Afrique.

Produire pour nourrir ou produire pour rouler ?

Depuis 1890, année au cours de laquelle fut conçu le premier moteur fonctionnant à l’huile d’arachide, on sait qu’il est possible de produire des combustibles à partir de nombreuses variétés de matières agricoles : canne à sucre, maïs, colza, soja etc. Précurseur en la matière, les Brésiliens utilisent depuis de nombreuses années des automobiles qui roulent à l’éthanol issu de la canne à sucre, à l’essence ou au deux à la fois. Ces dernières années, la question du réchauffement climatique a renforcé fortement « l’attractivité » de ces sources d’énergies de substitution. Les programme sont d’ores et déjà très ambitieux pour les pays développés, grands consommateurs d’énergies et n’ayant plus de terres arables disponibles en quantité suffisante. En Europe, il est prévu que les agro carburant couvrent 5,75% des besoins des carburants routier en 2010 et 20% en 2020. Les Etats-Unis visent, quant à eux, trente cinq milliard de gallons par an pour la satisfaction de leurs besoins en énergie émanant d’agro-carburants.

Il faut se poser la question de savoir si les agro-carburants vont être capables d’empêcher la flambée des prix des énergies fossiles. Alors que l’année 2008 a été marquée par une flambée des prix des matières premières, ce qui a provoqué la révolte des couches vulnérables de la population urbaine dans une trentaine de pays du Sud, le Sénégal a, au même moment, opté pour la culture du Jatropha comme alternative aux énergies fossiles. L’Etat sénégalais s’est fixé des objectifs colossaux pour relever ce défi, sans pour autant dialoguer avec les organisations de producteurs et leurs différentes plateformes.

Compte tenu du niveau de consommation d’énergie des pays développés et de l’indisponibilité des terres arables dans ces mêmes pays, ce projet ne vise-t-il pas à se servir du Sénégal et de l’Afrique comme d’une nouvelle source de production destinée aux besoins du Nord ? En d’autres termes, la terre destinée à la production d’aliments pour nourrir l’homme doit-elle changer de fonction et produire des matières agricoles nécessaires aux agro-carburants pour faire tourner les turbines des industriels et les voitures des populations nanties des pays riches ?

Un fossé entre les objectifs et la réalité

Selon le Ministère de l’Agriculture de la Pisciculture et des Biocarburants, ce programme Agro-carburants a pour objectif de contribuer à réaliser l’autosuffisance énergétique nationale par la production de bioénergies alternatives (biodiésel, bioéthanol, etc.). Soulignons ici que les importations de pétrole absorbent 40% des recettes d’exportation du Sénégal. Toujours selon les déclarations officielles, le développement de partenariats entre le secteur privé (entreprises étrangères, sociétés nationales, etc.) et les organisations de producteurs est nécessaire dans ce cadre et a pour but de faciliter la mise en œuvre du programme.

A l’horizon 2012, il est prévu que la plantation de Jatropha occupe une superficie de 312.000 ha, répartie dans toutes les communautés rurales du pays. Ces plantations devraient permettre de produire 3 millions 210.000 tonnes de graines par an dès 2013, afin d’assurer la production de 1 milliards 190 millions de litres d’huile brute et 1 milliard 134 millions de litres de biodiésel, ce qui réaliserait potentiellement l’autosuffisance en diesel puisque les besoins en 2007 ont été estimés à 550 millions de litres. Malgré ces grandes ambitions, pour la campagne agricole 2008/2009, les réalisations n’ont porté que sur une plantation de 5000 ha.. Ce constat atteste que ce programme n’est pas partagé par les principaux acteurs à la base, notamment la principale plate forme paysanne : le CNCR . Celle-ci a d’ailleurs dénoncé avec véhémence ce programme qui n’est pas une priorité pour le monde rural.

Présence étrangère et menaces pour les populations
D’autre part, d’importantes superficies de terres arables sont affectées à des privés nationaux et investisseurs étrangers dans le cadre de la GOANA (Grande Offensive Agricole pour la Nourriture et l’Abondance). A titre d’exemple, les superficies affectées à des acteurs étrangers dans la région de Tambacounda en 2008, pour la seule culture du Jatropha, sont de 23 438 ha. Les investisseurs nationaux et étrangers (Espagnols, Américains, Français etc.) sont présents dans les zones les plus humides du Sénégal, à savoir la vallée du Fleuve et les rives du fleuve Gambie, zone de production de bananes par excellence où se bousculent de grandes multinationales telles que Agro Africa, Trans Danubia, Afrique Energie Développement, African National Oil Corporation

Au niveau du Bassin arachidier, on note la présence d’un investisseur français fondateur de la SOPREEF (Société pour la Promotion de l’accès à l’Energie et à l’Eau dans le département de Foundiougne) de EESF (Energie Eau Solidarité de Foundiougne). Cet investisseur compte exploiter 3000 ha dans 6 communautés rurales du département . Citons également le cas de la communauté rurale de Mbane, au nord du Sénégal, et les communautés rurales de Kounkané et de Saré Coly, dans le sud, où des milliers d’hectares sont affectés à ces investisseurs étrangers pour la culture du jatropha.

