Nyerere sur Nyerere

Annar Cassam analyse deux entretiens historiques accordés par Mwalimu Nyerere : le premier, en septembre 1984 , à la journaliste Nawal el Saadawy du journal égyptien El Mussawar et le second, en 1991, à Ana Camacho du journal espagnol El Pais. Cet article ouvre la seconde partie du dossier que Pambazuka News a consacré à Nyerere, à l'occasion du 10e anniversaire de sa disparition. La première partie a été publiée dans notre édition n° 121.

Le thème et le titre de cet article, «Nyerere sur Nyerere», se sont imposé à moi spontanément après avoir lu les deux entretiens qui relatent les propos clairs et concentrés de Nyerere, à propos des questions profondes qui ont guidé son action. Par exemple, dans l’entretien accordé en 1984 à Nawal El Saadawy, du journal égyptien El Mussawar, il résume brièvement ses 30 ans de leadership et de lutte pour l’indépendance, de la construction de la nation sur des bases d’égalité, de démocratie et de socialisme, de la lutte pour la libération et de la solidarité africaine et internationale.

Considérant tout ce qui est arrivé depuis 1984/1985, ses réussites à construire une Tanzanie, stable, paisible et unie et sa stratégie pour la libération de l’Afrique australe, parlent d’elles-mêmes.

Une deuxième raison pour choisir ces deux entretiens est liée au moment où ils ont eu lieu. L’année 1984 est la dernière année de la présidence de Mwalimu. Il s’est retiré du pouvoir exactement une année plus tard, en novembre 1985, après l’élection présidentielle qui a amené au pouvoir son successeur, Ali Hassan Mwinyi.

L’entretien de Madrid, en 1991, avec Ana Camacho du journal espagnol El País, a eu lieu à un moment charnière de l’histoire de l’après-guerre, un moment symbolisé par l’effondrement de l’Union Soviétique et de son empire et la jubilation subséquente du capitalisme occidental. L’implosion du système soviétique, causé principalement par ses propres contradictions, a été vue par les Etats-Unis et par l’Europe comme la justification de leur propre forme de capitalisme. Selon eux, c’était la preuve irréfutable de la supériorité de l’Occident pour l’éternité. Mwalimu qui n’est plus président et qui a démissionné de la présidence du CCM en 1990, parle, avec la clairvoyance et la connaissance de celui qui voit les choses de l’intérieur, de l’effondrement du système soviétique et de la jubilation subséquente des Occidentaux. A propos de l’Union Soviétique, il dit qu’il n’est pas possible de construire le socialisme sans liberté et à propos du capitalisme, il met en garde contre l’adoration de «nouveaux dieux» dont les jours sont aussi comptés.

Enfin, ces deux journalistes (deux femmes) démontrent, par le choix de leurs questions, une solide connaissance de la carrière de Mwalimu et sa croyance en la Tanzanie et au-delà, ainsi que de sa place dans l’histoire de l’Afrique et du monde. Et toutes les deux se réfèrent à leur propre pays et montrent la pertinence du propos de Mwalimu dans ses analyses de l’Egypte, du Moyen Orient et de l’Europe.

1984 : Entretien avec Nawal El Saadawy du journal El Mussawar du Caire.

Citation : «Notre génération a été celle des nationalistes luttant pour l’indépendance de nos propres pay s- c’était notre raison d’être»

Commentaire : La journaliste situe Nyerere dans la première génération de dirigeants fondateurs des pays du Tiers Monde et des pays Non Alignés avec Nkrumah, Nasser, Nehru et Tito. Ce sont des hommes qui ont émergé alors que les empires européens s’effondraient sur tout le globe et qu’une nuée de combattants pour la liberté et de constructeurs de nations prenaient la relève pour ancrer leurs différents pays dans deux réseaux unificateurs : l’Organisation pour l’Unité Africaine (OUA) et le Mouvement des Non Alignés (MAN)

En Afrique, Nyerere, seul dans sa génération de nationalistes, a fait tout le parcours et ne s’est jamais égaré. Il est le seul à n’avoir jamais oublié la raison de sa présence. Il est le seul à avoir pu dire trente ans plus tard, et au moment de son choix, qu’il a fait ce qu’il avait à faire et qu’il était temps que lui et le pays passent à une prochaine étape. Au cours de ces trois décennies, plusieurs de ses contemporains se sont égarés (Nkrumah et Kenyatta), ont été assassinés (Lumumba et Mboya) ou ont vu leur santé ou leur carrière brisées dans leur propre pays. (Nasser et ben Bella)

