Les damnés de la mer : un point de vue algérien
Le contrôle sécuritaire de l’immigration a échoué à résoudre le problème parce qu’il ignore les origines de la cause : Un système global qui met le profit avant les gens.
Chaque année des milliers de personnes risquent leur vie à traverser la Méditerranée dans des esquifs fragiles, fuyant les guerres, la pauvreté, la persécution et la misère afin d’atteindre les rivages de l’Europe et la possibilité d’une vie meilleure, d’un environnement plus sûr.
Malheureusement un nombre significatif de ces désespérés périssent lors de leur tentative, se noyant lorsque leur fragile embarcation chavire ou coule, ou aboutissent dans des camps humiliants ou en prisons dans les pays de l’Europe du sud, attendant d’être déportés, leur rêve détruit.
Ce qui distingue cette année, dans cette tragédie sans fin, est l’effroyable mortalité des migrants. Plus de 1500 migrants se sont noyés à ce jour, cette année, soit cinquante fois plus que l’an dernier. Cette explosion de mortalité est attribuable en partie aux guerres qui perdurent en Syrie, en Libye, au Mali et qui poussent un nombre croissant d’Africains, de Syriens et même des travailleurs migrants de l’Asie du Sud, à chercher refuge en Europe.
Dans le même temps, l’Italie a mis un terme à l’opération Mare Nostrum en raison de son coût et, en dépit de sa profonde culpabilité, l’Union européenne a refusé de prendre la relève, préférant laisser les migrants se noyer, ceci étant, à leur avis, une façon de décourager une population indésirable de frapper à la porte de la forteresse Europe.
La politique officieuse de l’Union européenne "laissez-les se noyer !" a été illustrée de façon éloquente par la ministre britannique des Affaires étrangères, Lady Anelay, en octobre 2014 : "Nous ne soutenons pas les opérations de recherche et de secours prévues en Méditerranée", a-t-elle déclaré expliquant que ceci générerait "un appel d’air non intentionnel, encourageant toujours plus de migrants à tenter la dangereuse traversée de la mer et par conséquent,menant à davantage de morts tragiques et superflues".
Ces migrants indésirables ne proviennent pas seulement de pays déchirés par la guerre, mais aussi de pays comme le géant nord africain, l’Algérie, qui se vantent d’être un bastion de stabilité dans la région et qui détient de vastes réserves de pétrole et de gaz. En dépit de sa richesse et de sa stabilité, c’est néanmoins l’un des principaux pays producteur de ce que les Algériens appellent Harraga, "immigrants illégaux" dans le langage du Maghreb.
LA FORTERESSE EUROPE
L’enthousiasme de l’Union européenne pour décourager les migrants a été en évidence depuis des années. Depuis 2001, les transporteurs qui omettent de vérifier la validité des passeports et visas des voyageurs sont sujets à des sanctions et à de lourdes amendes.
En septembre 2007, sept pêcheurs tunisiens été arrêtés et incarcérés, leur bateau confisqué par un juge italien pour avoir "soutenu l’immigration illégale". Les pêcheurs avaient osé sauver un bateau qui transportait des passagers vers Lampedusa (Sicile), lui évitant de couler, comme stipulé par les lois maritimes.
Jusqu’à récemment, les pays européens déléguaient la protection de leurs frontières aux régimes autoritaires d’Afrique du Nord. Par exemple, selon l’accord de 2008, passé entre Berlusconi et Kadhafi, l’Italie pouvait renvoyer en Libye tous les immigrants africains, sans avoir à passer au crible les immigrants en quête d’asile, violant ainsi les obligations internationales des Droits de l’homme. En échange de quoi la Libye se voyait récompensée par des accords économiques.
En fait, l’Italie a été d’accord de payer à la Libye 5 milliards de dollars pour réparation du règne colonial de 1911 à 1943, sous forme d’investissements italiens sur une période de 20 ans. Lors d’une conférence en Italie, le dirigeant libyen a aussi déclaré que l’Europe "deviendrait noire" si elle n’était pas plus rigoureuse dans son renvoi d’immigrants, ce qui, selon lui, coûterait 5 milliards de dollars par an.
Malgré le chaos et la gabegie causés par l’intervention de l’Otan en Libye, le pays reste un point de transit pour la migration illégale de l’Afrique vers l’Europe. Un nombre significatif d’Africains noirs vivant et travaillant en Libye, se trouvent forcés et contraints de fuir vers l’Europe en raison de la grave instabilité et du racisme vicieux auquel ils sont confrontés.
Le Maroc s’est aussi montré zélé dans son rôle de gardien de la forteresse Europe. En 2005, 20 personnes de l’Afrique subsaharienne sont mortes lors de leur tentative de passer les barrières à la frontière hispano-marocaine, à Ceuta et à Melilla. Certains sont tombés, d’autres ont été asphyxiés et d’autres encore ont été abattus par l’armée marocaine. En 2008, 30 personnes (y compris 4 enfants) se sont noyées au large de Al-Hoceima (nord-est du Maroc) après que les forces de l’ordre ont fait des trous de leur bateau gonflable.
