Les organisations dites de le « société civile » et leur rapport à la politique

Depuis qu’elle s’est affirmée dans l’espace publique au début des années 1990, avec le vent de la démocratisation en Afrique, la société civile n’a cessé de faire l’objet débat par rapport à son identité. Il est même question de «nébuleuse», tant ses contours paraissent difficiles à saisir au gré des définitions et des contours qu’on lui donne. Mais peut être que l’identification est difficile parce que sa définition est souvent faite par rapport à la classe politique. Seyni Diop, dans cette analyse, tente de partir du sens du mot «civil» pour la particulariser d’abord, dégager ce que peut recouvrir l’expression «société civile» ensuite et enfin la positionner comme une force incontournable dans la conduite de l’Etat, au plus haut niveau

L’évolution du sens des mots dans presque toutes les langues, a ceci de particulier qu’elle s’effectue, presque toujours, de manière insensible, c’est à dire sans que l’on n’y prête grande attention. Assez souvent, c’est une démarche de facilité qui incite à utiliser le même vocable pour désigner une nouvelle notion, au lieu de forger un nouveau terme.

Une telle opération intervient en général, dans chaque domaine d’activité et au sein du groupe de locuteurs concernés, à l’initiative, non pas d’un rassemblement de personnes qui se réuniraient spécialement à cet effet, mais simplement d’un membre dudit groupe ; ce dernier est lui-même amené à introduire le nouvel usage, souvent « par défaut », c'est-à-dire parce que ne trouvant pas, au moment voulu, un autre terme pour exprimer l’idée ou la chose en question. Si cette personne se trouve être quelqu’un d’influent pour une raison ou pour une autre, cela peut rendre encore plus aisées l’entrée et l’acceptation du nouveau sens dans l’usage de la langue.

Ainsi, « sans tambour ni trompette » et par l’effet d’imitation naturelle, un deuxième sens prend naissance et place à côté du premier. Au début, parfois, l’on prend la précaution du guillemet ; mais, très vite, l’on s’en passe résolument, estimant que l’usage est désormais suffisamment répandu pour donner sa parfaite légitimité à la nouvelle acception.

Avant de tenter une analyse de ce que recouvre l’expression « société civile » et d’identifier la place qui est faite au Sénégal aux organisations répondant à cette dénomination, intéressons-nous d’abord au sens du mot « civil ».

L’épithète civile dans l’expression société civile a été, depuis longtemps, opposée à l’adjectif militaire, ce dernier désignant tout ce qui a trait à l’armée. Du côté de l’armée, d’ailleurs, lorsque l’on parlait des civils, c’était avec, sinon une nuance péjorative, du moins une certaine condescendance. Le civil était le faible, devant bénéficier de protection parce que ne pouvant pas se défendre lui-même ; tandis que le militaire incarnait la force, parce qu'appartenant à un corps structuré et organisé, dans la plus parfaite discipline, ayant le privilège de porter une arme, se reconnaissant à la tenue et au grade, et chargé de la noble mission de défendre la patrie, au péril de sa vie. C'était aussi lui, le militaire, qui était préposé à la réalisation des grands desseins nationaux, notamment les nouvelles conquêtes territoriales dont le but était d’apporter davantage de grandeur et de puissance à la nation.

Chemin faisant, on semblait oublier que pour constituer l’armée, il fallait bien lever des contingents parmi les jeunes et vaillants civils, ces derniers acceptant ou étant forcés de suspendre un moment, ou d’abandonner pour toujours, leur vie « civile ». L’on passait volontiers sous silence, également, le fait que, pour que l’armée eût les moyens de son action, il fallait bien une renonciation de la part des civils à une portion de leur avoir, sous forme d’impôt ordinaire ou spécial, mais toujours forcé parce qu'obligatoire.

