Le prix de la constance contre l'esclavage en Mauritanie

Le 27 mai à Londres, SOS Esclaves, une organisation qui lutte contre la pratique de l’esclavage en Mauritanie remportait un prix international pour sa lutte contre cette pratique. A cette occasion, son président a prononcé un discours qui campe la sens de son combat et présente la situation de l’esclavage en Mauritanie.

Je viens d’un pays situé entre l’océan atlantique, le sahel et le désert Saharien, creuset du savoir religieux en Afrique de l’Ouest. Je vous parle d’un pays marqué par une forte pénétration, berbère, arabe, et noir et dont les pères fondateurs ont prétendu assumer son rôle de trait d’union entre l’Afrique noire et le Maghreb. Les différentes communautés ethniques, linguistiques et raciales se côtoient, selon un lien fort par l’Islam, supposé les unir dans la tolérance, l’égalité et l’acceptation du prochain, conditions majeures à la paix. C’est la République Islamique de Mauritanie, une contrée de paradoxes, aujourd’hui jalouse de son attachement aux valeurs de démocratie et de liberté, sans manquer d’assumer, en même temps, une histoire où domine la guerre, la soumission de l’autre, la préférence tribale et la pratique séculaire de l’esclavage par ascendance.

Le système de servitude conséquent relève d’une survivance de codes de préséance multiséculaires dont s’imprègne la relation entre les hommes au point de façonner la société mauritanienne dans son ensemble à des degrés divers, sur la base du constat que les hommes ne naissent pas libres ni égaux, pour paraphraser, à l’envers, l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 en France.

L’institution se présente sous des formes et des justifications identiques, aussi bien dans les communautés arabo-berbères qu’en pays Négro mauritanien (Soninké, Halpulaar et Wolof) ; certes les degrés, la visibilité et l’actualité diffèrent d’un milieu à l’autre. Parmi les noirs africains, le phénomène perdure, surtout dans les codes sociaux, en clivages de de caste. Chez les arabo-berbères ou bidhane, il garde sa forme traditionnelle, un statut d’assujettissement d’homme, de femmes et d’enfants à une classe de privilégiés qui se prévaut, dans ce rapport, de sa supériorité raciale.

L’esclavage arabo-berbère est d’abord un racisme ; sa motivation puise, pourtant, dans la lettre et l’exégèse d’une religion universaliste dont les promesses révolutionnaires vont à contre-courant de toute idée d’oppression. Le paradoxe se double, ici, du détournement réussi de la référence à Dieu. Vous imaginez, alors, la difficulté d’en émanciper des multitudes ignorantes, dans un contexte de confusion des normes, au cœur d’une même matrice mentale.

A l’heure de la mondialisation techno médiatique, de la vitesse dans la transmission de l’information les pratiques demeurent tenaces dans mon pays et il s’y trouve des esprits suffisamment candides, pour croire encore possible l’occultation ou le déni.
Vous me direz mais, comment cela peut encore exister ?

Pour apporter une réponse, je vais surtout insister sur la gradation de d’asservissement de l’esprit auquel l’esclave est soumis au point de s’acquitter de tâches pénibles sans broncher au moment ou ses maîtres se reposent à l’ombre ; de la sorte, annihile-t-il, en lui, toute velléité d’émancipation, de liberté et jusqu’à la nécessité de la révolte que soutient l’orgueil consubstantiel à l’espèce humaine. Ce processus d’abdication de la dignité, préalable au travail indigne et gratuit, passe par le lavage de cerveau permanent par le biais d’une interprétation de l’Islam, que précède, comme un nivellement, la destruction psychologique du moi. Ainsi, plus besoin de chaînes, le maître aura fini d’avoir la certitude que toute forme de révolte ou de soustraction au statut d'infériorité et de dépendance, en somme toute sortie du cadre social équivaudrait à une apostasie de la foi islamique ; le raccourci le plus courant, auquel les maîtres et anciens maîtres recourent, en substance, se résume en ceci : la clé du Paradis se trouve, pour l'esclave, aux pieds de son propriétaire. Le temps, le bâton et la répétition confirment, consolident et structurent l’inégalité.

Dès lors, le maître cesse de percevoir sa propriété quadrumane comme un être humain ; entre l’animalité et l’inhumanité, il subit le faix de la bête de somme, la lucidité en plus. L’esclave n’hérite pas de ses ascendants ; c’est le maître qui en bénéficie, à sa place. L’esclave, homme ou femme ne se marie pas sans l’assentiment de son maître ; s’il y parvient, son union est réputée adultérine, avec la déconsidération que cela implique pour les futurs enfants. Dans un environnement aussi marqué par la conservation morale et la différenciation des individus selon des critères figés et irrationnels, les esclaves peuvent se multiplier hors union légale, un peu comme du bétail de croît. Leur infériorité confère la liberté sexuelle, preuve d’une exception dévalorisante, une défaveur congénitale qui découle de l’épiderme et de la fatalité de l’ordre divin.

