Madagascar : Les dysfonctionnements de l’Etat
La redevabilité est ici fondamentale, car elle exige des politiciens qu’ils rendent compte de leurs actes à ceux qui les ont mis en place, et qui sont seuls habilités à apprécier la pertinence de leurs actions et réalisations.
Voilà 50 ans que nos dirigeants nous promettent le paradis. Socialiste ou libéral, il est annoncé après chaque crise, au début de chaque nouvelle prise de pouvoir : la pauvreté sera vaincue et la sécurité rétablie, les malades seront soignés et les enfants éduqués, les sans-abris auront un toit et les chômeurs du travail.
Des promesses vite oubliées, tandis que la misère continue à croître, et qu’une nouvelle crise remplace l’homme providentiel par un autre. Faut-il se résigner à voir se répéter ce cycle délétère, qui a fait de Madagascar, en un demi-siècle, le pays des échecs programmés et des potentiels jamais réalisés ? Mangetaheta ambony lakana (mourir de soif dans sa pirogue), dit le proverbe.
Les explications données à ces échecs successifs sont aussi nombreuses que diverses, et pas toujours pertinentes. On en retiendra une, sans doute partielle mais dont le bien-fondé ne peut être mis en doute : en l’absence de toute tradition étatique, viennent s’ajouter des dysfonctionnements facilement identifiables, qui peuvent être corrigés avec un minimum de volonté politique et de sens du bien commun.
NI PROJET DE SOCIETE NI PLAN DE DEVELOPPEMENT
Mis à part le programme idéologique et irréaliste du « Livre rouge » de Ratsiraka en 1975, aucun projet sérieux n’a été présenté par les candidats successifs aux élections présidentielles qui, une fois élus, se contentent d’improviser. Sur le plan politique, ils se hâtent de former un parti attrape-tout, sans base ni structure, et peuplés d’opportunistes, pour succéder à celui du régime précédent : Arema, Undd, Tim, aujourd’hui Hvm. La même démarche prévaut dans le domaine économique. L’interminable mise au point du Pnd (Programme national de développement) en est l’illustration. Sans les obligations édictées par les futurs Odd (Objectifs de développement durable), ce document n’aurait jamais vu le jour, à l’instar du Map de Ravalomanana axé sur les Omd (Objectifs du millénaire pour le développement). Or ce Pnd témoigne, pour l’instant, de l’absence de toute politique socio-économique, réfléchie, adaptée et cohérente.
La même incertitude se retrouve en d’autres domaines sensibles. En matière de décentralisation, l’équipe au pouvoir n’avait d’idée précise ni sur les attributions respectives des provinces, des régions et des communes, ni sur le statut des métropoles urbaines. D’où les versions successives et contradictoires de la loi de décentralisation, et notamment du statut de la capitale, qui relèvent de l’improvisation et de la mauvaise foi la plus totale. Pour l’enseignement, la question des maitres Fram (enseignants payés par les associations de parents d’élèves), gérée dans la pagaille et la démagogie, a occulté le vrai problème des programmes et des rythmes scolaires, de la formation des professeurs et de l’implantation des écoles, lycées et universités. Ainsi, la multiplication des centres universitaires de province répond-elle à une planification raisonnée ou à l’influence de groupes de pression locaux ?
Il en va de même pour les politiques de défense et de sécurité intérieure. Dans le cadre de l’opération « coup d’arrêt », la répression des vols de bœufs dans le sud a officiellement provoqué la mort de 573 personnes, dont 445 dahalo, 115 citoyens et 13 forces de l’ordre. Nul ne sait si d’honnêtes citoyens n’ont pas été pris pour des dahalo, dans quelles conditions ils ont été tués et quels dédommagements ont reçu leurs familles. Le nombre élevé de victimes civiles et militaires témoigne de l’amateurisme des opérations militaires, et de l’indifférence générale à la mort de concitoyens.
Plus largement, quelle place donner aux forces armées au sein de la société ? La nomination de généraux en rafale (59 fin décembre 2014) sans compter un millier de colonels en attente de promotion, est incompatible avec un effectif cumulé d’environ 30.000 hommes de troupe, toutes armes confondues. Face à cette situation ubuesque, quel est l’objectif des dirigeants, et pourquoi continuer à former des centaines de futurs officiers supérieurs ? Autant d’exemples qui témoignent du manque de vision globale de l’action de l’État.
NI SUIVI DES DECISIONS, NI SANCTION
Les décisions, prises à grand renfort de publicité, sont rarement suivies d’effets, comme si l’effet d’annonce suffisait, et que les administrations concernées se désintéressaient du suivi nécessaire à leur application. A chaque changement de ministre, après chaque scandale touchant la corporation, les responsables de la gendarmerie et de la police nationale jurent qu’il n’en sera plus ainsi et que la corruption sera éradiquée de leurs corps. Mais le racket se poursuit sans faiblir sur les routes et en ville, et nul ne s’en offusque plus.