Citation : «Le malheur des Palestiniens est très différent et pire encore. Lorsque nous luttions pour l’indépendance, moi j’étais au Tanganyika et Kenyatta était au Kenya. Mais les Palestiniens ont été privés de leur pays…»

Commentaire : Depuis les 60 ans qui ont suivis la création d’Israël sur des terres volées aux Palestiniens, ce fait élémentaire est une réalité à laquelle la communauté internationale, y compris Barak Obama, doit faire face. L’idée qu‘une solution à deux Etats peut être trouvée comme par magie, façonnée à partir des ruines d’une colonisation et d’une occupation militaire inspirée de la Bible est une erreur coûteuse fondée sur un diagnostic erroné de la tragédie israélo-palestinienne. Comme l’avait formulé le Mahatma Gandhi en 1938, «un acte religieux ne peut être posé à la pointe de baïonnette ou avec des bombes»

Les pays arabes, toutefois, auraient tort de croire leur liberté (et leur richesse pétrolière) est assurée, pendant que leurs frères et sœurs palestiniens et voisins vivent dans le danger de l’éradication. Cette même logique, que Nkrumah a formulée et que Nyerere a appliquée à la lutte pour la libération de l’Afrique, est si forte que même lorsque le dernier Palestinien aura été chassé du dernier mètre carré des Territoires Occupés, le Moyen Orient ne connaîtra toujours pas la paix et la stabilité.

Citation : «Je crois fermement en l’unité. Parfois je suis accusé de prôner l’unité comme une fin en soi, mais je crois que l’unité est un instrument de libération ».

Commentaires : Ceci est le socle central de ce qu’il croit, de sa vision du monde et de sa stratégie pour le changement. L’idée d’unité n’est pas seulement basé sur le sentiment, ni juste un slogan politique. Pour Nyerere, c’était ce qu’il était et ce que nous sommes : «une partie de l’autre». Cet entretien traduit le contexte de l’altercation survenue entre lui-même, Nasser et Nkrumah qui se sont impatientés à propos des «réactionnaires (qui resteront anonymes) au sein de l’OUA à ses débuts. Dans cette même logique, il a défendu l’Egypte contre son expulsion de l’OUA (et plus tard du Mouvement des Non Alignés), lorsque Saadat était «allé trop loin», à Camp David, en 1979. En défendant l’Egypte, il protégeait l’unité de l’OUA parce que «les opprimés ne doivent pas renoncer à leur unité, dont la perte ne réjouit que l’ennemi».

Plus tard dans l’entretien, il explique une autre dimension de la signification du principe de l’unité quand il décrit les étapes et le raisonnement qui ont conduit à une démocratie à parti unique à l’intérieur de la TANU. Cette évolution a non seulement apporté la démocratie et le débat, mais a aussi fait l’unité de la Tanzanie qui était une de ses forces principales, parce «qu’il a permis au pays d’articuler les aspirations raisonnables de la majorité de notre peuple»

L’énergie investie pour l’unité avait quelque chose de presque instinctif et lui a permis, peu après l’indépendance, de forger la nation et l’identité tanzanienne à partir de 127 tribus d’affiliations raciales et religieuses différentes. C’était l’impératif stratégique qui guidait ses initiatives à l’OUA et ailleurs au nom de la lutte pour la libération de l’Afrique australe et de l’Afrique du Sud. C’était manifeste dans son leadership des Pays de première ligne et des caractéristiques historiques, linguistiques, politiques, administratifs et économiques de pays comme la Zambie, le Mozambique, l’Angola, le Zimbabwe et le Botswana que, plus tard, il a réuni au sein de la Southern African Development Community (SADC).

Citation : «C’est vrai que je m’en vais. Je ne suis pas très vieux, j’ai 62 ans. Mais là n’est pas la question. La question c’est que j’ai conduit mon pays depuis le début de la lutte pour l’indépendance, il y a trente de cela, et 20 ans depuis l’union avec le Zanzibar. Ainsi je crois que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour aider mon pays. Je pourrais continuer mais je ne crois pas que ce soit la bonne solution. Il est important de regarder vers le futur…»

Commentaires : Sa première tentative de quitter le pouvoir, à la fin du mandat 1975-1980, a échoué et Mwalimu a dû renoncer à son idée. En 1980, le pays n’était pas prêt et était choqué à l’idée même qu’il puisse s’en aller. Mwalimu l’avait compris et il est resté 5 ans de plus, en donnant toutefois un préavis considérable et en rassurant la nation du fait qu’il n’y avait rien à craindre en raison de son départ. A la veille de sa retraite, en novembre 1985, il a remercié les 3000 délégués du CCM et tous les citoyens lors d’une réunion d’adieu au Diamond Jubilee Hall «pour avoir fait de la Tanzanie ce qu’elle est aujourd’hui. Ensemble nous avons construit une nation. Qu’est-ce que je peux dire de plus ?», avait-il déclaré.

