Observée à partir du reste du monde, la campagne électorale qui se déroule en ce moment aux Etats-Unis permet de s’interroger sur la politique étrangère américaine, en Afrique noire en ce qui nous concerne. Absents de la conquête coloniale du continent africain et eux-mêmes ancienne colonie, les Etats-Unis n’ont véritablement commencé à s’ouvrir à l’Afrique au Sud du Sahara et à la fréquenter qu’à partir des années 60, au moment où les pays du continent accèdent à l’indépendance. Les premiers contacts des Etats-Unis avec l’Afrique sont dus au président John Fitzgerald Kennedy qui, alors qu’il n’était que sénateur, exprime un intérêt manifeste pour les affaires du reste du monde.
C’est pourquoi quand il arrive aux affaires en 1960 et qu’au même moment les pays africains se libèrent du joug colonial, le président Kennedy estime que son pays ne peut pas ignorer ces nouveaux pays qui intègrent la communauté des nations. Il opère alors des ruptures symboliques mais significatives, en commençant par nommer un ambassadeur par pays africain, ce qui n’était pas dans la stratégie et dans le budget du Département d’Etat. Cette fenêtre ouverte sur l’Afrique que du reste seul l’Océan Atlantique sépare de l’Amérique se traduit par la création du Corps de la paix dès 1961, ce Corps de jeunes volontaires américains envoyés dans les pays pauvres du Sud, en vue «de promouvoir la paix et l’amitié à travers le monde», mais aussi «la compréhension entre le peuple américain et les peuples du reste du monde».
Quand en 1960, le Congo belge, devenu aujourd’hui la République démocratique du Congo, accède à l’indépendance et que le pays est déchiré par une horrible guerre civile avec la tentative de sécession du Katanga sous la direction de Moïse Tshombé, les Etats-Unis ne peuvent rester indifférents, car le monde est en pleine guerre froide et l’Afrique est aussi un champ des rivalités Est-Ouest. C’est pourquoi il est question pour les Etats-Unis de chercher à y contenir l’influence communiste, non seulement soviétique mais aussi chinoise. Le Congo belge constitue leur «baptême de feu» sur le continent.
Quand Patrice Lumumba, leader du Mouvement national congolais qui fut le principal parti du pays devient Premier ministre, son rival Kasavubu est président de la République. Face aux troubles intérieurs causés par la tentative de sécession du Katanga, Lumumba fait appel à l’assistance de Moscou. Il est destitué par le président Kasavubu, arrêté par le colonel Joseph-Désiré Mobutu, ensuite transféré au Katanga où il est tué. Les Etats-Unis favorisent l’accession au pouvoir de Mobutu. Pendant plus de deux décennies, le Congo belge devenu le Zaïre indépendant qui est l’actuelle Rdc reste l’un des principaux points d’ancrage des Etats-Unis en Afrique.
Quand la guerre froide se termine, les Etats-Unis se retrouvent dans une position d’hégémonie que nul autre pays n’a jamais connue dans l’histoire. Il semble que, depuis la fin du conflit ouvert Est-Ouest, les Etats-Unis voient le continent sous un nouveau jour avec l’objectif d’en faire l’une de leurs «nouvelles frontières». En quelque sorte, la guerre froide est finie ; le contexte a sans doute changé, mais la nécessité pour l’hyperpuissance américaine de préserver ses intérêts sur le continent (notamment face au regain d’intérêt de la Chine aujourd’hui) demeure. La diplomatie, c’est par définition la mise en avant et la défense des intérêts d’un pays, ce qui veut dire que différents pays ont différents intérêts et donc différentes relations avec les autres Etats du monde. Les intérêts des Etats-Unis sont à retrouver dans leur position d’hyperpuissance. C’est pourquoi les entreprises dont la dynamique s’inscrit dans la logique du marché global, ont un impact sur la politique extérieure du pays, autrement dit dans sa politique extérieure, le pays tient compte de l’intérêt de ses entreprises dans les pays où celles-ci s’implantent.
A ce sujet, Samuel Huntington observe : «L’intérêt national résulte de l’identité nationale. Il nous faut d’abord savoir qui nous sommes pour savoir ce que sont nos intérêts». L’identité nationale de la Chine par exemple fait qu’à l’heure actuelle, ses intérêts portent en particulier sur la fourniture de matières premières et de céréales en vue de répondre à la demande née de la montée des classes moyennes qui aspirent à mieux vivre. Comme on le voit, étant donné la part de la Chine dans la population mondiale, c’est dans une certaine mesure ce phénomène qui tire vers le haut les prix à la consommation de tous les produits de base à travers le monde.
