Le deux dernières décennies ont été le témoin de tragédies réelles pour les populations pauvres de la plupart des pays du tiers-monde. Leurs droits les plus élémentaires, comme celui de l’accès à la ‘ressource universelle’ qu’est l’eau, ont été sacrifiés à l’autel de la seule volonté –voire du seul caprice- de sociétés financières internationales et de leurs alliées que sont des multinationales qui ne sont mues que par l’appât du gain. ‘Libéralisation’, ‘privatisation’ sont ainsi devenues un jargon fétiche que ne cesse de leurs rabâcher la société capitaliste mondiale qui impose son diktat a des gouvernants devenues tout simplement des caisses de résonance. Cet article se penche sur la privatisation de l’eau au Sénégal et tente d’en faire ressortir les multiples avatars.
Le Sénégal a été l’un des premiers pays africains à s’engager dans la privatisation des secteurs clés de son économie. Si le Ghana fait aujourd’hui cas de «modèle» pour les institutions financières internationales, en particulier la Banque Mondiale, le Sénégal a tôt fait d’être classé parmi les «élèves» cités en exemple en matière de privatisation. Les processus économique enclenchés à la fin des années 70 ont eu comme corollaire naturel le retrait de la tutelle de l’Etat des secteurs clés de l’économie et le bradage des sociétés nationales.
Du programme de redressement économique et financier lancé au moment du départ de l’ancien président Senghor, aux plans d’ajustements structurels initiés au milieu des années 80 sous le règne de Diouf, jusqu’aux stratégies de réduction de la pauvreté, différentes mutations ont accompagné la déstructuration du tissu économique et social. Les recettes imaginées à travers ces différentes politiques mises en place par les institutions financières internationales, n’ont jamais généré cette croissance attendue comme le moteur du développement. Pire, le «moins d’Etat» dont on attendait le «mieux d’Etat» a tout simplement créé un vide qui a tiré le service public et toutes les politiques sociales vers le néant.
Taxé de tous les maux, le service public et la notion de bien public ont été suppléé par le culte du profit, des avantages et du rendement. Les droits les plus élémentaires des populations, parmi lesquels celui de disposer des ressources naturelles et d’avoir leur mot à dire sur leur mode de gouvernance et de gestion sont bafoués. C’est par-dessus leurs têtes que les négociations se font et que les décisions se prennent, si tant est qu’on peut parler de négociations face aux diktat de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International imposé à des Etats et des leaders politiques qui n’ont aucune emprise sur leur destinée.
Erigé en slogan dans les années 80, le ‘moins d’Etat, mieux d’Etat’ était pratiquement devenu une incantation dans la bouche des gouvernants. Une formule sur toutes les lèvres, qui paraissait d’autant plus scandaleuse qu’elle était une négation délibérée de la paupérisation et de la misère dans lesquelles les politiques en vigueur plongeaient les couches sociales défavorisées. Comme dans un enchaînement sans fin, une logique sans issue. Entre ‘libéralisation’ et ‘privatisation’, des mots ‘fétiches’ rythmaient le discours des décideurs mais faisaient en même temps le lit du calvaire des populations.
Au Sénégal, comme dans presque tous les autres pays pauvres soumis à leur «potion», les institutions financières internationales, en l’occurrence la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International, avaient un prêt-à-porter. Des conditionnalités quasi systématiques à l’octroi de prêts. Il fallait d’abord procéder à des restructurations au niveau de la fonction publique et des sociétés nationales et ensuite privatiser le patrimoine d’Etat.
Au rythme de ces restructurations, des milliers de travailleurs allaient se retrouver dans la rue. Pour réduire la masse salariale, on nourrissait le chômage. Pour rendre les structures plus vendables, il fallait les alléger de leur personnel. Pour résorber les déficits fiscaux de ces entreprises, on n’a pas hésité à faire passer les comptes par pertes et profits.
Dans le même temps, l’Etat niait sa vocation providentielle et tournait le dos à ses responsabilités sociales. Des secteurs cruciaux comme l’éducation et la santé ont été ainsi sevrées de subventions, dans la philosophie de cette nouvelle donne politico-économique qui poussait l’Etat à s’engager le moins possible dans des investissements.
C’était le culte du privé à tout va. Des sociétés nationales parmi les plus stratégiques n’ont pas résisté à cette logique. Comme la Société nationale d’électricité du Sénégal (SENELEC), dont le processus de privatisation a été bloqué et non annulé, ou la Société nationale des eaux du Sénégal (SONEES). Ainsi, la symbolique image que l’eau charrie en tant que ressource universelle appartenant à la fois à tout le monde mais n’étant la propriété privée de personne, ne pèsera rien devant les appétits qui s’ouvraient ainsi.
Privatiser, disait-on, serait la solution face aux dysfonctionnements notée dans la marche de secteur incapables de faire face aux besoins croissants des populations. Mais au lieu régler les multiples contraintes déjà notées dans l’accès à l’eau et à l’électricité, ces privatisations n’ont fait que précariser davantage les couches sociales les plus défavorisées. L’accès à l’eau et à l’électricité a été rendu plus aléatoire, d’autant plus que les coûts en sont devenus beaucoup plus exorbitants.