La délocalisation et la militarisation du contrôle de l’immigration sont peut-être le mieux résumés par l’agence de l’Union européenne Frontex, créée en 2005 pour intercepter les migrants entre l’Afrique et les îles Canaries ainsi que dans le canal de Sicile, sans considération pour la violation des droits fondamentaux comme le droit à l’asile.
Le Frontex participe aussi aux renvois de ces individus, hors de pays membres de l’Union vers des pays tiers, dans ce qu’ils appellent "Opérations de retour conjointes" dont le nombre a considérablement augmenté (2 152 personnes envoyées en 2013 comparées à 428 en 2007)
Le budget de l’agence a constamment augmenté : de 6,3 millions de dollars en 2005 il est passé à 42 millions d’eurso en 2007 et à 97 millions d’euros en 2014. Les fonds proviennent principalement de l’Union européenne et des pays associés aux accords de Schengen.
Malgré un budget croissant et des équipements militaires et de surveillance, tout indique que la mortalité en mer n’a pas diminué. Plutôt, ces obstacles poussent les clandestins à choisir des routes encore plus dangereuses.
Frontex est maintenant présenté comme un remplacement de l’opération de sauvetage Mare Nostrum, avec les dirigeants européens qui déclarent vouloir combattre les passeurs, renforcer la sécurisation et la militarisation de la narration plutôt que de s’intéresser aux causes qui sont à la racine de la crise.
L’ALGERIE ET SES HARRAGAS
L’Algérie joue aussi le jeu de ses voisins européens dans "la guerre contre les migrants". En 2009, elle a fait de la "migration illégale" un crime punissable. La loi stipule que tout Algérien qui quitte le territoire national de façon illégale sera puni d’emprisonnement de deux à six mois.
En 2014, quelque 7842 passages illégaux de la frontière ont été décelés dans la Méditerranée occidentale (région au sud de la côte espagnol et des frontières terrestres de Ceuta et Melilla). La plupart des migrants provenaient de l’Afrique de l’Ouest (Cameroun et en particulier le Mali), mais les Algériens et les Marocains étaient parmi les dix principales nationalités, en particulier le long de la frontière maritime. Jusqu’en 2013, les Algériens étaient au sommet de la liste (ils étaient les deuxièmes en 2014 juste après le Cameroun)
En 2015, selon l’analyse annuelle de risques Frontex, l’Algérie était parmi les dix premières nationalités des entrées clandestines détectées à des points de passage de frontière en 2014. Les Algériens occupaient aussi le 8ème rang de ceux qui dépassent la période légale de séjour dans l’Union européenne.
Plus frappant encore, de novembre 2010 à mars 2011, quelque 11% des 11 808 migrants irréguliers interceptés en Grèce par Frontex ont été identifiés comme Algériens, juste après les Pakistanais (16%) et les Afghans (23%). Ces statistiques alarmantes sont encore plus surprenantes parce que le nombre d’Algériens est le double du nombre de Marocains et six fois celui des Tunisiens, en dépit des troubles dans ces deux pays suite aux soulèvements arabes.
Les Harragas algériens suivent de nombreuses routes maritimes pour atteindre l’Europe : l’une va de la côte oranaise (ouest de l’Algérie) vers l’Espagne continentale, une autre (moins développée) relie les rivages de Dellys (à 100 km à l’Est d’Alger) et l’île de Palma de Majorque et une autre connecte la côte Est (Annaba et Skikda) vers l’île italienne de la Sardaigne. Ils recourent aussi à d’autres tracés par la Tunisie, la Libye, la Turquie.
HARGA ET HOGRA
Toutes les classes sociales sont touchées par le phénomène de la migration illégale : des gens de la classe des travailleurs, les chômeurs et les diplômés universitaires, des jeunes sous-employés, des hommes aussi bien que des femmes.
Il n’est pas facile de trouver une réponse à la question de savoir pourquoi l’Algérie produit autant de jeunes migrants - plus que dans des endroits où les perspectives économiques sont bien pires. Mais je vais tenter ici d’explorer et de souligner la nature du système politique en Algérie ainsi que certains des développements socioéconomiques de ces trois dernières décennies.
Harga (le phénomène qui consiste à migrer illégalement) fait littéralement référence au verbe arabe "brûler".Au sens figuré cela signifie surmonter une restriction comme de brûler un feu rouge ou de ne pas respecter la file d’attente ou, dans ce cas, passer les frontières et les mers.
D’une certaine façon, harga représente la quête d’un avenir qui a abouti à une impasse dans sa patrie. C’est un moyen pour contourner les restrictions imposées à la liberté de circulation imposée par l’Europe, afin d’échapper à la précarité du chômage et de l’hégémonie clientéliste et aux réseaux oligarchiques associés au régime au pouvoir en Algérie. Pour faire court, tout ce qui rend la vie impossible. L’objectif est de réaliser un projet de vie qu’il semble impossible de mener à bien dans son propre pays dans les conditions actuelles.
Un habitant de la ville ouvrière et marginalisée dans l’Est de l’Algérie, Sidi Salem en Annaba, considérant sa situation précaire et sa vie désespérée, a dit à son frère Harrag : "J’ai perdu les clés de mon futur dans un cimetière algérien du nom de Sidi Salem".
