Césaire, Bien aimé de l’Humanité, mal aimé des dirigeants politiques de l’Afrique

Après avoir parlé haut, fort, inlassablement pour l’émancipation de l’humanité, Aimé Césaire s’est éteint sans pouvoir être témoin de ce qu’il était en droit d’espérer après avoir tant essayé de guérir de ce qu’il avait décrit de mille et une façons, et que ses vers suivant (extrait du Calendrier Lagunaire dans Moi, Laminaire, 1982) résument admirablement :

J’habite une blessure sacrée
J’habite des ancêtres imaginaires
J’habite un vouloir obscur

En ces trois petites lignes notre Bien Aimé Césaire respirait, inspirait et expirait mieux que quiconque son rapport à une souffrance présente, passée et future.

A peine commencé son voyage pour rejoindre ses « ancêtres imaginaires », l’Africain « Fondamental/Vertical » a dû se sentir un brin amer en constatant que les leaders politiques de l’Afrique brillaient par leur absence alors que l’auto-proclamé professeur d’histoire africaine, Sarkozy, avait senti la singularité de l’homme et du moment.

Face à ce constat, il est difficile de ne pas se demander ce qu’aurait dû faire Césaire pour ne pas être le Mal Aimé de ceux qui sont à la tête de l’Afrique d’aujourd’hui ? Vu l’histoire de notre Continent, et la manière dont les voix les plus prophétiques sont trop souvent maltraitées, serait-il que Césaire aurait été trop radical, pas assez, trop poète, pas assez, trop philosophe, pas assez ? Trop vrai, trop fidèle à une histoire et à une humanité qui continuent d’être violées ?

Il est permis d’imaginer qu’il a dû se sentir, comme tant d’autres avant lui, de Toussaint Louverture (dont il a écrit une biographie) à Thomas Sankara, Samora Machel, Jean-Bertrand Aristide, en passant par Frantz Fanon (Martiniquais aussi) et Patrice Lumumba (théâtralisé à travers « Une saison au Congo »). Tous des héros déclarés, mais, parfois et/ou trop souvent, seulement du bout des lèvres, surtout en Afrique. Presque comme si, dans cette blessure sacrée qu’est l’histoire africaine, la peur et la honte entravaient la volonté de guérir la blessure. Ingrédients qu’on retrouve parmi ceux qui ont subi la même séquence génocidaire, tels les Nègres des Amériques et des Caraïbes.

La peur et la honte ne sont pas seulement l’apanage de ceux qui furent victimes de séquences génocidaires. La combinaison se retrouve du côté de ceux qui craignent que les victimes, tôt ou tard, se rendent compte de l’immensité des crimes qui furent commis pour mettre sur pied le système aujourd’hui communément connu sous le nom de globalisation. En dehors de la globalisation, nous disent-ils, point de salut. Plus rapide sera la fuite en avant qu’est la globalisation, plus rapide aussi sera l’ « effaçage », de la mémoire collective, des crimes contre l’humanité. Lors de la Conférence de L’ONU contre le Racisme et l’Intolérance, tenue en Afrique du Sud en août/septembre 2001, on a pu voir comment la peur et la honte de reconnaître ces crimes amena les grands de ce monde à tout faire pour saborder la Conférence.

Parmi les vautours, il y en a qui ont appelé à l’installation des restes de notre Bien Aimé au Panthéon de Paris, sous le même toit que le sarcophage de Napoléon, celui qui tenta, vainement, de restaurer l’esclavage à Haiti. Là aussi, malgré les bons sentiments affichés, il est difficile de ne pas y avoir une autre fuite en avant visant à montrer, mine de rien, que la grandeur de Césaire est telle que seul le Panthéon peut être à la hauteur de sa sépulture. Une autre façon de dire que l’histoire de l’Afrique ne peut valoir à l’aune de l’humanité que si elle est découverte par l’Europe des Lumières.

Le grand départ de notre Bien Aimé rappelle d’autres départs d’un Continent qui continue d’être saigné de ses forces les plus vives, humaines, naturelles, minérales. Jusqu’à quand les dirigeants politiques du continent continueront à profaner la blessure en la traitant comme un fait divers ? Pire, en prétendant qu’elle n’a jamais existé, qu’elle n’a jamais fait mal à personne.

