Amilcar Cabral et la Tricontinentale
Il y a 41 ans, le 20 janvier 1973, Amilcar Cabral, le fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (Paigc), était assassiné,... quelques mois seulement avant l’indépendance des deux pays pour lesquels il avait lutté. L’Ong Solidarité socialiste (Solsoc) et ses organisations partenaires du Sud ont rendu hommage à cette grande figure anticolonialiste, considérée comme l’une des principales voix de l’émancipation de l’Afrique.
Le 6 janvier 1966, à la Havane, Amilcar Cabral (1924-1973) prend la parole au sein de la Tricontinentale. Ce discours est particulièrement révélateur. D’une part, il montre la force et l’originalité de Cabral, tout en réinscrivant sa réflexion et son combat dans un réseau d’hommes et de femmes, de luttes et d’expériences, qui participaient des mouvements de libération des années 1960. D’autre part, le texte de ce discours allait devenir l’un des manifestes de ce qu’on appelait alors le « Tiers monde militant ». Enfin, à titre plus personnel, je travaille au sein d’une Onf belge, qui s’appelle justement le Centre tricontinental, et qui, d’une manière ou d’une autre, entend participer de cet héritage.
Mais la Tricontinentale, qu’est-ce que c’est ? C’est l’organisation début janvier 1966, à Cuba, d’une Conférence internationale de solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Quatre-vingt deux délégations de pays récemment décolonisés, de mouvements de libération et de formations de guérilla se retrouvent à La Havane. Cabral est donc en bonne compagnie (mais le Che n’est pas là : il se repose clandestinement en Tanzanie après l’échec de sa tentative de développer la guérilla au Congo).
La Tricontinentale, dont un livre récent et agréable à lire retrace l’histoire sous une forme plus journalistique que théorique [1], peut être vue comme une radicalisation du mouvement des pays « non alignés », né à la Conférence de Bandung, en Indonésie, en 1955, qui entendaient consacrer la condamnation du colonialisme et manifester leur autonomie en refusant de s’aligner sur l’axe Est/Ouest (monde communiste versus monde « libre »). Il s’agit toujours ici de la promotion du mouvement des « non alignés » (même si la Chine et l’Urss sont représentés à La Havane), mais en mettant l’accent sur l’organisation de la lutte anti-impérialiste et en déplaçant la focale pour embrasser non seulement les États, mais aussi les mouvements de libération nationale.
GILBERTO FERREIRA, SOLIDARITE SOCIALISTE
L’Ong Solidarité socialiste (Solsoc), avec ses partenaires du Sud, avait prévu de réaliser une rencontre internationale d’hommage à Cabral, fin 2013, en Guinée-Bissau. Malheureusement, suite au coup d’État, la réalisation d’un tel événement s’est avérée impossible... du moins dans ce pays. Car, sous la proposition du Mouvement des travailleurs sans terre (Mst), en marge du Séminaire international d’économie sociale et solidaire pour la souveraineté alimentaire, organisé à Fortaleza, au Brésil, en décembre 2013, par Solsoc, le Mst et Fadoc Brésil, un hommage à été rendu à Cabral.
Peut-être même que l’Université fédéral publique d’intégration internationale lusophone afro-brésilienne (Unilab) [2] – construite par ailleurs sur un des hauts lieux de la lutte antiesclavagiste brésilienne –, où se sont succédé les différents témoignages, poèmes et discours, en présence d’étudiants africains et des organisations partenaires de Solsoc d’Amérique latine, de Guinée-Bissau, du Cap-Vert et de la République démocratique du Congo, était mieux à même de rappeler le souffle internationaliste et combatif qui habitait la Tricontinentale...
Le 6 janvier 1966 donc, au salon des Ambassadeurs à La Havane, Cabral est le premier à prendre la parole. On lui a accordé trois fois plus de temps que les autres délégués, en raison du sujet brûlant qu’il allait aborder, mais surtout parce qu’il représente l’un des mouvements de libération les plus avancé alors en Afrique. Son discours [3] fit sensation, provoquant un choc – non seulement par ce qu’il dit, mais aussi par la manière de le dire –, pour finalement être l’un des plus applaudi, puis faire le tour du monde.
Les délégués qui s’étaient succédé à la tribune avant lui avaient fait l’éloge de Fidel Castro et de Cuba, donné quelques informations sur leurs luttes ; informations souvent noyées dans des harangues anti-impérialistes et marxistes-léninistes. Cabral, lui, s’il commence par saluer la révolution cubaine, fait une place aux opposants du régime – sujet pratiquement tabou ou invisible. Il évoque ainsi « certains Cubains [qui] n’ont pas partagé les joies et les espoirs des fêtes du septième anniversaire, parce qu’ils sont contre la Révolution ». Ensuite, il re-situe les limites et enjeux de son discours : « ce n’est pas en criant ni en proférant des injures contre l’impérialisme que nous allons parvenir à sa liquidation ». Ce qui prévaut, c’est la lutte : « la pratique quotidienne de la lutte ». Et c’est elle qui oriente la théorie et la réflexion. D’où le souci de Cabral de se dégager d’une certaine éloquence et de tout bavardage, de revenir sans cesse à cette priorité, à cette « préoccupation dominante », à cette urgence du combat, à son impatience à « retourner dans [son] nos pays, à développer encore davantage la lutte ». Enfin, il recourt à une analyse qui se veut totale, c’est-à-dire qui tente de cerner aussi bien les facteurs externes (économiques et politiques) que les facteurs internes de la lutte, ne craignant ni la révision de certaines théories ni l’autocritique.