A chaque saison des pluies, des routes réparées à grand frais sont défoncées quelques mois plus tard, comme on le constate actuellement dans la capitale ; les canaux d’évacuation nettoyés peu avant, en présence des responsables assemblés et des médias convoqués et avec l’assurance qu’ils seront entretenus, sont à nouveau bouchés ; et les maisons illicites qui obstruent l’écoulement des eaux sont une fois de plus promises à la démolition. Régulièrement, pour calmer l’exaspération des piétons et des automobilistes, engagement ferme est pris de débarrasser trottoirs et rues des étals des marchands illicites, mais après les gesticulations de rigueur, tout rentre dans le désordre habituel ; et décision est prise de mettre un terme à l’anarchie de la circulation, en même temps qu’à la connivence entre chauffeurs indisciplinés et policiers municipaux. En vain.
Périodiquement, les étudiants se mettent en grève parce que leurs bourses ne sont pas payées, parce que le ministère veut se débarrasser des faux étudiants qui squattent les cités universitaires et y mènent leurs trafics, ou parce que les associations régionalistes revendiquent le droit de répartir à leur convenance les chambres des nouvelles cités. Mais en dépit des assurances ministérielles, aucune régularité dans le paiement des bourses n’a encore été constatée, et aucun assainissement durable n’a été apporté sur le terrain. Tout aussi régulièrement, les aéroports, et notamment celui de la capitale, sont le théâtre de trafics en tous genres : or, devises, pierres précieuses, espèces animales protégées, etc. A chaque fois, promesse est faite de retrouver les coupables et de sécuriser les accès aux aéroports. Quelques mois plus tard, tout recommence.
Face à cette indiscipline généralisée, le vrai problème, jamais évoqué, est l’absence de sanction. Les premiers responsables des trafics, des appels d’offre truqués, des détournements de fonds publics, de l’insécurité et des exécutions sommaires sous prétexte de maintien de l’ordre, sont apparemment bien protégés d’en haut, au détriment de l’État de droit. Les représailles annoncées ne sont donc jamais exécutées, sinon de façon partielle et inefficace, ou au détriment de lampistes. La politisation de la justice, doublée d’une corruption profondément ancrée en son sein, favorise cette dérive[1]. Tout le monde le sait, à commencer par les premiers responsables, mais personne n’est sanctionné.
Il faut dire que l’exemple vienne d’eh haut, puisqu’aucun des dirigeants n’a jamais été mis en accusation. Au contraire, ils se présentent aujourd’hui comme les sauveurs réconciliés de la nation, avec l’ambition de jouer encore les premiers rôles ! Comme tous les politiciens, ils revendiquent l’impunité pour leurs actes, quoi qu’ils aient fait. Et lorsqu’ils ne peuvent plus nier leurs turpitudes, les chefs d’État anciens et en exercice se dédouanent par deux lignes d’un communiqué laconique[2]. Cette impossibilité de sanctionner les hauts responsables, cautionnée par l’ensemble de l’élite (politique, économique, judiciaire, intellectuelle, militaire, médiatique, religieuse, etc.), constitue l’une des causes majeures du dysfonctionnement de l’État et de l’échec continu du pays, quelque que soit le régime au pouvoir. Tant que la justice ne sera pas la même pour tous, rêver à une société qui progresse relève de l’utopie.
REFUS DE LA TRANSPARENCE
Au fondement de la vie politique, se trouve la représentativité qui veut que les élus agissent au nom des citoyens de qui ils tiennent pouvoir et légitimité. Le pouvoir ne leur appartient pas, il leur est délégué par les électeurs. De même, les administrateurs sont au service des citoyens, alors même qu’ils se comportent souvent en petits patrons des administrés. La redevabilité est ici fondamentale, car elle exige des politiciens qu’ils rendent compte de leurs actes à ceux qui les ont mis en place, et qui sont seuls habilités à apprécier la pertinence de leurs actions et réalisations. Or cette redevabilité, qui est le ciment de la confiance entre dirigeants et dirigés, est une notion inconnue de nos politiciens. Ceux-ci gèrent le pays et ses ressources comme s’ils en étaient les propriétaires et les maîtres, en maintenant les citoyens à l’écart de leurs agissements.
