Thomas Sankara précurseur des luttes d’aujourd’hui
Au-delà des influences idéologiques qui vont Le guider dans l’analyse du mouvement de la société et des rapports de domination au niveau international, Sanakara voyait la révolution comme l’amélioration des conditions de vie de la population. Elle va se traduire comme une véritable rupture dans tous les domaines avec des engagements qui, vingt-cinq ans plus tard, sous-tend les luttes actuelles pour la libération et le développement de l’Afrique.
Au début des années 80, le Haute Volta, ancienne colonie française, traverse une grave crise des finances publiques, doublée d’une crise politique. Différents régimes se sont succédé depuis l’indépendance sans remettre en cause le système néocolonial. Les salariés des couches moyennes urbaines se mobilisent dans les syndicats quand ce n’est pas, pour les plus avancés, dans des organisations marxistes clandestines, pendant que l’écrasante majorité de la population, en ville comme à la campagne survit dans la pauvreté.
C’est dans ce contexte que Thomas Sankara regroupe, par son charisme personnel et sa clairvoyance politique, une nouvelle génération de jeunes officiers, aspirant à un changement radical, tout en développant des relations avec des cercles de jeunes intellectuels marxistes.
C’est ensemble qu’ils vont organiser la prise du pouvoir le 4 aout 1983, l’armée y jouant un rôle déterminant, tandis que des civils organisés mèneront des missions de repérage, et encadreront les populations dans les Cdr, dès leurs créations les jours suivants.
Thomas Sankara qui accède à la direction du pays est reconnu comme leader incontesté du pays. Il a longuement préparé son accession au pouvoir sans jamais oublier son objectif principal : « Refuser l’état de survie, desserrer les pressions, libérer nos campagnes d’un immobilisme moyenâgeux ou d’une régression, démocratiser notre société, ouvrir les esprits sur un univers de responsabilité collective pour oser inventer l’avenir. Briser et reconstruire l’administration à travers une autre image du fonctionnaire, plonger notre armée dans le peuple par le travail productif et lui rappeler incessamment que sans formation patriotique, un militaire n’est qu’un criminel en puissance. Tel est notre programme politique.[1] »
Et la tâche est immense. La Haute Volta figure parmi les pays les plus pauvres du monde
Il regroupe autour de lui à la présidence près de 150 collaborateurs qu’il a minutieusement choisis, quelques idéologues mais surtout les meilleurs cadres du pays les plus motivés dont il va tirer le maximum. Les projets ne vont cesser de fuser tandis qu’il impose en permanence des délais d’étude de faisabilité jugés souvent irréalisables.
Au-delà de ses influences idéologiques qui vont surtout le guider dans l’analyse du mouvement de la société et des rapports de domination au niveau international, la révolution s’entendait pour lui essentiellement comme l’amélioration des conditions de vie de la population. Elle va se traduire comme une véritable rupture dans tous les domaines : transformation de l’administration, redistribution des richesses, lutte sans merci contre la corruption, action concrète tout autant que symbolique pour la libération de la femme, responsabilisation de la jeunesse, mise à l’écart de la chefferie quand elle n’est pas combattue en tant que responsable de l’arriération des campagnes et soutien des anciens partis politiques, tentative presque désespérée de faire des paysans un classe sociale soutenant activement la révolution, transformation de l’armée pour la mettre au service du peuple en lui assignant aussi des taches de production, car un « militaire sans formation politique est un assassin en puissance », décentralisation et recherche d’une démocratie directe à travers les CDR, contrôle budgétaire et mise sous contrôle des ministres. Et la liste n’est pas exhaustive tant l’action engagée a été multiple et diversifiée.
