Sénégal : Quelle lecture faut-il faire des évènements de juin ?
http://www.pambazuka.org/images/articles/537/june_23_a_tmb.jpgLes évènements qui viennent de secouer le Sénégal montrent que le système politique de ce pays est en crise. Par des manifestations de rue massives, les populations ont empêché le Parlement d’adopter une loi et, quelques jours après, des protestations violentes ont exprimé le grand mécontentement que suscite la conduite de la politique énergétique. A n’en pas douter, il y a là une situation inédite qui invite à la réflexion, pour en cerner la véritable signification et, peut-être, en tirer les enseignements qui s’imposent, afin de faire éclore une évolution institutionnelle à la hauteur des nouvelles exigences affichées par le peuple.
Dans le passé, on avait assisté à plusieurs manifestations de rue au Sénégal, marches, grèves sectorielles ou générales. Mais aucun de ces mouvements par lesquels les populations expriment leur mécontentement, n’a jamais visé à faire obstacle au fonctionnement du parlement, institution censée incarner la représentation nationale, comme ce fut le cas avec la révolte populaire du 23 juin 2011 (Ndlr : les manifestants avaient pris d’assaut l’Assemblée nationale pour dénoncer le vote d’une loi modifiant la Constitution).
On constate donc, non seulement une opposition entre le peuple et ceux qui, dans le principe, ont pour mission d’agir en son nom, mais surtout et pour la première fois, un moment d’affrontement direct entre les deux parties.
Il est clair que telle situation marque une défiance, un désaveu sans équivoque. Les populations ont signifié aux parlementaires qu’ils n’ont pas respecté leur mandat : ainsi, a-t-on pu lire sur certaines pancartes : « Nous voulons des députés du peuple », ce qui acte, de façon péremptoire, la coupure entre le représentant et le représenté.
Quand on s’interroge sur les facteurs qui ont conduit à ce nouvel état de fait, on peut s’autoriser à penser que c’est le non respect, par la classe dirigeante, des principes-mêmes qui fondent le concept d’Etat-nation, qui a fini par susciter cette grande remise en cause des institutions, par la population.
L’Etat-nation suppose l’égalité et la liberté, qui sont à la fois ses fonctions et ses fondements.
L’égalité s’entend entre les individus qui composent le corps social, tant en droits qu’en obligations. Or, dans ce pays, ce qui est le plus visible, ce sont les inégalités sociales entre la grande majorité de la population et ceux qui dirigent l’Etat : combien de fois a-t-on déploré le train de vie dispendieux de la puissance publique : pléthore de ministres et de ministres conseillers, opulence et faste étalés au grand jour ! Mais aussi enrichissement à la fois extravagant et des plus notoires, de plusieurs membres de l’establishment politique, scandales financiers à répétition impliquant des autorités, etc.
Pendant ce temps, le peuple des banlieues et du monde rural, vivant dans la plus grande pauvreté, connaît les pires privations. Et pourtant, ce sont ces masses qui constituent plus de 80% des habitants du pays.
Les autorités sont promptes à avancer le chiffre de 1300 dollars qui représenterait le Produit intérieur brut par habitant et en déduire que le Sénégal serait désormais à classer parmi les pays à revenu intermédiaire. Mais c’est oublier que ce chiffre n’est qu’une moyenne obtenue en divisant le Produit intérieur par la population, et qui ne rend pas compte de la profondeur des écarts entre les secteurs, dans notre pays. Ainsi, dans le secteur primaire où vivent 65% de la population, ce produit par tête ne se chiffre qu’à 285 dollars, soit 0,78 dollar par jour.