Les prix des produits alimentaires flambent en raison de la demande accrue de matières premières et de denrées exprimée par la Chine (mais aussi par l’Inde, ainsi que la Russie avec ses énormes ressources énergétiques et qui profite aussi de la flambée des cours), où les «nouveaux riches» nés de la croissance économique peuvent se permettre davantage de biens et de services. L’intérêt de la Chine est donc de garantir son approvisionnement en hydrocarbures et la sécurité alimentaire du pays (la fourniture de blé en particulier), car comme on le dit simplement, «un sac vide ne peut tenir debout».
C’est ainsi que la Chine arrivera à réaliser ses ambitions de croissance et de développement ; ce qui lui permettra d’être une nation encore plus écoutée et reconnue sur la scène internationale, une nation qui pourra peser dans l’administration des affaires internationales, autrement dit dans la diplomatie. Dans ce domaine, la Chine a ceci de commun avec les pays du continent qu’elle réclame davantage de démocratie dans les organisations internationales, comme l’Onu et l’Omc, en particulier.
Plusieurs décennies de politique étrangère des Etats-Unis, de l’avènement des ambassades américaines en Afrique sous John F. Kennedy à la récente visite du président George W. Bush dans un certain nombre de pays, montrent que la motivation des Etats-Unis vis-à-vis du continent africain reste stratégique. Si la part du continent reste faible, sinon insignifiante dans les échanges économiques internationaux, les Etats-Unis ont eu l’initiative d’une loi (l’Agoa, African Growth and Opportunity Act) qui vise la réduction, sinon la suppression des barrières douanières pour un bon nombre de produits en provenance des pays de l’Afrique subsaharienne dans le but de favoriser la croissance dans cette partie du continent.
Le principe qui sous-tend cette loi est celui d’une «diplomatie commerciale» qui préconise «le commerce et non l’aide», ainsi que résumée par la formule «Trade not aid». Car en dépit de sa situation économique globalement défavorable, le continent représente un marché de plusieurs centaines de millions d’habitants, en expansion, et il renferme un énorme réservoir de richesses naturelles dont l’exploitation peut être un gisement d’emplois considérable pour les entreprises américaines tout en garantissant l’approvisionnement du pays en ressources énergétiques et minières.
Il convient de noter que dans l’administration des affaires internationales et dans la défense de leurs intérêts nationaux, toutes les grandes puissances ont en commun ce que la pensée populaire considère assez justement comme «le cynisme du commerçant», à savoir que lorsque cela va dans leur intérêt national spécifique, elles ‘ferment les yeux sur les violations des droits de l’homme les plus graves : l’exemple le plus patent et le plus flagrant reste le silence de tous les pays donneurs de leçon sur les droits de l’homme qui ont eu à commercer avec le régime sud-africain du temps de l’Apartheid, et aujourd’hui les relations étroites entre la Chine et le pouvoir soudanais qui perpétue le génocide au Darfour…
Du point de vue de George Ross qui dirige le Centre d’études européennes de l’Université Harvard, la fin de la guerre froide et l’universalisation progressive de l’idéologie néolibérale qui s’en est suivie font que les affaires du monde ne sont plus seulement traitées au niveau des chancelleries occidentales exclusivement. Ross observe qu’il faut de plus en plus compter avec les grandes institutions financières et commerciales qui incarnent cette idéologie : l’Omc, le Fmi, le Forum de Davos, les réunions du G8, etc. car selon lui, il est clair que les délibérations et opérations de ces institutions multilatérales pèsent sur les affaires du monde au moins autant que les choix des gouvernements des grandes puissances, même si les intérêts des unes sont indissociables de ceux des autres.
Sans doute que la diplomatie se fait par beaucoup d’autres moyens. Il y a ce que les observateurs ont récemment appelé «la diplomatie du violon», avec la récente sortie de l’Orchestre Philharmonique de New York parti jouer pour la première fois dans l’histoire à Pyongyang, où les hymnes des deux pays ont été exécutées. Il s’agit là d’un contact symbolique, historique entre les Etats-Unis et la Corée du Nord depuis la fin de la Guerre de Corée en 1953. Après «la diplomatie du ping-pong» (où les pays échangent des coups comme dans le tennis de table), cet événement a été un échange culturel sans précédent, peut-être un premier jalon posé pour l’amélioration des relations entre le régime communiste et les Etats-Unis.