Au point de vue économique, le Cnr va pratiquer l’auto ajustement. Les dépenses de fonctionnement diminuent au profit de l’investissement en même temps qu’une rigueur implacable s’attache à rationnaliser les maigres ressources. Une zone industrielle en friche a par exemple ainsi pu être réhabilitée à Ouagadougou. Mais le prix à payer va être lourd. L’effort populaire d’Investissement se traduit par des ponctions sur les salaires de 5 à 12%, une mesure tempérée cependant par la gratuité des loyers décrétée pendant un an. Il s’agit de promouvoir le développement autocentré, ne pas dépendre l’aide extérieure car « il est normal que celui qui vous donne à manger vous dicte également ses volontés »[2].
Le mot d’ordre « produisons, consommons burkinabé » constitue une des traductions majeures de cette politique. Les fonctionnaires sont incités à porter le Faso Dan Fani, l’habit traditionnel, fabriqué à l’aide de bandes de coton tissées de façon artisanale. Une mesure qui a joué un véritable effet d’entraînement, puisque la production du coton a augmenté. Mais surtout de très nombreuses femmes se mettent à tisser chez elle, accédant ainsi à l’indépendance économique. Les importations de fruits et légumes sont interdites dans la dernière période pour obliger les commerçants à prendre les pistes de villages burkinabè dans le sud-ouest du Burkina, difficilement accessibles, plutôt que d’emprunter la route goudronnée allant en Côte d’Ivoire. Des circuits de distribution ont été mis en place grâce à une chaîne nationale de magasins sur tout le territoire, mais aussi pour atteindre via les CDR les salariés jusque dans leurs services.
La défense de l’environnement est aujourd’hui devenue un objectif majeur de la communauté internationale et fait la une de l’actualité. Mais déjà à l’époque, Sankara avait pointé les responsabilités humaines de l’avancée du désert dans le Sahel. Le CNnr lance dès avril 1985, les trois luttes : lutte contre la coupe abusive du bois, accompagnée de campagnes de sensibilisation pour le développement de l’utilisation du gaz pour la cuisine, lutte contre les feux de brousse et lutte contre la divagation des animaux. Les CDR se chargent de traduire ses mots d’ordre dans la réalité, non sans parfois quelques mesures coercitives.
Par ailleurs, partout dans le pays, les paysans se sont mis à construire des retenues d’eau souvent à mains nues pendant que le gouvernement relançait des projets de barrages qui dormaient dans les tiroirs. Sankara interpellait tous les diplomates ou hommes d’Etat leur soumettant inlassablement ses projets, pointant les insuffisances de l’aide de La France, alors que les entreprises françaises étaient les principales bénéficiaires des marchés des gros travaux. Il faudrait encore citer les campagnes de popularisation des foyers améliorés économisant la consommation du bois, les campagnes de reboisement dans les villages qui doivent prendre en charge l’entretien d’un bosquet. Par ailleurs, chaque évènement social ou politique, devait être accompagné de plantations d’arbres.
La mondialisation, le système financier international, l’omniprésence du Fmi et de la Banque mondiale, la question de la dette des pays du tiers monde sont aujourd’hui aussi au centre des problèmes internationaux et des mobilisations citoyennes. La encore, en précurseur, Sankara développe, dans un discours sur la dette [3], une analyse largement reprise aujourd’hui : la dette est devenue le moyen de « reconquête savamment organisée de l’Afrique, pour que sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangers ». Et il appelle ses pairs à ne pas la rembourser, rappelant au passage la dette de sang due après l’envoi par dizaine de milliers d’africains pour combattre l’armée nazie lors de la seconde guerre mondiale. Si le Burkina Faso est effectivement entré en discussion avec le Fmi pour obtenir des financements, le Burkina refusera de conclure un accord, jugeant contraire à ses choix les conditions que voulait lui imposer le Fmi. Le Burkina s’est alors lancé seul dans la « bataille du rail », avec l’aide Cuba et avec les moyens dont disposait le pays, la population étant invitée à tour de rôle à venir poser des rails.