D’autre part, l’on ne peut guère considérer les salariés comme une classe moyenne, car leurs revenus, compte tenu du coût de la vie, en font simplement une catégorie un peu moins pauvre. En effet, selon l’Enquête de Suivi de la pauvreté au Sénégal, «en 2005, plus de la moitié (50,8%) des actifs occupés sont pauvres » (source : Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie- ANDS- rapport sur la Situation Economique et Sociale, 2009)
Il est, en outre, difficile de faire admettre à ces Sénégalais, que les belles routes de Dakar ne sont destinées qu’à desservir les quartiers riches (Fann, Mermoz, Almadies, les nouvelles demeures sises à Ngor, Yoff), qu’elles sont empruntées, quasi exclusivement, par des véhicules de grand luxe, que l’autoroute sera à péage (comme dans les pays développés), c'est-à-dire qu’elle est construite pour les nantis qui peuvent s’acquitter d’un ticket pour en user, etc.
L’égalité implique aussi que les citoyens ont le même traitement devant la loi. Que, en particulier, la loi qui définit les délits et crimes ainsi que les peines qui les sanctionnent, s’applique à tous. Mais l’on a bien pu observer que des missions d’inspection, ayant conduit à des inculpations, ont été ordonnées dans certains dossiers relatifs à la gestion de projets publics et pas dans d’autres, alors que les faits étaient de même nature.
Le peuple ressent ces inégalités comme une injustice, convaincu qu’il est que les ressources publiques, qui doivent profiter de manière égale à tous les citoyens, sont en réalité affectées à des privilégiés. Et il n’est pas superflu de rappeler que l’égalité signifie que la puissance publique ne conserve son entière légitimité, qu’à la condition que, dans toutes ses actions, elle se préoccupe uniquement de l’intérêt général.
Ce sont ces constats, parmi d’autres, qui contribuent à persuader la population que l’Etat ne représente plus la Nation, mais qu’il sert les intérêts de ceux qui exercent le pouvoir. Le concept d’Etat-nation et toujours dans la perspective démocratique, comporte, comme autre principe fondateur, la liberté pour tous les citoyens. Cette liberté, dans toutes ses facettes, est définie par la Constitution, à travers des dispositions on ne peut plus claires.
Mais la première de ces libertés est celle par laquelle les citoyens, formant le corps électoral, exercent la souveraineté. Et c’est cela qu’a voulu rappeler la population aux parlementaires, en leur notifiant clairement, qu’ayant adopté la Constitution, c’est à elle qu’il revenait de décider des modifications substantielles qui pourraient être apportées à cette dernière ; également, qu’elle voulait par le vote, désigner elle-même un nouveau président de la République, chaque fois que la fonction se trouve vacante du fait du décès, de la démission ou d’un empêchement définitif de celui qui en était titulaire ; qu’elle ne reconnaissait à personne le droit d’adopter d’autres processus ou combinaisons qui lui enlèveraient cette prérogative.
Par ailleurs, les autres libertés publiques, définies par la charte fondamentale et dont l’étendue est précisée par différentes lois regroupées dans des codes, ne peuvent bénéficier d’une garantie efficace que si le pouvoir judiciaire, chargé de leur protection, conserve son indépendance.
Ici, c’est toujours le grand décalage entre les prescriptions de la Constitution (article 88 spécifiant que « le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif ») et la réalité du fonctionnement de l’institution judiciaire, qui a été à la base de la révolte des magistrats. Cette profession s’est bien rendu compte que le pouvoir exécutif, dans la pratique, tend à priver de son contenu cette notion d’indépendance. Par différents procédés et configurations, le pouvoir exécutif s’est efforcé, en effet, de restreindre la liberté des magistrats : Conseil supérieur de la magistrature présidé par le chef de l’Exécutif, position subalterne du juge d’instruction par rapport au parquet, c'est-à-dire finalement au ministère de la Justice, pouvoir hiérarchique exercé sur les chefs de juridiction par le même ministère, remise en cause de l’inamovibilité des magistrats du siège, qui constitue une des garanties essentielles de leur liberté. On signalera, au sujet de cette inamovibilité, qu’elle est expressément prévue par la Constitution dans son article 90 alinéa 3 ainsi libellé : « Les magistrats du siège sont inamovibles », ainsi que par l’article 5 de loi organique no 92-27 du 30 mai 1992 modifiée, portant statut de la magistrature.