Aujourd’hui encore, par ces temps « riches » en attentats et autres attaques dites terroristes, sur plusieurs endroits du globe, l’on donne les bilans des pertes en vies humaines en mettant en exergue les pertes civiles, comme pour signaler la gravité particulière qui caractérise les actes concernés, le civil n’ayant pas de moyen propre, c'est-à-dire des armes, pour sa défense. Dans ce cas, l’on n’a peut-être pas conscience du fait que, pour ce type d’attaque, en raison de l’effet de surprise qui l’accompagne et découlant de sa grande imprévisibilité pour les victimes potentielles, son lieu de survenance étant également susceptible d’une variation presque infinie, posséder ou non une arme n’est pas déterminant pour être épargné ou atteint. Voilà pourquoi d’ailleurs, dans cette occurrence, l’on condamnera l’acte terroriste en le qualifiant de crime contre l’humanité et non de crime de guerre. La même qualification est utilisée, quand une force publique, sous le prétexte de maintenir l’ordre, tire délibérément sur des civils sans défense pour faire des blessés et des morts : les exemples sont nombreux et il n’est pas nécessaire de remonter loin dans le temps pour les trouver.

Les choses paraissent, par contre, moins simples, lorsqu‘on fait suivre le nom « guerre » de l’adjectif « civile ». La guerre, tout court, signifie un conflit opposant deux Etats s’appuyant sur leurs forces armées. Quant à la guerre civile, cette expression est-elle utilisée seulement quand, à l’intérieur d’un pays, l’Etat et son armée sont en conflit avec la population civile. Apparemment, ce critère n’est pas suffisant : en effet si le conflit est localisé dans une seule portion du territoire, ou bien, même plus élargi, il est de courte durée, on utilisera les termes rébellion, révolte, soulèvement, etc., mais pas de guerre civile. Des exemples tels celui de l’Espagne (1936-39), ou du Rwanda (1994) peuvent être cités, comme guerres civiles ; mais pas le conflit entre l’Etat Malien et l’ethnie Touareg, où l’on a préféré utiliser le terme « rébellion ».

Ainsi, l’étendue du conflit et sa durée paraissent être les critères déterminants.

Au-delà de cette sémantique - et au risque de nous éloigner quelque peu du cœur de notre sujet -, il nous faut cependant saisir l’occasion qui nous est offerte, pour rappeler la nécessité, l’impérieux devoir pour les nations et surtout pour leurs dirigeants, d’user de toutes leurs forces afin d’empêcher la naissance de tels conflits, qui ont pour effet, le plus souvent, de détruire un pays et son peuple, d’ouvrir des plaies difficiles à refermer et d’imposer enfin une longue reconstruction qui ne réussit jamais à refaire tout ce qui aura été défait. Et l’on se rend compte toujours, après coup, que les raisons qui semblaient justifier le déclenchement du différend, n’ont aucune valeur, face aux profondes meurtrissures subies par la population, aux déchirures affectant pour longtemps la nation dans sa totalité et à l’ampleur des dégradations causées à un patrimoine commun que les efforts de plusieurs générations avaient, péniblement, contribué à constituer.

Or donc, on peut dire que la différenciation qui vient ainsi d’être examinée, entre ce qui concerne l’armée et ce qui ressortit à la population, même si quelques réserves doivent être admises, a l’avantage d’une certaine clarté : ce qui n’est pas militaire est civil.

Par contre, dans d’autres domaines tels que le Droit, une fois posée la grande séparation du droit public et du droit privé, à l’intérieur de ce dernier, on instaure une sous distinction bien moins évidente, entre le « droit civil » et les autres droits : droit commercial, droit du travail (est-il public ou privé ?), le droit civil étant censé concerner les personnes dans leur état (mariage, paternité, divorce, etc.), leur relation avec leur patrimoine (donations, baux à usage d’habitation, succession et partage, affermage de terres, etc.) et leur responsabilité, vis-à-vis des autres, quant aux conséquences de leurs actes ou omissions dommageables. Et pourtant, les autres « droits » concernent aussi des personnes privées, qui font entre elles du commerce, qui les unes emploient les autres au service de leurs entreprises, ou encore qui empruntent des fonds à une banque, elle aussi privée. L’on ne peut manquer de relever un certain arbitraire dans ces distinctions. Mais peut-être a-t-on fini par s’en accommoder, en pensant que le « civil » intéresse essentiellement la personne dans ce qui lui est propre, sa sphère familiale, son intimité et ses biens. Il reste que l’on aurait pu, simplement, appeler ce droit « droit des personnes ».