Lorsqu’on demande à Sankara ce qu’est la démocratie il répond : « La démocratie est le peuple avec toutes ses potentialités et sa force. Le bulletin de vote et un appareil électoral ne signifient pas, par eux-mêmes, qu’il existe une démocratie. Ceux qui organisent des élections de temps à autre et ne se préoccupent du peuple qu’avant chaque acte électoral, n’ont pas un système réellement démocratique. Au contraire, là où le peuple peut dire chaque jour ce qu’il pense, il existe une véritable démocratie car il faut alors que chaque jour l’on mérite sa confiance. On ne peut concevoir la démocratie sans que le pouvoir, sous toutes ses formes, soit remis entre les mains du peuple ; le pouvoir économique, militaire, politique, le pouvoir social et culturel »[4].
Les Cdr sont chargés d’exercer le pouvoir du peuple. S’ils ont été à l’origine d’exactions et servi de faire de lance contre les syndicats, il n’en reste pas moins qu’ils ont assumé de nombreuses responsabilités bien au-delà de la seule sécurité publique : formation politique, assainissement des quartiers, gestion des problèmes de voisinage, développement de la production et de la consommation des produits locaux, participation au contrôle budgétaire dans les ministères etc. Ils ont même rejeté après débats, plusieurs projets comme celui de « l’école nouvelle » jugée trop radical. Quant à leurs insuffisances, souvent dues aux querelles que se livraient les différentes factions soutenant la révolution, Sankara était souvent le premier à les dénoncer [2].
Ce président d’un type nouveau dont tout le monde veut bien louer aujourd’hui le patriotisme et l’intégrité, l’engagement personnel et le désintéressement était à l’époque devenu gênant pour les puissances occidentales. Son exemple menaçait le pouvoir des présidents de la région et plus généralement la présence française en Afrique.
Le complot va s’organiser inéluctablement. Le numéro deux du régime, le président actuel du Burkina Faso, Blaise Compaoré va s’en charger avec le soutien de la France, de la Côté d’Ivoire et de la Lybie. On connaît la suite, l’alliance qui se fait jour via les réseaux françafricains mêlant des personnalités politiques, des militaires ou des affairistes de Côte d’Ivoire, de France, de Libye et du Burkina Faso, pour soutenir Charles Taylor responsable des effroyables guerres civiles qui vont éclater au Libéria puis en Sierra Leone. Blaise Compaoré participera encore à des trafics de diamants et d’armes pour contourner l’embargo contre l’Unita de Jonas Savimbi. Aujourd’hui, après avoir pourtant encore abrité les militaires qui créeront les « forces nouvelles », Blaise Compaoré est pourtant encore présenté comme l’homme de la paix dans la région, soutenu par un important lobbying franco américain.
Tout a été fait pour effacer Thomas Sankara des mémoire dans son pays. Rien n’y fait. Inéluctablement, Sankara revient, par le son, les images, les écrits. Internet ne fait qu’amplifier le phénomène. Aujourd'hui son rayonnement, de par sa vision de précurseur, notamment sur les questions de l’environnement, le système financier international et de la dette atteint désormais les militants écologistes et anticapitaliste des pays occidentaux.
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** Bruno Jaffré anime un site consacré à Thomas Sankara (www.thomassankara.net). Ce texte y a été publié. Nous le republions avec son autorisation.
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NOTES
[1] Discours devant la Trente-neuvième session de l’Assemblée générale des Nations Unies. le 4 octobre 1984. Le texte intégral est disponible à l’adresse http://www.thomassankara.net/articl..
[2] Discours prononcé à l’occasion de 1ère conférence nationale des CDR le 4 avril 1986 voir à l’adresse http://thomassankara.net/spip.php?article36
[3] Voir à l’adresse http://thomassankara.net/spip.php?article8 le discours prononcé le 29 juillet 1987 devant le sommet de l’OUA organisation de l’unité africaine.
[4] Voir à l’adresse http://thomassankara.net/spip.php?article45 interview réalisée pour la radio de la Havane publié dans le journal Granma le 4 août 1987