Tunisie : Les raisons de la colère, de la révolte et de la révolution
Comment un mois de fronde sociale a emporté une dictature qui maintenait depuis 23 ans la Tunisie dans un corset d’acier ? C’est simplement parce que la Tunisie de Ben Ali, malgré le regard complice des puissances occidentales qui en faisaient un modèle d’allié, était minée de l’intérieur. Un système corrompu, tranquillisé par la férocité de la répression, se sentait serein dans son insouciance. Mais dans cet article du Centre for research on globalisation, Basel Saleh montrait, avant la fuite de Ben Ali et la chute de son régime comment celui-ci courait à sa perte.
Des manifestations massives et spontanées ont éclaté le 17 décembre dans la ville de Sidi Bouzid (au centre du pays) après que Mohammed Bouazizi, âge de 26 ans, se soit aspergé de pétrole avant que de s’immoler par le feu. Ceci après qu’une agent de police l’a giflé et lui a craché dessus. Le seul crime de Bouazizi était d’être un marchand des rues qui vendait fruits et légumes sans permis dans un pays où les politiques néolibérales n’ont fourni aucune opportunité économique à Bouazizi et à des milliers d’autres comme lui. (1)
La tentative de suicide de Bouazizi, qui survient immédiatement après les humiliations infligées par la police et la confiscation de son unique source de revenus, est révélatrice du désespoir absolu qui prévaut aujourd’hui au sein de la population tunisienne, en particulier chez les jeunes diplômés. Vingt quatre ans de corruption, de dictature impitoyable et de politiques économiques néolibérales ont permis la concentration de richesses dans les mains de quelques rares familles connectées au président Zine el Abidine Ben Ali et à celle de la famille de sa femme.
Bouazizi, un jeune diplômé, (2) s’efforçait de vivre dans la dignité et pourvoir aux besoins de sa famille en devenant un marchand des rues, bien qu’il vive dans un pays considéré comme un miracle économique et un des lions de l’Afrique, selon les analystes et les évaluateurs économiques occidentaux. (3)
Les conditions économiques misérables à l’intérieur du pays, le manque d’emplois et de liberté politique ont poussé Bouazizi, à l’instar de milliers d’autres jeunes gens et jeunes femmes dans les pays du Maghreb, vers les marges de la société. Les chiffres officiels de chômage en Tunisie- qui sous représentent la réalité- sont de 14%. (4)
Toutefois le chômage des jeunes (entre 15 et 24 ans) est de 31%. La part de revenu des 10% supérieur de la société est d’environ 32% et les 20% supérieurs de la société contrôlent 47 % du revenu de la Tunisie. En Tunisie, l’inégalité est si grave que le 60% des échelons inférieurs ne gagnent que 30%. (Les 40% supérieurs encaissent les 70% du revenu) (5)
Néanmoins, le FMI décrit la gestion gouvernementale de l’économie et de la croissance inégalitaire, qui a profité principalement au nord et aux villes côtières tout en marginalisation l’intérieur du pays, comme une‘’gestion macroéconomique prudente’’ (6)
Le comportement méprisable de l’agent de police décrit plus haut n’est pas exceptionnel en Tunisie et est accepté par un Etat policier qui ignore les Droits de l’Homme, ne manifeste aucun respect pour la dignité de ses citoyens et ne tolère aucune manifestation d’opposition. La pauvreté, le chômage et l’oppression ont poussé un autre jeune homme au suicide quelques jours après la tentative de Bouazizi. Malheureusement, le 22 décembre, Hussein Nagi Felhi, également au chômage, a réussi à se donner la mort en grimpant sur un pylône supportant des lignes à haute tension. Il a été électrocuté et est mort sur le champ. Des témoins rapportent que le jeune homme criait ’’Non à la misère, non au chômage’’ en grimpant sur le pylône. (7)
Le chômage endémique des jeunes, l’inégalité, la répression politique et le manque de moyens significatifs des libertés ont enflammé la solidarité de la population qui est descendue dans la rue sans aucune organisation préalable, spontanément, pour manifester. En l’espace de quelques jours, dans la foulée de la tentative de suicide de Bouazizi et du suicide de Felhi, les protestations se sont étendues à tout le pays, pour atteindre la capitale, Tunis, et se sont poursuivis malgré le silence total imposé au média et la brutalité policière qui a conduit à la mort d’un jeune de 18 ans. Ce n’est pas la première fois, en 24 ans de règne que le dictateur de Tunisie, Zine el Abidine Ben Ali, a eu à faire face à la colère de la rue sur des questions de chômage et de misère économique, mais jamais le défi n’avait été aussi importance.