La diplomatie se fait aussi, entre autres, par le carnet de chèques, pour octroyer des «aides au développement» , mais les Etats-Unis comprennent que la diplomatie se fait notamment en occupant le champ culturel et idéologique, plus ou moins «par effraction», sans brutalité, avec l’adhésion souhaitable sinon la complicité des «dominés» : par le contrôle de l’information et des technologies qui véhiculent la culture et l’idéologie, jusqu’au contrôle des symboles, des concepts et du sens, ce qui permet d’avoir un impact sur l’imaginaire des peuples et de créer du rêve, par le biais des industries culturelles notamment, ainsi que par l’association des élites politiques et intellectuelles des pays concernés à des activités où se diffusent les thèses du libéralisme démocratique, afin qu’elles puissent ensuite porter la bonne parole.
Mais si la Chine dispose de réserves financières importantes et peut ainsi utiliser son carnet de chèques pour défendre ses intérêts à l’étranger dans le but d’arriver à peser dans l’administration des affaires internationales, il faut noter que l’absence de libertés politiques et de débats internes fait qu’elle ne peut diffuser ses valeurs comme un Etat démocratique tels que les Etats-Unis peut arriver à les faire partager le plus largement possible à travers le monde.
En règle générale, les relations entre les Etats font partie des choses qui changent le moins avec l’arrivée d’une nouvelle administration dans un pays ; les Etats-Unis ne font pas exception à cette règle. Dans la plupart des démocraties occidentales aujourd’hui, les partis de gauche se distinguent des partis de droite davantage sur les choix économiques à faire que sur la politique étrangère globale qui reste la même dans ses principes et dans son fondement, sauf dans des cas rares et particuliers où se pose la question d’une intervention militaire, comme dans le cas de l’Iraq.
Il ne faut pas attendre du Président américain qui sera élu en novembre que la politique étrangère des Etats-Unis change radicalement. Si c’est John McCain qui est élu, la politique étrangère américaine ne sera pas différente de celle de George W. Bush ; en réalité, elle pourrait même se révéler encore plus intraitable sur certaines questions… Hillary Clinton pourrait être moins intransigeante, à savoir que la méthode peut connaître des modifications, mais l’objectif sera toujours le même : celui de défendre les intérêts des Etats-Unis à travers le monde et de conforter l’identité d’hyperpuissance du pays ; ce qui revient au même et qui renvoie à ce que nous énoncions plus haut, à savoir l’insécable lien entre l’identité d’un pays et ses intérêts, tel que démontré par Huntington.
La véritable rupture dans la méthode viendrait de Barack Obama qui préconise que dans la défense de leurs intérêts, les Etats-Unis devraient dialoguer non seulement avec leurs alliés traditionnels, mais aussi avec leurs adversaires et leurs ennemis. Sa vision des relations des Etats-Unis avec le reste du monde est inspirée par le principe du Président Kennedy selon lequel «il ne faut jamais négocier sous la peur, mais il ne faut jamais avoir peur de négocier».
Pour autant, il ne faut pas attendre d’un Barack Obama, président des Etats-Unis qu’il tisse et noue des relations particulières avec l’Afrique, en raison de son héritage africain. Il se pourrait même qu’il soit plus exigeant avec l’Afrique, en particulier compte tenu de la situation politique du pays d’origine de son père, le Kenya, traversé par des troubles sanglants depuis la réélection contestée du président Mwai Kibaki à la fin de l’année dernière.
L’histoire bouge. Les gouvernements changent et les Etats doivent se renouveler. Et comment donc un jeune président élu le plus démocratiquement du monde pourrait-il faire preuve de complaisance face à de vieux chefs d’Etat inamovibles ? Il n’est pas de leur génération et surtout ils ne partagent pas les mêmes principes démocratiques ; ce qui fait qu’ils n’ont pas la même vision du monde. Il est des changements qui ne sont pas des évolutions pour les peuples. C’est Winston Churchill qui disait : «Il n’y a rien de négatif dans le changement, si c’est dans la bonne direction».
Si l’avènement d’un jeune président américain en partie d’origine africaine peut insuffler un vent de changement sur le continent en inspirant des pratiques plus démocratiques au Kenya comme ailleurs, il faut vivement le souhaiter. En observant des pratiques plus démocratiques, il ne s’agit pas d’obéir aux Etats-Unis, car les nations sont souveraines, il s’agit plutôt de s’inspirer sans complexe de leur exemple, comme on pourrait le faire de toute autre nation au monde, dans ce qu’elle a de meilleur à offrir, afin d’avancer.
* Abou Bakr MOREAU est Professeur d’études éméricaines à la Faculté des Lettres et sciences humaines de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar
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