Pour venir à bout de ces abus structurels, la seule parade est la transparence du domaine public qui, à l’aide des avancées technologiques et de mécanismes tels que l’EITI (Initiative pour la transparence des industries extractives), pourrait être grandement améliorée. Ainsi, de quel droit exige-t-on une autorisation ministérielle pour obtenir la moindre statistique du département concerné ? Ces chiffres ne sont ni un secret d’État, ni la propriété du ministre. L’opacité entretenue fait que les citoyens restent dans l’ignorance, et vulnérables à toutes les formes de démagogie. Ainsi de la loi de finances, qui engage le quotidien de tous pour l’année à venir. Pourquoi refuser un débat public sur ses grandes orientations, au lieu de l’élaborer en catimini avec la complicité de quelques institutions internationales et de la faire voter à la va-vite, sans débat ni amendement par des députés incompétents ? Ainsi des contrats publics : les ressources naturelles et autres biens publics appartiennent à l’ensemble de la nation, et pas aux seuls dirigeants. De quel droit s’arrogent-ils le privilège de signer des contrats faramineux avec des entreprises, tout en refusant d’en communiquer la teneur aux citoyens propriétaires ?
On pourrait multiplier les exemples, chacun les connait. Mais le meilleur exemple du refus de transparence, de la part de nos responsables, concerne le bois de rose. Un scandale qui saigne le pays depuis des années, alors que les noms des trafiquants sont connus : un premier Ministre n’en a-t-il pas transmis le dossier à son successeur ? Les ONG concernées savent et disent où sont stockés les rondins, où ils sont embarqués sur les bateaux qui attendent au large, et quels sont les noms des commanditaires. Mais curieusement, les enquêtes n’aboutissent jamais, et les tribunaux n’ont pas d’éléments pour juger. Quant aux plus hauts responsables de l’État, bien entendu, ils ignorent tout...
DES INSTITUTIONS DEVOYEES
Le fonctionnement de l’État s’appuie sur des institutions dont les tâches spécifiques permettent de garantir la séparation des pouvoirs et donc la bonne gouvernance du pays. Or une partie d’entre elles fonctionne sans que leur effectif soit au complet [3], situation inacceptable appelée à durer plusieurs mois encore. De plus, il semble que tout soit fait pour que ces institutions ne puissent remplir leurs tâches. La loi instaurant la Haute cour de justice rend pratiquement impossible tout recours contre le Président de la République, les procédures prévues étant impossibles à satisfaire. De même, les 44 membres du Ffm (Conseil de réconciliation malagasy) ne sont guère en mesure d’accomplir leur tâche en raison de leur nombre pléthorique et de nominations relevant de critères qui échappent au citoyen. Et le choix de confier le processus de réconciliation au Ffkm (Conseil des Églises chrétiennes à Madagascar) disqualifie ce même Ffm.
Mais l’institution la moins crédible est incontestablement l’Assemblée nationale. Les 151 députés qui la composent se font acheter par le pouvoir à chaque vote important, au vu et au su de tous, et passent sans vergogne d’un groupement politique à l’autre, en dépit du mandat impératif instauré par la Constitution (art. 72). Cultivant fidèlement l’absentéisme, ils ne songent qu’à s’octroyer davantage de privilèges. La meilleure illustration de la dépravation de l’institution parlementaire est d’avoir choisi, parmi ses vice-présidents, un homme accusé de viol sur mineure [4]. Arriver à cautionner de tels actes en dit long sur la moralité de nos représentants, alors que la Constitution spécifie que « le député exerce son mandat suivant sa conscience et dans le respect des règles d’éthique » (art. 71). Mais ont-ils seulement une conscience ?
Cette mauvaise gouvernance est connue de tous, et les médias y font largement échos. Elle détruit la confiance du peuple en ses dirigeants, et les plus beaux discours, loin d’y changer quoi que ce soit, ne font qu’accroître le doute et la méfiance. Les politiques ont-ils conscience de l’ampleur du fossé qui les sépare des citoyens ? Aussi longtemps qu’ils refuseront de reconnaître la réalité de ces dysfonctionnements, et ne s’attelleront pas à les réduire, la confiance populaire leur sera refusée, au risque des conséquences que l’histoire nous a enseignées depuis 1972. Si la classe politique dans son ensemble et les agents de l’administration s’avèrent incapable de planifier, de sanctionner, d’être redevables et d’avoir un minimum d’éthique, ils courent à leur perte, entraînant tout le pays dans leur chute.
Antananarivo, 7 février 2015
NOTES
[1] Le SeFaFi en fera la matière d’un prochain communiqué.
[2] « Nahatsapanay fa tompon'andraikitra izahay tamin'ny zavatra niseho teto amin'ny firenena, ao ny nety ao ny tsy nety ka niteraka ratra » (Nous admettons que nous étions les responsables lorsque des évènements se sont produits dans le pays, certains acceptables, d’autres non, et qui ont provoqué des blessures)...Fanambarana, 15-01-2015.
[3] Voir notre communiqué du 4 octobre 2014 : « Une République bancale ».
[4] Le SeFaFi s’en était ému, en vain, lorsque ces faits se sont produits : communiqué du 26 mai 2011, « Selon que vous serez puissant ou misérable... », in L’observatoire de la vie publique à Madagascar. D’une crise à l’autre (2001-2013), Foi & Justice, p. 337-338.
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