Il y a environ 3 ans, en janvier 2008, son appareil de sécurité avait écrasé une manifestation dans une ville minière du sud, Redhayef, où les travailleurs et des jeunes gens avaient protesté contre les bas salaires et le chômage. (8) Quelque 300 personnes avaient été arrêtées suite à cette manifestation. (9)
Toutefois, cette fois-ci le désespoir a mis la population en ébullition. Aidés par des médias sociaux, certains des contestataires ont lancé un Facebook pour documenter les émeutes et faire circuler les nouvelles bien que le gouvernement ait promptement fermé les site web liés aux protestations. (10) Les manifestations ont gagné en intensité et ne semblent pas vouloir faiblir Les manifestants ne veulent plus du status quo d’une famille corrompue qui accapare les richesses qui est le système de facto de gouvernement au Moyen Orient et en Afrique du Nord.
Un allié occidental : l’hypocrisie des politiques étrangères et néolibérales occidentales.
Le respect des Droits de l’Homme et la liberté de la presse sont pratiquement inexistants en Tunisie. L’index de la liberté économique de la Fondation Héritage qualifie la Tunisie de ‘’principalement non libre’’ et bien près de la répression, ce qui est le bas de l’échelle des qualifications. (11) Transparency International situe la Tunisie parmi les pays sérieusement corrompus avec un résultat de 4,3 sur 10 (10 signifiant sans corruption et 1 totalement corrompu) et la Tunisie n’est pas non plus considérée comme libre par le Freedom House Index. (12)
Ceci n’est guère surprenant dans un pays où le gouvernement contrôle à peu près tous les aspects de la vie des gens. Les jeunes sont particulièrement contrôlés et surveillés. Même dans le domaine des études supérieures, la décision concernant le cursus suivi par un étudiant est décidé par le ministère de l’Education, des Etudes supérieures et de la Recherche scientifique. (13)
(…) Le dictateur tunisien et sa famille sont présentés par les gouvernements occidentaux comme un exemple d’une nation nord-africaine musulmane stable et progressiste. Les politiques économiques néolibérales sont louées par le FMI comme prudent et sage. Pourtant ces politiques ont surtout profité à sa famille, à celle de sa femme ainsi qu’à quelques riches Tunisiens bien connectés. Dans une affaire de corruption relatée par Wikileaks, le gendre du président a acquis 17% des actions d’une banque sur le point d’être privatisée, qu’il a ensuite revendues en en tirant un grand bénéfice. Les câbles diplomatiques américains tels que rapportés par Wikileaks remarquent que la réussite de l’économie tunisienne est directement liée aux connexions avec la famille présidentielle. Les inégalités régionales des revenus sont en augmentation en Tunisie. La création d’emplois et la prospérité générale promises par les termes de politiques économiques orthodoxes caduques, et desquelles devaient profiter les masses, ne se sont jamais matérialisées pour la plus grande partie des jeunes diplômés pour lesquelles la migration a constamment augmenté allant de 16 000 en 1980 à 80 000 en 2005.
Le gouvernement tunisien est un allié important des Etats-Unis pour leurs guerres coloniales motivées par l’accaparement des ressources en Afghanistan, en Irak et ailleurs. Un rapport des Nations Unies sur les lieux de détention secrets cite la Tunisie comme ayant des prisons secrètes où les prisonniers n’ont pas d’accès à la Croix Rouge Internationale. (14) Les services de renseignement en Tunisie ont coopéré avec les efforts américains dans la guerre contre le terrorisme et ont participé aux interrogatoires de prisonniers à la base aérienne de Bagram en Afghanistan et en Tunisie.
Selon Wikileaks, des câbles diplomatiques américains faisaient état, il y a peu, de leurs préoccupation à propos de la colère croissante de la rue et de la corruption de Ben Ali et de la famille Trabelsi (la famille de sa femme) qui traitent tout le pays comme leur appartenant en propre. Une liste des câbles émanant de l’ambassade américaine fournis par Wikileaks au Guardian, et qui se trouvent sur le site web de ce dernier, montre que les Etats-Unis considèrent la Tunisie comme un Etat policier’’, sans beaucoup de liberté d’expression ou d’association et avec de sérieux problèmes en matière de Droit de l’Homme’’ et qualifie la famille Ben Ali de ‘’quasi mafia’’. (15)
Néanmoins, le Département d’Etat se vante du soutien américain actif aux forces de sécurité tunisiennes, malgré le fait que le gouvernement de Ben Ali se soient rendus coupables de graves violations des droits humains.
Selon le site Web du Département d’Etat : ’’ Les Etats-Unis et la Tunisie ont un calendrier en vigueur pour des manœuvres militaires conjointes. L’assistance américaine dans le domaine de la sécurité a historiquement joué un rôle important dans la consolidation des relations. La US-Tunisia joint Military Commission tient une réunion annuelle afin de discuter la coopération militaire, le programme de modernisation de la défense tunisienne et autres questions de sécurité.’’ (16)
(…) Le FMI a continué de pousser la Tunisie pour qu’elle prenne des mesures d’austérité économique, recommandant que le gouvernement ne subventionne plus les denrées alimentaires et les produits pétroliers, réforme la sécurité sociale, un nom de code pour dire privatiser le système des pensions en Tunisie qui profite à la masse des pauvres Tunisiens. (17) Comble de l’hypocrisie, le FMI recommande cette politique au nom de plus d’emplois et de croissance et qui est la recette ‘’ couper/coller’’ appliquée à toutes les nations qu’il étudie.
