Sous-développement et émigration
Les risques sont connus de tous ces jeunes qui s’engagent dans l’aventure de l’émigration clandestine. Les drames que montrent les images des télévisions et les témoignages qui viennent des survivants de l’aventure sont assez informatifs. La situation précaire qui est vécue dans les pays d’«accueil» n’est pas non plus ignorée de personne. Dès lors, qu’est-ce qui peut pousser les jeunes Africains à s’engager dans les voies d’un «suicide» ou d’un lendemain incertain ? Le désespoir, sans doute. Et Sidy Diop de mettre à l’index les autorités et leurs politiques mal réfléchies.
Une nouvelle réflexion semble s’imposer, pour faire face à la situation de nos pays sous équipés, où les besoins sont multiples et pressants, à l’image d’une population dont le taux d’accroissement est des plus élevés et mettant, chaque année, sur le marché du travail, de nouvelles et nombreuses cohortes de jeunes, dont la plupart ne trouvent finalement pas à s’occuper.
Et chez ces derniers, il est à craindre que se développe le sentiment d’être inutiles à leur société, ou la conscience de subir une injustice réelle, parce qu’étant persuadés de n’avoir commis aucun tort, aucune faute.
Du reste, comment faut-il comprendre cette inclination quasi irrépressible, chez un nombre croissant de jeunes, vers l’émigration, dont ils sont parfaitement informés des dangers souvent mortels ? Ne doit-on pas y voir l’expression d’une détresse profonde et une volonté d’en découdre avec un destin que l’on considère par trop inique ?
Lorsque, d’ailleurs, on observe la nomenclature des tâches ou travaux qui sont réservés à cette main d’œuvre immigrée en Europe, l’on ne peut s’empêcher de se poser un certain nombre de questions : les récoltes de fruits ou de légumes qui durent quelques mois, même si elles procurent des revenus nominaux théoriquement supérieurs aux salaires ayant cours dans nos pays, doivent-elles faire oublier, outre leur précarité, les conditions d’existence difficiles auxquelles sont soumis ces Africains et ayant pour nom : insécurité, rigueur du climat, stress du dépaysement, du déracinement c’est à dire de la séparation d’avec ses proches, sa terre, son environnement, sa culture, bref une partie essentielle de ce qui fait son identité ?
Et pourtant, à titre d’exemple, un hectare aménagé et sous irrigation peut porter dans l’année, deux récoltes, l’une de céréales et l’autre de légumes, et produire suffisamment pour fournir à plusieurs actifs les moyens d’entretenir correctement leurs familles, tout en les maintenant sur leur terroir, leur « humus », terme dont la graphie est si proche de celle d’ « humain ». Mais encore faut-il que ces vastes espaces soient aménagés et que l’eau qui existe en abondance y soit acheminée, pour que leur fertilité devienne profit pour les populations.
Et comme le dit Bernard Charbonneau, dans son ouvrage intitulé « Sauvons nos régions, Ecologie, régionalisme et sociétés locales », « c’est par toutes sortes de racines, dont la plus puissante et la plus nourrissante pour le cœur est l’amour qu'il porte à sa maison, à son village, à son pays, que l’arbre humain puise la force de se dresser et de se mouvoir ». De son côté, Simone Weil estime que « l’enracinement est peut être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine… Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants les trésors du passé et certains pressentiments d’avenir… Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie » (« L’enracinement », Folios-Essais, 1990)
Quand des Européens tiennent de tels discours, qui sont de vrais cris d’alarme face aux risques de perte d’identité qui guettent leurs sociétés, là s’offrent à nous une exhortation forte et une nouvelle raison pour être circonspects vis-à-vis de notre propre conception du développement.
Nous nous trouvons donc dans un moment de grande urgence, qui confère une sérieuse responsabilité à ceux qui détiennent et exercent le pouvoir politique, c'est-à-dire qui collectent les ressources et qui décident de leur affectation en fonction de ce qu'ils retiennent comme priorités. Il est, en particulier, hautement souhaitable qu'ils aient conscience que la moindre erreur ou un quelconque manquement dans les choix peut, d’une part, avoir de profonds effets sur la nature et le rythme du développement du pays, d’autre part affecter, de manière parfois irréversible, la perception que telle ou telle catégorie sociale, telle ou telle région peuvent avoir de la place et du rôle qui leur sont dévolus au sein de la nation.
En somme, les décideurs, chaque fois qu'ils sont amenés à fixer des orientations, à adopter des programmes ou des projets, ont l’obligation de rester attentifs, à la fois à l’impact de ces derniers sur le progrès recherché pour le pays et à l’exigence qui s’attache au maintien et au renforcement de la cohésion nationale.
En tout état de cause, il serait illusoire de croire que la stabilité, la paix dans ses dimensions sociale et civile puissent être garanties sur le long terme, dans un pays qui prétend se développer en laissant, sur le bord de la route, 60% de sa population. Libérons-nous de ce mimétisme qui nous amène à penser que le développement n’est fait que d’autoroutes, de tours en béton ou de la possession par quelques-uns de villas somptueuses et de gadgets « dernier cri » ( véhicules de luxe, téléphones ou ordinateurs portables) qui sont démodés à peine entrés en usage.
Il est grand temps de penser aux voies et moyens, dans la durée et pas seulement l’espace d’une législature ou d’un mandat, d’accroître le revenu du plus grand nombre, pour qu'il ait accès à une nourriture de qualité, à un habitat offrant la sécurité et un minimum de confort, à la culture et aux loisirs et à la possibilité de communiquer en permanence avec tous, grâce à des réseaux routiers et de télécommunication simples et efficaces.
C’est pourquoi nous en appelons aux intellectuels aux universitaires, aux écrivains, aux artistes, aux journalistes... A tous ceux qui ont la faculté de lire les faits et les situations, qui ont une bonne capacité d’anticipation et qui sont ainsi à même d’éclairer la marche de notre peuple. Mobilisons nos énergies pour redéfinir les vraies priorités du pays et ne laissons pas tout entre les mains des politiques.
Soyons convaincus que demain l’histoire ne s’intéressera pas seulement à l’action des dirigeants politiques, elle dira aussi quel aura été le rôle de l’élite intellectuelle du Sénégal face aux difficultés que traverse notre pays.
Par nos idées, notre réflexion, nos échanges, traçons la voie, structurons l’opinion, puisqu' aucun gouvernement ne peut, complètement et indéfiniment, faire fi de cette dernière, dans une démocratie, sans aller au devant de graves désagréments, jusques et y compris la perte de la confiance de ses concitoyens.
* Sidy Diop, ancien Directeur Général de société, président de Convergence Patriotique-le Sénégal d'abord, une organisation de la société civil - Email [email][email protected]
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