Dans le cadre de l’organisation des sociétés, une fois dépassé le stade où la structuration distinguait entre la noblesse qui aidait le monarque à gouverner, l’armée, l’ordre religieux et le reste de la population, la nouvelle tendance va dans le sens d’une séparation, voire une opposition entre la classe politique qui gère ou aurait pour vocation de gérer l’Etat, d’une part, et la société civile, d’autre part. Si l’on s’en arrêtait là, rien n’empêcherait de considérer les religieux (chez nous les Confréries islamiques et l’Eglise qui sont d’ailleurs des associations de fait), ainsi que les entreprises et les syndicats de travailleurs, comme faisant partie de la société civile, en même temps que les associations.

Mais, il apparaît assez clairement que dans l’expression société civile, l’on identifie l’idée d’une organisation s’occupant de questions temporelles, à l’exclusion de celles relatives à la foi, « civil » étant ici voisin de laïque, de séculier ; d’un autre côté, la société civile étant entendue comme ne poursuivant pas la satisfaction d’intérêts matériels, personnels ou catégoriels, l’entreprise produisant ou échangeant des biens ou des services, dans le but d’enrichir son ou ses propriétaires, se trouve exclue de la catégorie. Pour les mêmes raisons, il serait impossible d’y ranger les syndicats.

Il ne resterait plus alors que les associations, pour composer la société civile. Mais les partis politiques étant aussi des associations, l’on s’est empressé de dire que les organisations de la société civile, par nature, ne peuvent être des organisations à but politique.

La difficulté surgit, cependant, lorsqu’il s’agit de tracer la frontière entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas (le sens premier du mot étant ce qui a rapport avec les affaires de la cité). En effet que dire de telle association de bienfaisance qui s’active pour récolter des fonds qu'elle destine au soutien d’un centre de santé, pour ainsi accroître la capacité de celui-ci d’assurer le service au bénéfice des usagers ? Ne vient – elle pas ainsi compléter la politique de l’Etat ou de l’un de ses démembrements ? Ou encore, de cette organisation des Droits de l’homme qui s’investit dans la lutte pour le respect des libertés publiques et des droits humains, d’une manière générale ? Ne s’implique-t-elle pas là, dans un domaine où la puissance publique a reçu expressément une mission clairement définie, dans la charte fondamentale ?

Ou bien de cette association, regroupant les citoyens ressortissant de telle ville, visant à promouvoir le développement de ladite localité et pour le bien de toute la collectivité concernée ? L’Etat n’a–t-il pas en son sein des départements ministériels, des collectivités décentralisées et même des services spécialisés en charge du développement urbain, sur toute l’étendue du territoire ? De même cette association de consommateur, qui déploie des efforts pour réduire le coût de la vie et tente de veiller à la comestibilité des aliments et boissons ? Des services publics (direction du commerce et des prix, services de l’hygiène et de la santé) ne travaillent–ils pas dans le même but ?

Il en serait ainsi, également, de l’association des contribuables (qui concernerait toute la population, car, même dépourvu de revenus imposables, l’on n’en paie pas moins les taxes indirectes qui frappent tous les produits consommés), si cette dernière venait à voir le jour, qui s’engagerait dans une action visant à obtenir les informations les plus complètes, sur l’usage qui est fait des ressources que ses membres fournissent à l’Etat, ou à ester en justice, à titre de partie civile (encore ce mot qui ici s’oppose à pénal), si elle est alertée sur des affaires de détournement à grande échelle de deniers publics. N’existe-t-il pas un parlement qui, après avoir voté la loi des finances pour autoriser les recettes et les dépenses, est censé exercer le contrôle de l’exécution du budget ? Et les corps et juridictions de contrôle (Inspection générale d’Etat, Cour des comptes), ne sont-ils pas expressément investis, à titre complémentaire, de cette mission ?