Chez les victimes par ascendance, la malédiction vient par la mère. Cette identification à contrario des usages d’une société si patriarcale, se perpétue de génération en génération du fait du retard de la prise de conscience et de l’enracinement de l’aliénation ; y concourent, au détail, des facteurs essentiellement métaphysiques en plus de l’analphabétisme, du modèle tribal gardien de la tradition. Lequel bride le projet d’Etat, voire le contourne. Malgré la formalité de l’Etat, son influence cède à l’idéologie culturelle et raciste ; les mythes fondateurs de l’arabité aristocratique et l’interprétation erronée de l’islam en faveur des maîtres s’insinuent avantageusement sur le terreau de la pauvreté qui affectent ces parias chaque jour et les incline à se résigner pour survivre.

En dépit de leur supériorité numérique, les localités à peuplement d’origine esclave - dit Adwabas - ne bénéficient pas du minimum d’infrastructures en comparaison des hameaux de leurs anciens maitres, souvent d’une densité démographique moindre. Le clientélisme tribaliste produit une allocation et un partage des ressources publiques, au profit prioritaire des moins nécessiteux ; les investissements en écoles, dispensaires et forages d’eau à usage domestique, répercutent et enracinent à cette hiérarchie, au bénéfice des maîtres. Ils participent à renforcer l’assise matérielle de la discrimination.

Malgré ces obstacles, une prise de conscience s’opère depuis la fin des années, 70 grâce à l’implication de différents acteurs, principalement l’élite alphabétisée parmi les Haratine, c'est-à-dire les descendants d’esclaves affranchis ou non ; presque toutes les associations politiques et de défense des Droits de l’Homme contribuèrent, à un moment donné de leur développement, aux dynamiques successives de contestation, d’abolition puis de pénalisation de l’esclavage.

L’éveil a été amplifiée par le travail de mobilisation du mouvement El-Hor, lorsque Mbarka, une femme esclave, a été exposée à la vente publique au marché d’Atar en 1979. Vous me donnez, ici, l’occasion de rendre un hommage mérité à tous ces hommes et femmes qui ont été les pionniers du combat abolitionniste dans mon pays. Je citerai parmi eux ceux qui ne sont plus de ce monde : Mahmoud Ould Saïd, ouvrier-syndicaliste, Sidi Ould Jaber, professeur de mathématique, Ahmed Salem Ould Demba, attaché d’administration, Mohamed Lemine Ould Ahmed, Boudi Mint M’Bareck, Pr. Saidou Kane, Ethmane Ould Souelim et Housseïn Ould M'Boïrick jardinier-pépinièristes.

Créé clandestinement le 5 mars 1978 à Nouakchott, le mouvement El-Hor a été laboratoire politique d’avant-garde dont l’impact poussera les autorités mauritaniennes à reconnaître l’existence officielle du phénomène de l’esclavage, par l’adoption de la loi 81-234 du 9 novembre 1981. El Hor a contribué à la reconstruction d’une identité propre haratine. Désormais, la victime se plaint de son sort, revendique mieux et ne s’identifie plus forcément à la tribu de ses maîtres. Elle se reconnait, progressivement, de plus en plus, acteur passif d’une réalité communautaire autour de sa condition de cadet social.

Ainsi, SOS-Esclaves procède-t-elle de cette filiation militante.

L’association SOS-Esclaves a été créée, formellement, en février 1995, par des camarades - dont moi-même - issus d’El Hor, des démocrates de nos différentes communautés, des fils d’anciens maîtres et des militants de Droits de l’Homme. Son credo tenait à « souligner et faire connaître les situations d’esclavage, afin de lutter contre leur perpétuation et de contribuer à casser le carcan psychologique de la domination».

Notre action s’inscrit dans la lutte pour l’avènement d’une société moderne égalitaire et apte à dépasser toutes les pratiques inégalitaires, par la collecte et la publication du maximum d’informations objectives et précises sur toutes les violations des droits élémentaires des personnes au travers de leur biens et familles ; dans une seconde détape, nous usons de recours juridiques, desmanifestations pacifiques et de campagnes de dénonciation pour y remédier. L’appui et l’assistance de nos partenaires et militants, aussi bien à l’intérieur qu’hors de Mauritanie, vient en appoint à la mobilisation de l’opinion.

