Lettre pour Pierre Lovinsky

Cher Pierre Lovinsky,

Coordonnateur de la Fondation 30 Septembre, une organisation de défense des droits humains, est porté disparu depuis le 12 août 2007. Il revenait d’un déplacement avec des militants de défense des Droits de l’homme, des Américains, en visite à Haïti. Une mobilisation a été déclenchée pour sa libération, mais depuis deux mois elle est sans résultat.

Cela fait presque deux mois que tu as « disparu ». Pardonnes-moi le retard à faire et dire ce que, je pense, beaucoup d’entre nous, même furtivement, ont senti en apprenant ta « disparition ». On s’est dit et on a pensé : « Non, ce n’est pas possible. Pas lui », un peu comme on dirait « pas moi » face à une catastrophe qui nous frappe.

En t’écrivant, je voudrais avant tout te faire savoir que, plus ou moins deux semaines après ta « disparition », tous les jours, je demandais intérieurement à tes ravisseurs de se raviser et de te remettre entre les tiens, entre nous. Tous les jours, je pense et j’envoie ces mots vers ces ravisseurs de vie(s) en me disant qu’ils finiront par entendre des appels qui ne sont qu’un écho de leur propre conscience.

Je me dis que je dois continuer sans arrêt, avec la même fidélité que tes ancêtres de l’événement fondateur de Haiti, 1791-1804. Un événement qui les avait saisi et qu’ils avaient saisi en retour en prêtant serment de fidélité aux trois prescriptions d’égalité, fraternité et liberté face à la folie inaugurale de ce qui s’appelait alors le « système » ou l’esclavage et qui s’appelle aujourd’hui le système mondial/global/capitaliste. Et cela longtemps avant que cette triple prescription de la solidarité humaine ne soit appropriée, « découverte » par la Révolution Française.

Ton malheur, Pierre, comme le nôtre d’ailleurs, est multiple, mais pourrait se résumer en ce que tu n’es pas (ce que, aux yeux de certains, tu ne dois pas être) et l’envers, ce que tu es. Pile ou face, tu déranges. Tes ancêtres de 1791-1804 dérangent encore jusqu’aujourd’hui car ils avaient réussi là où ils ne pouvaient pas, là où ils ne devaient pas réussir. Dans le monde d’alors un esclave qui outrepassait un interdit commettait la plus grave des offenses. La punition la plus sévère s’ensuivait.

Peut-on imaginer pire insolence, pire lèse-majesté (pour un propriétaire d’esclaves) que des esclaves donnant une leçon politique sur la liberté en réussissant leur propre libération ?

Tu déranges parce qu’aux yeux de ceux qu’on appelle les « 184 » et leurs alliés tu n’as pas honte de ce qui s’est passé en 1804, tu n’as pas honte d’exiger le retour du Président Aristide. Tu déranges parce que tu ne veux pas te taire sur ce que tu devrais te taire. En somme, ils voudraient que tu ne sois pas Pierre Lovinsky. Ils voudraient que tu te renies toi-même. La litanie des raisons pour lesquelles tu déranges est longue, très longue, trop longue pour la reprendre ici. On y reviendra s’il le faut.

Tu déranges aussi par ce que tu n’es pas. En apprenant ta disparition, beaucoup de gens se sont demandés : « c’est qui Lovinsky ? ». Comme si une injustice se mesure à l’aune de la célébrité. Mis à part les Boukman, les Mackandal, les Kimpa Vita, les Zumbi (Quilombo de Palmares au Brésil, il y a 300 ans), etc . la Tombe de l’Humanité Inconnue ne devrait-elle pas exister justement pour faire justice à tous ces inconnus qui, par leur résistance, honorent toute l’humanité célèbre et obscure.

Ta célébrité réside dans une fidélité à un événement qui continue d’être refoulé par la conscience globalisante bien pensante humanitariste. Une conscience qui cherche, par la charité, à sauver Haiti de la pauvreté.

Mais les mêmes gens qui haussent les épaules en apprenant ton sort semblent avoir oublié que c’est en acceptant des injustices contre les inconnus, contre ceux qui ne comptent pas que se préparent les hécatombes.

Je t’écris avec la conviction que tu es encore en vie et que d’autres gens, avec d’autres mots, avec d’autres vibrations feront s’écrouler les murs de ta prison, où que tu sois.

Courage et portes-toi bien, Jacques

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