Cette blessure sacrée doit-elle s’éterniser ?

L’histoire de la blessure est bien connue, on pourrait même presque dire mieux connue par ceux qui l’ont infligée que par ceux qui l’ont subie, du moins à voir le comportement de ces derniers. Ce comportement n’est pas si difficile à comprendre, si l’on sait - et nous le savons, rappelons-nous la mort de certains de nos héros (Kimpa Vita, Lumumba, Sankara, etc.) - que la blessure reste ouverte parce qu’elle ne fut possible qu’avec l’assistance de ceux-là mêmes qui ont failli dans le devoir de protéger l’humanité.

Pour preuve, la France, sous Chirac n’a-t-elle pas déclaré l’esclavage un Crime contre l’Humanité ? Le même Chirac, cette fois allié avec Bush et d’autres, s’est rebiffé quand le Haiti, de Toussaint à Aristide, a suivi le pas en exigeant la restitution de l’amende imposée contre les Africains qui s’étaient libéré de l’esclavage. L’exil d’Aristide, se terminera-t-il comme celui de Toussaint, tout simplement parce que les puissances qui n’ont jamais aimé l’Afrique que pour et par ce qui les enrichissaient insistent qu’il n’y a que leur manière d’aimer qui compte ?

On peut supposer que c’est pour avoir vu à travers cette mystification que Césaire notre Bien Aimé s’est retrouvé, comme beaucoup d’autres moins bien connus, Le Mal Aimé de ceux qui préfèrent être au service de ce qui les enrichit que de servir l’humanité.

A entendre la multiple voix de notre Bien Aimé, c’est comme si on entendait les voix de ceux qui furent arrachés, terrorisés, vendus, embarqués, sans que ceux-là dont ils avaient l’habitude de recevoir soutien, appui et réconfort fassent le moindre effort ou, pire, versent la moindre larme. C’est cette rupture, cet écorchage à vif, vécu dans un climat de terreur, que Césaire appelle la blessure sacrée, mais qui, dans la littérature/histoire de ceux qui en ont le plus profité, sera traitée comme une petite égratignure. Ajoutant, en guise d’excuse ( ?) que sans l’œuf cassé, l’omelette (le capitalisme) n’aurait pu être savourée. Ce discours est constamment remis à jour en disant qu’il faut cesser de se plaindre (mettre fin à la victimologie). Cela, ils n’oseraient pas le dire aux rescapés des camps de concentration de la deuxième Guerre Mondiale.

Il y a eu des tentatives, parfois héroïques, individuelles et collectives, de guérir. Il faudra des volumes pour en compter l’histoire de tous ceux qui, comme lui, ont vécu, résisté en fidèles de l’humanité. Aux massacreurs de l’humanité, ils ne cessaient de dire : en nous tuant, vous vous tuez, en nous torturant, vous vous torturez, en nous tuant, vous tuez notre humanité à tous. Parfois, cela dépendait des contextes, ceux et celles qui l’ont fait avec le plus d’intransigeance ont été éliminés avec le plus de férocité et le plus de rage comme ce fut le cas pour Lumumba. Trop souvent, le seul fait d’être noir pouvait, dans certaines zones de cette Planète de plus en plus profanée, conduire à des lynchages les plus terribles que l’humain puisse imaginer, comme, par exemple, ceux de femmes enceintes, tuées littéralement à petit feu.

La flamme de l’émancipation brûle depuis les débuts de l’Humanité. Notre Bien Aimé Césaire en a fait une lame de fond, une flamme inextinguible, éternelle, immortelle comme l’Humanité qui l’a animé toute sa vie. Il nous reste, vis-à-vis de notre Bien Aimé Césaire, un serment sacré : maintenir, avec la même simplicité, le même courage, le même amour, la volonté obscure de fidélité patiente et persistante à cette humanité commune. Au nom de notre Bien Aimé Césaire, nous poursuivrons ses efforts de guérison de la blessure. Elle est sacrée parce qu’elle ne s’oublie pas. Ne pas l’oublier ne veut pas dire interdiction de guérir.

* Jacques Depelchin est co-fondateur et Directeur exécutif de l’Allliance International pour la paix en RD Congo.

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