La clarté de la disposition constitutionnelle et son caractère péremptoire devraient faire qu’elle soit appliquée telle quelle, sans aucune limitation, fut-ce par une loi.
Mais curieusement, l’on a vu le Conseil d’Etat, par un arrêt en date du 18 avril 2002 (Mbacké Fall et autres), remettre en cause cette inamovibilité, en estimant que le magistrat du siège pouvait non seulement être muté pour nécessité du service, mais surtout, ce qui est le plus spectaculaire, l’autorité qui procèderait à cette mutation n’est pas tenue de justifier la nécessité de service. Ce qui, en réalité, revient à dire qu’elle exerce en la matière un pouvoir discrétionnaire ! Le constat est donc simple : la Constitution dit que le magistrat du siège ne peut pas être muté, le Conseil d’Etat dit que l’autorité gouvernementale détient un pouvoir discrétionnaire pour le muter. On chercherait en vain ce qui a pu motiver le Conseil d’Etat dans l’adoption d’une telle position. Y aurait- il eu nécessité de faire prévaloir une raison d’Etat ?
L’indépendance du pouvoir judiciaire est donc loin d’être une réalité et cela représente le principal obstacle à l’exercice des libertés.
C’est pourquoi, vu sous l’angle du principe de liberté, la notion d’Etat-nation n’est plus, à proprement parler, le fondement du système politique sénégalais. En effet, l’Etat au lieu de se comporter comme la représentation de la nation et le défenseur des citoyens, est en quelque sorte, devenu leur oppresseur.
Les enseignements à tirer de ce fait politique majeur
Ces évènements de juin n’auront leur vraie portée que si les leçons qui s’imposent en sont tirées. Certes du côté de l’opposition, on parlera de victoire. Du côté du pouvoir on parlera de courage politique. Mais la victoire est simplement celle du peuple, celle de la démocratie, alors que la défaite serait celle de l’iniquité.
Le message délivré par les populations, ne s’adresse-t-il pas, cependant, au-delà du régime en place, à toute la classe politique ?
L’aspiration ainsi exprimée porte sur le changement radical de la conception qu’ont les hommes politiques du pouvoir et de l’Etat. Ce qui est réclamé, ce sont des réformes, c’est la modification des règles du jeu, pour prendre en compte les vraies préoccupations des citoyens, ce sont de nouvelles politiques pour mettre un terme aux inégalités ; c’est également que les parlementaires n’aient de compte à rendre qu’à ceux qui les ont élus, ce qui veut dire qu’il faut corriger l’état actuel des rapport entre les différents pouvoirs. Mais c’est aussi désormais, la possibilité pour ce peuple, d’exprimer son désaccord, chaque fois que les gouvernants veulent prendre des décisions contraires aux intérêts du pays.
Pour traduire de manière institutionnelle toutes ces exigences, c’est en réalité une nouvelle Constitution qui devrait être proposée aux citoyens. Celle-ci devra, de toute évidence, s’orienter vers le régime parlementaire. Cependant, puisqu’un Premier ministre, chef du parti majoritaire ou d’une coalition, peut avoir autant de pouvoirs qu’un président de la République dans le régime présidentiel, ladite Constitution devra laisser une grande place aux formes d’expression directe des populations et ainsi, prévenir la tyrannie des majorités formelles.
Afin de s’orienter dans cette direction, le pouvoir devrait engager sans tarder des entretiens avec l’opposition et la société civile. Car les questions ainsi posées vont au-delà du sort d’un régime ou d’un autre, elles sont prioritaires même par rapport aux calendriers électoraux : il s’agit véritablement de refonder le système politique, en tenant compte des évolutions profondes qui structurent désormais la société : rapide croissance démographique, population très jeune (plus de 50% des habitants ont moins de 20ans), montée vertigineuse du sous-emploi et de la pauvreté. Et pour ce faire, il est impossible de s’en remettre à un seul bord politique, car il s’agit d’un enjeu qui concerne tous les Sénégalais.