La communauté internationale occidentale est restée généralement silencieuse à propos des manifestations. Les médias dominants sont comme de coutume occupés à vendre de la publicité aux multinationales qui veulent profiter des vacances de Noël tout en augmentant leurs prix afin d’extraire le plus d’argent possible à leurs clients. (18)
Le New York Times et le Wall Street Journal n’ont fait aucune mention des manifestations en Tunisie. Le Département d’ Etat américain est resté bouche cousue sur la question et n’a émis aucun communiqué. Le silence assourdissant du gouvernement américain confirme l’hypocrisie inhérente aux politiques diplomatiques et étrangères qui sont bien connues et détestées et confirmées par les câbles diplomatiques récemment révélés par Wikileaks
NOTES:
[1] See Aljazeera story in (Arabic), 23 December 2010:
http://www.aljazeera.net/NR/exeres/D2ACC91E-B225-411B-8073-AC6C79845D77…
[2] There are conflicting reports on whether Mohammad Bouazizi is a college graduate or not. But most news sources indicate that he is. See:
http://dailystar.com.lb/article.asp?edition_id=10&categ_id=2&article_id…
[3] ‘African lions’ is a term used by Boston Consulting Group to describe the eight countries driving growth on the continent: South Africa, Algeria, Botswana, Egypt, Mauritius, Libya, Morocco and Tunisia. See Florence Beaugé, Economic power of the 'African lions' tallied. , The Guardian Weekly, 10 June 2010: http://www.guardian.co.uk/business/2010/jun/09/morocco-southafrica
[4] Julian Borger, Tunisian President Vows to Punish Rioters After Worst Unrest in a Decade. The Guardian, 29 December 2010:
http://www.guardian.co.uk/world/2010/dec/29/tunisian-president-vows-pun…
[5] World Bank Indicators: http://data.worldbank.org/indicator/SL.UEM.1524.MA.ZS/countries/TN?display=graph
[6] Joël Toujas-Bernate and Rina Bhattachary, Tunisia Weathers Crisis Well, But Unemployment Persistsa. IMFSurvey Magazine: Countries & Regions , 10 September 2010:
http://www.imf.org/external/pubs/ft/survey/so/2010/car091010a.htm
[7] Amro Hassan, Tunisia: Apparent Suicide Triggers Youth Protests Against Unemployment. The Los Angeles Times, 23 December 2010:
http://latimesblogs.latimes.com/babylonbeyond/2010/12/tunisia-suicide-t…
[8] Human Rights Watch, World Report Chapter: Tunisia, January 2009: http://www.hrw.org/en/node/79260
[9] Amnesty International, Behind Tunisia’s Economic Miracle: Inequality and Criminalization of Protests, June 2009:
http://www.amnesty.org/en/library/asset/MDE30/003/2009/en/2e1d33e2-55da…
[10] The facebook page for protesters can be accessed via http://www.facebook.com/yezzifock?v=photos#!/yezzifock?v=wall
[11] The Heritage Foundation, 2010 Index of Economic Freedom: http://www.heritage.org/Index/Ranking
[12] Freedom House, Freedom in The World Country Report , 2010 edition:
http://www.freedomhouse.org/template.cfm?page=363&year=2010 , and Transparency International Corruption Index
http://www.transparency.org/policy_research/surveys_indices/cpi/2010/re…
[13] Housa Trabelsi, Unemployment Haunts Tunisia’s College Graduates. The Megharebia, 30 July 2010:
http://www.magharebia.com/cocoon/awi/xhtml1/en_GB/features/awi/features…
[14] See United Nations report on secrete detention practices
http://www2.ohchr.org/english/bodies/hrcouncil/docs/13session/A-HRC-13-…
[15] US embassy cables: Tunisia - a US foreign policy conundrum, The Guardian, 7 December 2010:
http://www.guardian.co.uk/world/us-embassy-cables-documents/217138
[16] Background Note: Tunisia, U.S. State Department, 13 October 2010:
http://www.state.gov/r/pa/ei/bgn/5439.htm#relations
[17] See note 4
[18] Matthew Boyle, Wal-Mart Raising Prices on Toys, Squeezing More Out of Holidays. Bloomberg News, 15 December 2010:
http://www.bloomberg.com/news/2010-12-15/wal-mart-raised-prices-on-toys…
* Dr Basel Saleh est professeur assistant en économie à l’université de Radford, Virginie (Etast Unis) - Cet article, rédigé avant la fuite de Ben Ali, le 14 janvier, est initialement paru dans Centre for Research on Globalisation –Texte traduit par Elisabeth Nyffenegger (le titre est de la rédaction de Pambazuka News)
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