« La démocratie contre la République » : de nouvelles perspectives épistémologiques
À force d’utiliser le terme « démocratie » et de le détourner de son contexte, cela provoque des hiatus qu’il est utile de démystifier.
La démocratie dans nos sociétés contemporaines semble être une idéologie acceptée par tous comme étant la conduite idéale dans les systèmes politiques. Pourtant, la notion de démocratie n’a pas toujours été aussi transparente comme elle semble admise aujourd’hui. C’est la réflexion que nous propose Ndongo Samba Sylla dans son ouvrage « La démocratie contre la République » (1). Écrit dans une langue précise et accessible, ce récit de la démocratie dans ses dimensions historiques, politiques, institutionnelles, culturelles et philosophiques replace au centre un débat majeur pour le progrès du XXIème siècle.
Au fil du temps, il semble que la démocratie ait connu des dérives sémantiques puis des détournements idéologiques. La démocratie est devenue une sorte de loi universelle au nom de laquelle on accepte certains consensus tyranniques de la pensée. La valeur « démocratie » appartient au discours intimidant, au risque de ne plus questionner nos systèmes.
Quel est donc cet idéal politique sacro-saint qui traverse la majorité des sociétés et que l’on nomme la démocratie ? Comment l’exercice de la démocratie est-il né ? Dans ce contexte, il apparaît pertinent de mettre en lumière toutes ces questions pour se faire une idée objective de nos sociétés éprises de démocratie.
L’histoire de la langue nous dit que le mot « démocratie » est formé par les termes grecs « demos », signifiant « peuple » et « kratos » désignant le « pouvoir ». On pourrait définir l’origine de la démocratie comme étant « le pouvoir du peuple ». Mais ce premier sens se situe plutôt dans « la puissance du peuple », comme un mouvement violent qui s’impose par la force. Cette définition initiale possédait une connotation plutôt négative, sans lien avec l’idée universelle de la liberté des peuples à conduire un État. Il en va de même pour le mot « peuple », qui d’une certaine façon pose problème.
Le mot « peuple » renvoie à une domination par le nombre et serait la grande majorité des citoyens d’une nation. En politique, le mot « peuple » indique plus souvent les « représentants du peuple », soit une minorité composée des élites, des politiques, des juristes, des individus influents d’une société. Un candidat à l’élection présidentielle n’est jamais élu par l’ensemble du peuple mais seulement par une partie. Il l’emporte grâce à une majorité mobilisée, sans qu’il soit tenu compte des abstentionnistes. Cette entité considérée « une et indivisible » est en réalité une construction mentale car le peuple est hétérogène, divisé en groupes sociaux.
Faire croire à l’existence d’un peuple national souverain relève tout simplement de l’utopie, voire de la démagogie. Ce glissement sémantique et idéologique largement exploité par les représentants politiques contemporains se définit comme le bien, apparenté à la démocratie.
À force d’utiliser le terme « démocratie » et de le détourner de son contexte, cela provoque des hiatus qu’il est utile de démystifier.
Le « logos » dominant est que la démocratie comporterait un aspect universel depuis l’Antiquité, que l’Occident serait le berceau de cette démocratie et que ce système est le meilleur pour le développement et l’harmonie humaine. Il semble surtout que la démocratie se soit métamorphosée en doctrine abstraite. Dans les sociétés modernes, la souveraineté des peuples n’existe pas et la démocratie semble avoir été inventée pour contenir les masses voulant s’opposer au pouvoir.
À l’origine, la notion de démocratie comportait une crainte, celle d’une conduite brutale détenue par le peuple. Esclavagistes, peu enclins aux droits de l’homme, et de la femme en particulier, les Athéniens, pour être libres d’intervenir dans la vie étatique, devaient se libérer du travail, ce qui présupposait une certaine aisance financière. Ceux qui jouissaient du droit de citoyen étaient peu nombreux en comparaison de l’ensemble du peuple qui restait soumis au travail, à l’esclavage, à l’appartenance ethnique et à la classe sociale de sa naissance. Ainsi cette idée démocratique de l’antiquité grecque est à prendre avec prudence. À Athènes, on peut dire que quelques uns maintenaient le « gouvernail » et l’image du peuple qui dirige semble bien surréaliste.
Mais comme le pouvoir athénien n’était pas entre les mains d’un roi, de la classe aristocratique ou des riches, on a considéré que le peuple avait un vrai pouvoir sur les affaires publiques. La Grèce antique présentait un modèle étatique mixte entre une certaine forme de démocratie et un impérialisme dominant.
La question alors demeure. Qui a inventé la démocratie ? Si l’on en croit les textes et qu’on les analyse objectivement, la démocratie ne peut pas avoir été inventée par les Grecs pour qui cette notion ne relève pas d’une tradition. On suppose que le concept de la démocratie aurait été ramené par les Grecs depuis l’Orient, par le biais des Phéniciens. On peut dire que l’antiquité grecque a contribué à la mise en place de l’exercice d’un gouvernement à tendance démocratique en créant des institutions. Cette filiation à la société grecque relève plus généralement de la rhétorique pure, un mythe qui s’est perpétué dans le temps.