Une fois la nouvelle Constitution adoptée par referendum, des élections seraient immédiatement organisées, pour désigner un président de la République et un nouveau Parlement. En outre, pour faire face à la situation de détresse quasi générale, tous les acteurs présents et futurs, doivent impérativement se rallier à l’idée que le changement complet des orientations économiques, suivies depuis plusieurs décennies, est devenu incontournable. Ce qu’il faut, c’est un large consensus autour de l’option tendant, désormais, à consacrer la part la plus significative des investissements publics aux secteurs de production où évolue l’essentiel de la population.
En conséquence, nous marquons d’avance notre désaccord avec toute autre forme de réaction, consistant, du côté du pouvoir, à envisager de violentes représailles, si pareille situation se reproduisait, ou pour l’opposition, à se frotter les mains, en pensant qu’elle est presque parvenue à ses fins.
Le gouvernement, pour ce qui le concerne, doit en effet se garder de croire qu’une réponse qui serait disproportionnée, pourrait consolider sa position. A cet égard, personne ne doit oublier la phrase d’un diplomate russe qui a déclaré, au sujet de la Libye : «Kadhafi a perdu sa légitimité le premier jour où il a ordonné de tirer une balle contre son peuple ». Bien sûr, on pourrait demander à ce responsable s’il a la même opinion quant à l’attitude de l’Etat russe dans le conflit avec la Tchétchénie !
Une crise politique doit être résolue par des moyens politiques et non en empruntant des voies menant dans l’impasse.
Bien entendu, dans une République, la force publique est sous les ordres du pouvoir civil. Cette soumission gardera son plein fondement aussi longtemps que le pouvoir civil restera en parfaite conformité avec les lois de la République, surtout avec l’esprit de ces lois. C’est tout le sens de la formule : « Il faut que force reste à la loi ».
Cependant la tradition républicaine veut aussi que, lorsque des mouvements de protestation populaire atteignent une massification sans précédent, la réaction naturelle des dirigeants les amène, soit à faire droit aux revendications, soit à remettre en jeu leur mandat en retournant devant les électeurs, non à envisager le coup de feu sur une population aux mains nues.
Quant à l’opposition, il est vrai qu’elle a participé aux manifestations, mais peut –elle affirmer que ces milliers de jeunes étaient en majorité ses militants ? Elle doit se convaincre que cette lame de fond a largement débordé le cadre de tous les partis ou mouvements citoyens et que ce qui désormais est en cause, ce n’est nullement la question de savoir qui va diriger le Sénégal, mais que va-t-on faire de ce pays, comment résoudre ses problèmes de gouvernance, de quelle manière le sort peu envié de ses populations peut être radicalement changé.
Pour conclure, nous appelons la classe politique dans son ensemble et les organisations de la société civile, à écouter le peuple et à agir vite, car le pays est dans une situation d’urgence. Il faut mettre de côté toutes les ambitions de pouvoir et s’atteler de suite à la tâche. Selon nous, les élections présidentielle de février et législatives de juin 2012 sont trop lointaines et il ne faudrait pas attendre qu’une nouvelle crise secoue le pays, avec des conséquences imprévisibles, pour engager une concertation. Au surplus, le schéma de l’opposition qui consiste, si elle venait au pouvoir en février prochain, à observer une période de transition de trois ans, n’est plus d’actualité : c’est maintenant qu’il faut que tous s’entendent sur une refonte de la charte fondamentale et la mise en place de nouvelles institutions, afin, au plus vite, que soient engagées les actions urgentes qu’appelle le relèvement du pays.
* Sidy Diop «Convergence patriotique- le Sénégal d’abord »
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