Par ailleurs, certaines structures privée (Compagnie Sucrière Sénégalaise), semi privée (Société de Développement des Fibres Textiles, ancienne filiale du groupe français DAGRIS) et surtout étatiques (PROGEDE) ont décliné l’offre ne la trouvant pas du tout rentable par rapport aux coûts de production, aux besoins des populations, et également par rapport au manque de vision et de coordination d’ensemble. En fait, les entreprises privées qui ont investi dans le programme de production de Jatropha ont pour principale motivation l’accès à la terre. Un exemple : un homme d’affaires sénégalais a, par exemple, pu bénéficier à lui seul de 3630 ha dans la région de Tambacounda, dont seulement 60 ha ont été plantés de Jatropha (ce qui a correspondu à une production de 250 kg en 2007).

De plus, d’autres conséquences se font déjà ressentir. Ainsi, l’introduction de la culture du Jatropha va concurrencer le domaine pastoral sans être une essence à vocation fourragère. De ce fait, c’est la survie du cheptel transhumant qui est menacée. L’agriculture vivrière et les forêts classées et communautaires sont menacées et défrichées à grande échelle dans la région de Tambacounda. Or, le bois et le charbon de bois constituent les principales sources d’énergie des ménages ruraux et urbains. Plus globalement, la contribution des produits forestiers aux revenus des ménages dans certaines régions (Kolda, Ziguinchor et Tambacounda) est estimée à 68%. Défricher des forêts pour cultiver le Jatropha revient donc à appauvrir d’avantage les exploitations familiales riveraines.

Constats et alternatives

Le projet agro carburant est donc un programme controversé au Sénégal. Ce qui explique facilement que les responsables des collectivités locales ont subi de fortes pressions pour « libérer » des terres arables non dégradées pour le Jatropha. Les sociétés nationales et transnationales d’agrobusiness, mais aussi les hauts fonctionnaires de l’Etat en ont profité, sous le couvert d’un objectif légitime de lutter contre le réchauffement climatique, pour s’accaparer des bonnes terres au niveau des communautés rurales. La culture des agro-carburants constitue donc une menace réelle pour la sécurité et la souveraineté alimentaire des populations sénégalaises, avec les communautés de base qui sont dépossédées de leurs terres, alors que celles-ci parvenaient déjà à peine à produire leur nourriture de base (mil, riz, sorgho et maïs) en suffisance.

Les petits producteurs constituent pourtant l’écrasante majorité des exploitations familiales paysannes. Pour cette raison, c’est par un accroissement de la productivité et des revenus agricoles de ces couches vulnérables que l’on parviendra à résoudre le problème de la faim et de la malnutrition dans nos pays. Pour ce faire, des solutions existent, et passent notamment par :
- la mise sur pied d’une coalition des acteurs de la société civile pour mener une grande campagne de plaidoyer contre les agro-carburants
- la substitution de la production de Jatropha par des sources d’énergies propres, localement disponibles et ayant un impact positif sur la balance des paiements de nos pays.
- L’utilisation directe ou indirecte de l’énergie solaire, éolienne, hydrique et la biomasse, qui pourrait réduire de manière durable notre dépendance énergétique.
- Le développement de la production de l’arachide, du riz, du maïs et de la canne à sucre. Seul le surplus et les « déchets » de ces productions pourrait éventuellement être utilisé comme agro-carburant par les communautés de bases : l’utilisation comme sources d’énergie des coques d’arachide, des balles de pailles de riz et de la bagasse issue de la canne à sucre peuvent faire tourner les turbines des unités industrielles présentes dans les zones de production et fournir aux foyers 45,8 % de l’énergie électrique du Sénégal.
Ces différentes productions cadrent avec le vécu culturel de nos populations et est adapté à leurs habitudes de consommation. Si nos gouvernants prenaient cette option, la faim et la malnutrition pourront diminuer drastiquement et peut-être un jour, ne devenir que de vieux souvenirs.

* Sidy Bâ est secrétaire général du Cadre de Concertation des Producteurs d’Arachides du Sénégal

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