L’émigration illégale en provenance d’Algérie est aussi la conséquence logique de plus de trois décennies de restructuration économique et de libéralisation du commerce, qui ont décimé l’économie productive créatrice d’emplois, ont conduit à un chômage massif et à la perpétuation de la mentalité de rentiers dépendants de l’exportation de pétrole et de gaz pendant que tout le reste est importé.
Afin de comprendre harga en Algérie il est nécessaire de l’associer au concept hogra. Hogra signifie mépris, dédain, exclusion et décrit également une attitude qui approuve et propage la violence contre les nombreux laissés pour compte.
En raison de la restriction de la liberté d’expression et d’association ainsi que le manque d’espace de loisir, d’art et de créativité, les jeunes se sentent suffoqués, humiliés, privés de dignité, des étrangers dans leur propre pays. Le seul horizon qu’ils voient est celui au-delà des mers.
La société civile algérienne est faible et fragmentée, en raison en partie du traumatisme de la guerre civile des années 1990, mais aussi en raison de l’étouffement constant de l’expression politique. Les Algériens qui veulent mettrent sur pied des organisations font face à d’énormes difficultés, même pour obtenir des autorisations pour des réunions et conférences qui pourraient être soupçonnées d’être de nature politique ou critique. De plus, la production culturelle est encore sous le patronage oppressant des autorités officielles qui s’efforcent toujours de coopter et tuer la créativité dans l’œuf afin d’éviter toute forme de subversion.
A cet égard, c’est un acte de rébellion contre l’autoritarisme, une culture de la contestation provenant d’une classe sociale qui se sent marginalisée et négligée. Le puissant message de la jeunesse à la classe dirigeante en Algérie est "Roma wella antoma", ce qui signifie "Rome plutôt que vous". Ils disent aussi : "N préférons être mangés par des poissons que par des vers".
Plutôt que de réindustrialiser le pays et investir dans les jeunes Algériens qui risquent leur vie pour atteindre le rivage nord de la Méditerranée afin d’échapper au désespoir et d’être marginalisé, les autorités algériennes ont offert leur soutien financier au Fmi, l’outil néocolonial de pillage qui a détruit l’économie en premier lieu.
En fait, l’Algérie s’est soumise aux prescriptions néolibérales du Fmi sous forme de Programmes d’ajustement structurel (1992-1993, 1994-1999). Pendant que la brutale guerre civile faisait rage, ces programmes se sont poursuivis avec des conséquences désastreuses pour la population : perte massive d’emploi, une diminution du pouvoir d’achat, coupe dans les dépenses publiques, précarité accrue de l’emploi, l’ouverture au commerce étranger et à la privatisation de compagnies publiques. Ceci est en effet une doctrine de choc et un capitalisme désastreux à l’œuvre.
En dépit de tous les risques encourus par les migrants clandestins, l’attrait de l’Europe est préservé par une aura édénique cultivée par ceux qui parviennent à ses rivages. Malgré les difficultés, la misère, l’exploitation et le racisme auxquels les Algériens sont exposés dans l’Union européenne. C’est un anathème pour eux de dire : "Nous avons échoué". Comment pourraient-ils ne pas réussir après tout ce qu’ils ont fait pour quitter leur pays bien aimé, un pays qui les a abandonnés et comment pourraient–ils décevoir leur chère famille ?
Harga n’est que le reflet de ce qu’il est advenu de l’Algérie et d’autres pays africains, cinq décennies après l’indépendance, avec une classe dirigeante au pouvoir qui se satisfait de s’enrichir elle-même et de plaire au capital étranger.
Pour reprendre les termes éloquents de l’écrivain latino-américain, feu Eduardo Galeano, il semble que pour la classe dirigeante il n’y a aucun intérêt à déterminer si le patriotisme pourrait être plus profitable que la trahison et si la mendicité est vraiment la seule formule de la politique internationale. La souveraineté est hypothéquée par le régime algérien, lequel a abdiqué en faveur de ses maîtres étrangers.
La population d’Algérie, et d’ailleurs dans le monde, émigre parce que l’économie de leur pays leur fait défaut en raison de l’exploitation capitaliste et la domination impérialiste occidentale persistantes qui vont de pair avec les régimes répressifs et corrompus.
La tragédie de l’immigration à laquelle nous avons été témoins en avril en Méditerranée va se répéter aussi longtemps que les structures du pouvoir autoritaire et l’oppression demeurent, aussi longtemps que le pillage de nos ressources naturelles se poursuivent au moyen d’accords inéquitables et d’interventions militaires extérieures, aussi longtemps que le système profondément injuste dans lequel nous vivons continue de subjuguer notre pays et à le maintenir dans une position subalterne comme exportateur de ressources naturelles bon marché et un marché pour les produits industriels des pays riches.
Des tragédies à cette échelle se répéteront à moins de se débarrasser de la domination et de l’exclusion des misérables de la terre et des damnés de la mer. Il est nécessaire et urgent d’engager la lutte en faveur d’une justice globale contre un système qui met le profit avant les humains.
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** * Hamza Hamouchene - Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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