1991 - Entretien à Madrid avec Ana Camacho du journal El País

Citation : « Notre première recommandation (dans le rapport de la Commission Sud) est que si les pays africains veulent se développer librement il doivent d’abord faire le meilleur usage de leur population, de leur propre argent et de leurs propres ressources. Un autre problème est que lorsque nos pays parlent de partenariat et de coopération extérieur, il ne pense qu’au Nord. Ils ne considèrent jamais la possibilité d’une coopération Sud-Sud, par exemple entre l’Afrique australe et l’Amérique latine.»

Commentaire : En 1995, quatre ans après l’entretien ci-dessus, Nyerere et le très respecté représentant permanent aux Nations Unies à Genève, avaient négocié avec succès l’établissement du South Centre dans cette ville. Le but principal de cette organisation intergouvernementale, unique en son genre, était de développer la solidarité et la coopération entre tous les pays du Sud et de renforcer leur présence collective au plan commercial et économique dans l’enceinte des Nations Unies. Nyerere avait choisi comme premier directeur exécutif l’Indien ManMohan Singh, aujourd’hui Premier Ministre de son pays.

Le cycle interminable, jamais abouti, des négociations de Doha, concoctées par
l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), basée aussi à Genève, est sûrement une opportunité pour les pays du Sud d’apprendre une leçon concernant l’abîme Nord-Sud Depuis le début de l’exercice de Doha en 2001, les pays émergents et en développement, ainsi que les membres très pauvres du Sud ont vu directement - et comme en laboratoire - l’importance des conseils et des analyses des experts à leur disposition dans leur propre centre, pour faire face aux stratégies en bulldozer du Nord déguisées en «négociations commerciales et de développement».

Et aujourd’hui, les principaux pays du Sud - la Chine, l’Inde, le Brésil l’Afrique du Sud et le Venezuela - ont finalemen pris des mesures pour mettre en place la coopération Sud-Sud que Nyerere évoquait il y a des années.

Citation : «Oui, nous assistons à la naissance d’une nouvelle divinité nommée capitalisme qui prétend avoir toutes les réponses.» Et «en ce moment nous vivons une période de tromperie. Mais les conditions générées sur le terrain par cette euphorie à propos du capitalisme me donnent des raisons de croire que dans quelque 10 ans, l’idéal du socialisme reviendra. Et plus fort qu’avant».

Commentaire : Il est difficile, suite à la pire crise depuis 1929, au vu de la débâcle des banques, pour être plus précis, de se souvenir du triomphalisme et de l’autosatisfaction qui s’étaient emparés de l’esprit de tant de citoyens et de tant de dirigeants lors de l’effondrement de l’Union soviétique et au moment de la chute du Mur de Berlin en 1989. De très grandes exagérations avaient été inventées pour promouvoir la théorie que les trois saints, Thatcher, Reagan et Milton Friedman, ont montée aux nues, par-dessus nos têtes et pour laquelle nous devions être éternellement reconnaissants. Et de toute façon il n’y avait pas d’alternatives…

Deux ans plus tard, en 1991, Nyerere déclare à une journaliste madrilène de ne pas s’emballer et même plus de ne pas croire que le but est General Motors. Il continue en soulignant que ces accès de complaisance excessive finiront inévitablement, dans environ 10 ans, en une colossale gueule de bois. Et alors, ce que certains ont appelé erreur, c'est-à-dire l’idéal d’une société juste, le socialisme, sera de retour. Et peut-être qu’il a raison.

Citation : « J’appartiens à une espèce en voie de disparition, une espèce qui résiste à la négation de ses propres idéaux»

Commentaire : Ceci est du pur Mwalimu, riant doucement de lui-même, usant de l’auto- dérision et de la douce ironie pour enfoncer le clou très impopulaire en 1991, c'est-à-dire que l’histoire n’a pas de fin et ne fait que se répéter. Et que c’est préférable d’être ferme à propos de que vous croyez - si tant est que vous croyez quelque chose- et ne pas suivre le troupeau en niant la réalité. Et ceci n’a rien à voir avec une idéologie.

* Cet article constituera un chapitre dans le livre intitulé «Nyerere’legacy» à paraître prochainement et publiée par Pambazuka News sous la direction de Chambi Chachage et Annar Cassam

* Veuillez envoyer vos commentaires à [email protected] ou commentez en ligne sur www.pambazuka.org