C’est le lieu de saluer le soutien infaillible d’Anti-Slavery International, de son appui inlassable, durant les moments d’épreuve, lorsque nous poursuivais la police de la dictature dans un concert d’invective et de délation par la foule.

L’une des actions majeures de SOS-Esclaves dans ce combat se matérialise par l’obtention, enfin, d’une loi criminalisant l’esclavage en 2007. Ceci, cinquante ans après l’indépendance de la Mauritanie, alors que les textes de droit interdisaient, théoriquement, un tel crime sans pour autant l’expliciter, le nommer, avec la volonté politique de l’éradiquer.

Si l’adoption de la Loi 2007-048 comporte une vertu, c’est surtout la reconnaissance tacite de cette réalité, par le sommet de l’Etat. Le demi aveu, quoique éloquent en comparaison de la conspiration du silence antérieur, reproduit, néanmoins, une hypocrisie institutionnelle. En effet, les autorités censées incarner la loi rechignent à l’appliquer, au prétexte, inavouable, d’une solidarité de corps entre descendants de maîtres, ligués, en ultime ressort, par l’esprit de corps d’une résistance commune à l’insoutenable menace de l’égalité. Du coup, dans les zones reculées, dans les commissariats ou postes de gendarmerie, auprès des autorités religieuses ou administratives, l’esclave en fuite ou plaignant ne trouve pas de refuge mais, plutôt, le regard de la suspicion, facteur d’une caution à la parole des maîtres.

Il est regrettable que certaines autorités administratives et judiciaires cherchent sinon à blanchir les auteurs, du moins les couvrir du bouclier de l’impunité dont le scepticisme, la complaisance et parfois la fraude et le faux témoignage renforcent l’armure. A cause de l’intimidation des victimes par les représentants de l’autorité légitime, l’esclave, finalement, renonce, recule, se dédit et reprend sa place dans l’ordre traditionnel de la vie ; par peur d’un retour de bâton, il déserte l’antichambre du juge de crainte de se faire accuser de vol ou de diffamation.

Les magistrats, parfois, vont jusqu’à plaider la mésalliance et dissoudre une union conjugale entre un descendant d’esclave et une fille d’extraction libre. Ce faisant, ils se prévalent du droit musulman, en violation flagrante de l’esprit du Coran. Quand le couple scandaleux dédaigne ou outrepasse ce genre de décision, la tribu de la mariée use assez souvent de violence et de séquestration jusqu’à obtenir la séparation des deux. L’autorité se mure ensuite dans le silence ou la cécité volontaire ; l’impunité sélective épaissit le voile de complicité derrière quoi, sans cesse, la société conçoit et génère sa monstruosité esclavagiste.

La loi 2007 criminalise l’esclavage et prévoit des sanctions pénales et pécuniaires mais le nombre de cas que nous avons traités depuis l’adoption de ce texte historique démontrent combien la réalité se perpétue.

La loi de 2007 est née dans un contexte politique favorable marqué par le retour de la Démocratie en Mauritanie. De par son processus d’élaboration et la précision de sa teneur, elle dépasse toute la législation en vigueur alors. Cependant, malgré la démarche inclusive, avec l’implication des ONG antiesclavagistes dont SOS-Esclaves, l’Association Mauritanienne des Droits de l’Homme (AMDH), l’Association des Femmes Chefs de Familles (AFCF) et les autres organisations membres du FONADH, le mouvement politique Conscience et Résistance (CR), des partis politiques engagés, à l’instar de l’Alliance Populaire Progressiste (APP), dans la lutte contre l’esclavage et l’effort de sensibilisation, il subsiste des faiblesses.

(…) La nouvelle norme ne tient pas compte de l’aliénation religieuse et de l’environnement social. SOS-Esclaves et les organisations sœurs continuent de se battre pour lever l’impossibilité de se porter partie civile. La restriction entretient une brèche béante sur le chantier de l’abolition par l’acte concret ; en bien des cas, la victime craque et cède sous la pression de la tribu des maîtres. Soumise au chantage et à l’offre de faveur, soit elle retire la plainte, soit elle se retourne contre SOS-Esclaves (cf. Affaire Jabhalla).
La faiblesse de la loi, c’est aussi la corruption qui alimente le manque de volonté de la part des autorités administratives et judiciaires. Enfin, elle ne prévoit aucune mesure d’accompagnement pour mettre fin à la dépendance économique de l’esclave au maître. Un homme qui a faim n’est pas un homme libre. Des décennies de privatisation de l’Etat au profit des tribus maures, par le pillage des finances publiques, le trafic d’influence, les prêts bancaires jamais remboursés et la fraude permanente sur les diplômes, les attestations et le bulletin de vote, ont fossilisé l’espérance d’un avenir citoyen ; la résignation, parce qu’elle se renseigne à la source même d’une inégalité matérielle si écrasante, devient fatalité, démission, acceptation de son sort.