Ainsi, Cabral parle « d’un type de lutte fondamental à nos yeux (...) la lutte contre nos propres faiblesses (...), [qui sont] l’expression des contradictions internes de la réalité ». Cette lutte est « la plus difficile ». De plus, il entend réviser le concept de lutte des classes, comme force motrice de l’histoire. C’était toucher un point central de la théorie communiste et marxiste. Mais réviser ne veut pas dire abandonner ou rejeter. Cabral cherchait plutôt à mieux circonscrire ce concept, à le corriger pour mieux tenir compte d’autres facteurs historiques. L’enjeu pour lui était de refuser cette idée de « peuples sans histoire » [4] ; de peuples donc qui auraient attendu la bourgeoisie et/ou l’impérialisme pour accéder à l’histoire. C’était tenir à l’écart, écraser sous l’ignorance et la passivité des peuples, notamment africains, en monopolisant du même coup l’histoire – réduite à l’histoire des Vainqueurs. Cette stratégie, cette vision n’ont pas disparu et sont même revenues avec force, il y a quelques années, lors du discours de l’ancien président français, Nicolas Sarkozy, à Dakar, qui déclarait, le 26 juillet 2007, « avec la franchise et la sincérité que l’on doit à des amis » : « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » [5] ...
Si certains aspects du discours de Cabral ont vieilli et d’autres ont été contredits par le demi-siècle qui nous en sépare, il est intéressant de revenir sur les facteurs défavorables qu’il analysait alors dans la lutte contre l’impérialisme ; impérialisme qu’il définissait comme « la piraterie transplantée des océans à la terre ferme, piraterie réorganisée, consolidée et adaptée à l’objectif de l’exploitation des ressources matérielles et humaines de nos peuples »... définition qui reste d’actualité !
Parmi les facteurs défavorables donc, il citait « la politique dite « aide aux pays sous-développés » pratiquée par l’impérialisme » – ce qui doit continuer à nous interpeller, nous qui nous disputons dans les contradictions d’une pratique tiraillée entre solidarité, compensation et domination –, le fait que des « États nouvellement indépendants » abandonnent et la lutte et le soutien aux autres luttes, « les contradictions croissantes entre États anti-impérialistes » et, enfin, la menace d’une guerre mondiale.
Mais je voudrais m’arrêter à un double facteur défavorable, que Cabral mettait en avant et qui continue, aujourd’hui, à peser lourdement sur les luttes contre le néo-colonialisme. Au Nord, il pointait ainsi du doigt « les progrès réalisés par le néo-capitalisme » grâce à des investissements pour développer « un prolétariat privilégié » et le détourner de la sorte d’un combat pour l’émancipation. Au Sud, il insistait sur les dilemmes de la petite bourgeoisie – qui n’avait pour seule alternative que « trahir la Révolution ou se suicider comme classe » – et sa tendance à s’embourgeoiser. Par-là, il rejoignait l’auteur des Damnés de la terre, Frantz Fanon, médecin martiniquais, qui avait pris fait et cause dans la guerre d’indépendance d’Algérie et était mort fin 1961. Tous les deux, Cabral comme Fanon, participent de l’émergence d’une même praxis anticoloniale [6].
Où en sommes-nous aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après la fin de la Tricontinentale, l’assassinat de Cabral, l’écrasement de nombreuses luttes de libération nationale et le revirement de tant d’anciens leaders anticolonialistes en dictateurs inamovibles dont l’anti-impérialisme n’est plus que le cache-sexe de leur pouvoir ? Le néo-colonialisme n’a pas disparu. Il s’est « seulement » complexifié et diversifié. Revenir avec insistance sur les défaites et défauts de la lutte, comme nous y invitait Cabral, ce n’est pas s’enfermer dans l’impuissance ni renoncer à se battre. C’est au contraire s’armer en refusant les discours héroïques et l’optimisme béat, pour revenir encore et toujours à ce qui importe le plus, à ce qui faisait pour Cabral à la fois la plus grande « preuve de solidarité » et « la façon la plus efficace de critiquer l’impérialisme » : la lutte.
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** Frédéric Thomas
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NOTES
[1] Roger Faligot, Tricontinentale. Quand Che Guevara, ben Barka, Cabral, Castro et Hô Chi Minh préparaient la révolution mondiale (1964-1968), Paris, La Découverte, 2013.
[2] Voir http://www.unilab.edu.br/# De manière générale, pour une réflexion sur l’actualité et l’héritage de cet internationalisme du Sud, je renvoie à Alternatives Sud, « Coalitions d’États du Sud : retour de l’esprit de Bandung ? » (Vol. XIV 2007/3), http://www.cetri.be/spip.php?rubrique11
[3] http://www.legrandsoir.info/fondements-et-objectifs-de-la-liberation-nationale-et-structure-sociale.html.Sauf indications contraires, toutes les citations proviennent de ce dicours.
[4] Même si son analyse demeure encore entachée d’un certain évolutionnisme marxiste.
[5] Nicolas Sarkozy, Discours prononcé le 26 juillet 2007 à l’Université Cheikh Anta Diop, Dakar, Sénégal, http://afrikara.com/index.php?page=contenu&art=1841 En réponse à ce discours, il convient de lire, Makhily Gassama (dir.), L’Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar, Paris, 2008, Philippe Rey.
[6] Achile Mbembé, « L’universalité de Frantz Fanon », préface à Frantz Fanon, Œuvres, Paris, La Découverte, 2011