On sait que le discours occidental, occupé à la domination, a beaucoup utilisé le récit grec comme étant le lieu de l’origine de la démocratie moderne et par extension de la liberté des peuples. La possession de ce sceau sacré n’a pas cessé d’occuper la culture occidentale, plus comme une volonté utopique que comme une réalité objective. On peut même parler ici de « manipulation romantique », comme le souligne Ndongo Samba Sylla dans son ouvrage, un exercice qui consiste à faire croire à la vertu démocratique du monde grec, alors qu’il opérait une tentative d’exercice de la citoyenneté. On peut dire même que cette conduite était considérée comme un danger pour les véritables détenteurs du pouvoir, c’est-à-dire les membres de l’aristocratie. Celle-ci a toujours éprouvé du mépris et de la haine pour l’exercice démocratique. Selon elle, le despotisme de la masse est un spectre bien plus menaçant que l’autocratie. La démocratie menace les privilèges naturels de la classe élevée destinée à la gouvernance par héritage.
Ainsi la démocratie incarnait une tyrannie initiée par le peuple ignorant et infâme, incapable d’exercer le pouvoir, pris par les excès et la corruption. La démocratie était même devenue l’ennemi de la philosophie qui se place au-dessus de la société, donc au-dessus du peuple. L’éviction de Socrate a profité aux opposants de la démocratie qui jusqu’au XIXème siècle ont cultivé le dégoût du système démocratique en vertu d’une absence égalitaire de la pensée.
À travers les péripéties de la démocratie en Grèce, on voit bien que celle-ci n’appartient pas à la constitution culturelle et sociale du monde occidental. L’exercice de la démocratie détenu par les Grecs s’est construit tout au long de l’histoire, à travers un récit habilement altéré qui s’est répandu par le biais des élites. L’histoire de la royauté en France en est un bel exemple. La révolution française a renversé un temps la tendance mais artificiellement car l’élite, se déclarant démocrate, n’a fait que défendre ses propres intérêts au mépris de ceux appartenant au peuple.
Si aujourd’hui la démocratie incarne la volonté du bien, durant de longs siècles, elle était synonyme de violence, de chaos, d’ignorance, de barbarie, vices que l’on attribue au peuple. L’Occident a même inventé le concept de la République pour contrer la démocratie réputée discordante, inquiétante et impie.
Ainsi la démocratie contemporaine semble avoir mis tout le monde d’accord, alors que son histoire est ambigüe.
On pourrait dire que la démocratie chez les Anciens est le gouvernement des méchants qui n’ont aucune légitimité intellectuelle et financière. Chez les Modernes, la conception de la démocratie est celle de la suprématie des « capables », de l’élite dominante qui forme une majorité politique. Ce n’est pas le nombre des décideurs qui forme la démocratie mais ceux qui se réunissent en groupes politiques ou sociaux pour conduire une majorité mais jamais une assemblée absolue constituée de tous les citoyens.
Le régime démocratique est formé aujourd’hui d’un groupe restreint appartenant aux classes dirigeantes qui détiennent des privilèges et qui sont loin de vouloir les céder à la société civile. Les représentants politiques du peuple appartiennent à la fiction puisqu’ils fonctionnent sur des principes inégalitaires qui ne tiennent nullement compte de l’hétérogénéité des peuples.
Ainsi la défiance des peuples vis-à-vis des régimes politiques supposés démocratiques est grande. L’éducation de masse a permis que les classes laborieuses, désormais averties, puissent gouverner. C’est sur ce postulat que les peuples réclament plus de justice qui produirait une réelle redistribution pour rendre les sociétés plus équitables. Cette répartition s’entend désormais au niveau international, phénomène accéléré par la théorie des grands ensembles, du développement des réseaux numériques et de l’ouverture des marchés à l’échelle mondiale.
On sait combien les inégalités sociales et économiques sont croissantes et jugées inacceptables par l’ensemble des citoyens conscients. Le plus grand défi du XXIème siècle consiste à renommer le concept de démocratie dans sa véritable acceptation et de sortir du schéma puissant du monde occidental proclamé faussement démocratique. Il s’agit désormais de s’accorder pour donner à la plus grande majorité une démocratie qui permette un exercice de la pleine citoyenneté dans le temps humain.
C’est toute cette problématique captivante que nous présente l’ouvrage de Ndongo Samba Sylla, véritable réflexion sur la démocratie. Ses propositions et son analyse foudroient tous les stéréotypes et replacent la valeur « démocratie » au centre d’un débat qu’il serait sain d’avoir au sein de nos systèmes gouvernementaux.
Ndongo Samba Sylla propose une véritable rupture épistémologique qui éclaire les consciences et invite les élites politiques, les intellectuels et les individus engagés dans la lutte de la justice humaine, à repenser nos principes politiques qui sont, le plus souvent le fruit de récits rhétoriques, utopiques et démagogiques que des espaces d’échanges et de culture démocratique. Cette invitation à la réflexion, à la philosophie de la démocratie est un véritable plaidoyer pour la renaissance de l’implication des peuples dans la marche du monde.
NOTE
1) La démocratie contre la République. L’autre histoire du gouvernement du peuple, Ndongo Samba Sylla, éditions L’harmattan, Paris, 2015.
Ndongo Samba Sylla est un économiste du développement. Chercheur au Bureau Afrique de l’Ouest de la Fondation Rosa Luxemburg à Dakar, il est l’auteur de l’ouvrage Le Scandale commerce équitable. Le marketing de la pauvreté au service des riches, publié chez L’Harmattan en 2012.
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** Amadou Elimane Kane, poète écrivain, enseignant et fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene
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