On le voit, de toute évidence, cette activité des associations est directement liée, même si cela est à titre subsidiaire, à la politique, c'est-à-dire à la gestion de l’Etat, qu'on le reconnaisse ou non.

Est-ce la raison pour laquelle, s’agissant de la mise en place des institutions que sont l’Assemblée nationale et le Président de la République, le législateur ait voulu, quelque peu, briser le monopole des partis politiques, en ouvrant aux candidats indépendants la possibilité de se présenter aux élections correspondantes ? L’on notera, cependant, que cette concession n’est faite que « du bout des lèvres », tant sont contraignantes les conditions dont elle est assortie !

Et force est de reconnaître qu'une liste indépendante de candidats au mandat parlementaire, lors de sa constitution, implique la mise sur pied d’un regroupement, l’élaboration d’une stratégie commune (thèmes de campagne, répartition des rôles et des tâches, choix des vecteurs de la communication et différenciation des cibles, etc.), pour réussir un objectif commun : s’il n’y a pas là une association, même conclue pour une courte durée, cela y ressemble bien fort ! Egalement, un candidat à l’élection présidentielle, qui convainc dix mille citoyens à apposer leur signature sur son acte de candidature, à travers plusieurs régions du pays, est sûrement à la tête d’un vrai parti, surtout si l’on considère que parmi les partis qui eux ont la faveur du processus électoral, plus de la moitié ne compte pas plus de cent adhérents ! Ce seul fait devrait d’ailleurs justifier un abaissement substantiel de ce nombre de signatures exigées, voire sa suppression, à moins que l’on soumette désormais les partis, à l’obligation de présenter un nombre équivalent d’intentions d’adhésion, pour leur délivrer récépissé, ou bien le même nombre d’adhérents, pour valider un enregistrement précédemment accordé (dans le cas des partis existants).

(…) En vérité, la société civile mériterait d’être traitée bien mieux qu'elle ne l’est actuellement au Sénégal. Elle seconde partout l’Etat dont les moyens sont limités ; elle propose des pistes de réflexion ou suggère certaines stratégies pour aider le pays à sortir de ses difficultés, ainsi qu'elle l’a abondamment prouvé, par son apport significatif lors des travaux des Assises nationales. Tandis que les partis, populistes à souhait quand ils sont dans l’opposition, s’assignent pour préoccupation majeure, dès qu'ils accèdent au pouvoir, de trouver le moyen d’y demeurer le plus longtemps, les services qui doivent être rendus à la nation passant au second, voire au troisième plan. Les organisations de la société civile, quant à elles, du fait d’un ostracisme qui ne dit pas son nom, ne voient s’entrouvrir pour elles, que petitement, la porte qui leur permettrait de participer à la conduite de l’Etat, au plus haut niveau.

Il est de toute manière loisible à tous, à l’heure des bilans, de faire le constat que les partis qui ont géré le pays depuis son indépendance, ne sont nullement en mesure de proclamer leur réussite dans la vraie mission qui leur a été confiée : les Sénégalais, dans leur majorité, sont en effet plus pauvres et dans une situation où l’espérance n’a jamais été aussi absente de leur cœur, car, sans doute, se disent-ils qu'ils ont tout essayé, puisqu'ayant fait confiance, tour à tour, à chacun des deux principaux pôles politiques.

Le temps ne serait-il pas donc venu de s’adresser à une troisième force, au sein de laquelle la société civile recevrait une vraie responsabilité ?

Aux sénégalais de répondre.

* Sidy DIOP a été conseiller technique au ministère de l’Economie et des Finances du Sénégal - E mail : [email][email protected]

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