Le Mauritanien, en général, compte sur sa tribu pour le protéger dans la jungle d’un rapport de forces aléatoire au sein de sa propre communauté ; le Mauritanien de filiation servile sait qu’un tel système ne ménage, à son profit, que des marges de sécurité variables. En attendant l’explosion de rage dévastatrice, il se suffit de ce peu et survit en conséquence. C’est cette latence conflictuelle, c’est ce risque d’insurrection que nous espérions endiguer, canaliser, pourquoi pas différer, faire volatiliser dans le consensus d’une refondation sociale sous l’égide d’une simple mise en œuvre de la Constitution et des lois.

A notre manière, nous jouons un rôle de prévention et d’alerte. Au lieu de comprendre l’utilité sociale, les pouvoirs successifs nous reprochent de tirer la sonnette d’alarme. A leurs yeux, une difficulté tue, ignorée, sans publicité, cesse d’exister.

Contre la tentation du démenti et de l’étouffement et de la censure, SOS – Esclaves poursuivra son effort par la diversification des méthodes de persuasion tels que le plaidoyer et le lobbying a tous les niveaux, mais également devant les cours et tribunaux afin que le droit s’impose à l’égoïsme.

SOS - Esclaves est convaincu qu’il faut également porter assistance aux victimes à travers la création de projet d’insertion et des activités génératrices de revenus ; dans bien des cas, les esclaves libérés retournent chez les maîtres pour quémander le viatique quotidien contre la pauvreté, la maladie, l’exclusion et l’arbitraire socio-administratif.

Je ne voudrais pas terminer sans vous dire que nous avions certes gagné des combats, mais beaucoup reste matière à complément. Des choses ont changé : quelques années auparavant, de retour à Nouakchott, j’aurais demandé à ma famille de préparer ma couverture et de me chercher un avocat avant le retour certain en prison, au motif, cru, de dénoncer l’esclavage, circonstance aggravante, auprès d’interlocuteurs étrangers.

Leur patriotisme m’est étranger ; tandis qu’ils prétendent laver le linge sale en famille, je dis, haut, à la face du monde, qu’il ne s’agit plus de cela. Passé un certain seuil dans l’injustice, il n’y a plus de frontière qui tienne : il s’agit, là, d’une atteinte au genre humain et nul, par ailleurs, ne s’accommode d’une patrie qui le fait pleurer. A SOS Esclaves, nous nous réclamons de l’universalisme et de la laïcité. Notre foi en l’homme prime toutes considérations concurrentes.

Aujourd’hui, certains esclavagistes recourent au paiement en nature ou au travail rémunéré par un salaire de misère ; ils évitent l’accusation de travail forcé ou indécent. C’est dire que les fronts de notre vigilance se multiplient car l’adversaire s’adapte, se sophistique.

Je ne puis achever mon propos sans évoquer la forfaiture infligée, à mes compatriotes, après le viol des institutions démocratiques, sous le contrainte brute. Je veux parler du coup d’Etat du 6 août 2009, perpétré par une junte dirigée par le Général Mohamed Ould Abdel Aziz avec le soutien des forces féodales, notables tribaux, affairistes et esclavagistes indistincts. Cette situation n’est pas sans risque pour nous, s’agissant de la conservation de nos acquis. Aujourd’hui, des hommes et des femmes, des partis politiques, des organisations de la société, à l’image de Sos –Esclaves, manifestent afin d’obtenir l’échec au putsch et la restauration de légitimité des suffrages.

Parce qu’il entraine des effets au centre du système d’hégémonie, notre combat ne saurait se dissocier de la sensibilité du citoyen à l’ensemble de son cadre de vie. Notre engagement pour la promotion de la liberté et de l’équité implique une citoyenneté assumée, donc exempte des complexes du neutralisme.

Se positionner en contrepoint de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la torture, de la spoliation et du racisme, nous commande, comme il coule de source, de défendre le pluralisme de la démocratie face au péril de la dictature. Nous revendiquons la dimension politique de la lutte en vue d’éradiquer l’esclavage en Mauritanie.

* Boubacar Messaoud est Président de SOS-Esclaves, une association qui lutte contre la pratique de l’esclavage en Mauritanie.

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