Dans les passages qui suivent, nous allons nous pencher sur la privatisation de l’eau au Sénégal et sur ses implications socio-économiques.
La marchandisation de la ressource ‘Eau’
C’est en 1995 que, sous la dictée de la Banque Mondiale, l’Etat du Sénégal procède à la privatisation du secteur de l’eau. Ainsi, la Société Nationale d’Exploitation des Eaux du Sénégal (SONEES) a été démembrée en deux structures : la Société Nationale des Eaux du Sénégal (SONES), société de patrimoine, et la Sénégalaise Des Eaux (SDE), société d’exploitation, exploitant privé.
L’adjudicataire est la SAUR, une filiale du groupe français Bouygues. Elle détient 51% du capital alors que les 49% restants sont répartis entre l’Etat du Sénégal (5%), des privés sénégalais (39%) et les employés de la défunte SONEES (5%). Alors que la SONES est censée s’occuper du management des ressources hydrauliques nationales et de tout le patrimoine de l’Etat afférent à ce secteur, la SDE a le monopole exclusif de l’exploitation et de la commercialisation. Dans ce schéma, c’est elle qui fait les profits et qui doit par conséquent verser des redevances à la SONES.
Le plus cocasse dans cette affaire est que le contrat liant la SDE à la SONES et, par ricochet, à l’Etat sénégalais, ne concerne que l’exploitation de l’hydraulique urbaine. Ceci montre à quel point les préoccupations liées à la rentabilité financière sont prépondérantes. La facturation et le recouvrement des redevances sont bien entendus supposés plus effectifs en milieu urbain où les usagers seraient plus solvables, mais aussi où les moyens de coercition seraient plus effectifs en cas de non paiement des factures. C’est donc ‘logiquement’ les centres urbains qui vont bénéficier de la plupart des investissements de la SONES pour améliorer les infrastructures et assurer un bon système de recouvrement.
Si les consommateurs vivant dans les centres urbains ont pu ainsi bénéficier, dans une certaine mesure, de meilleurs services (modernisation des structures, amélioration de la qualité de l’eau), les populations vivant en milieu rural sont laissées en rade. Ceci, sur le plan de la gestion globale de l’Etat, donne lieu à des pratiques graves. En ce sens qu’il se créé une dichotomie dans l’allocation de services à la population nationale en fonction des attentes financières qu’ont d’elles des multinationales.
En guise de rappel, il importe de noter que SAUR est fondamentalement une entreprise capitaliste, une multinationale qui a étendu ses tentacules un peu partout dans le monde et qui n’est mue que par la recherche du profit. Que ce soit au Sénégal ou dans les autres pays où elle a été la société adjudicataire du secteur de l’eau, son rapport avec cette ressource est simplement celui qu’elle aurait eu avec tout autre produit commercial. Et le pire dans tout cela est que l’irresponsabilité de nos Etats va jusqu’au point où ils n’ont aucune considération pour le rapport culturel et social que leurs populations ont avec les éléments qu’ils manipulent.
En d’autres termes comment comprendre qu’ils décident du jour au lendemain de transférer la gestion d’un bien considéré depuis la nuit des temps comme public, par l’imaginaire populaire, et autour duquel beaucoup de processus de socialisations s’opèrent, à des acteurs étrangers au milieu et avec lesquels on n’a pas cru nécessaire de dresser un code de conduite prenant en compte les spécificités locales.
Dans les villages comme dans les quartiers pauvres des villes, les pratiques répandues et quasi institutionnalisées consistaient en l’érection de bornes fontaines au niveau desquelles les populations qui ne disposaient pas de systèmes privés d’adduction d’eau à domicile pouvaient s’en procurer gratuitement. Pour en rationaliser l’utilisation et parer à tout gaspillage, le chef de quartier ou toute autre personne digne de confiance pour les habitants se voyait confier la responsabilité de les gérer. Des créneaux horaires, généralement en début de matinée et en fin d’après-midi, étaient définis avec l’accord des populations pour que les bénéficiaires puissent faire leurs réserves.
De même, des traitements spéciaux pouvaient être conférés à des entités comme les établissements scolaires, les écoles coraniques, les mosquées et autres structures de ce genre qui pour la plupart du temps bénéficiaient soit d’un fourniture gratuite d’eau soit de tarifs préférentiels.
La privatisation viendra récuser tous ces types de prestations modulées en fonction du profil des bénéficiaires. Il faut débourser de l’argent pour boire ! Idem si on veut disposer de l’eau pour faire à manger, faire sa toilette ou son ménage. Des tarifs sont arrêtés et l’eau s’acquiert à la bassine ou au seau au niveau des bornes fontaines. Les prix varient en fonction des emplacements. D’ailleurs, ces bornes fontaines sont vouées à la disparition puisqu’elles sont réduites au minimum, l’objectif étant d’amener chaque foyer à se procurer un branchement auprès de la SDE assorti d’un système de facturation.
Quant aux structures qui bénéficiaient de traitements préférentiels, elles se voient désormais imposer le système de facturation et sont appelées à payer des factures bimestrielles au même titre que tous les autres usagers.
Pour beaucoup cette nouvelle donne rime avec une utilisation parcimonieuse de cette denrée devenue soudain rare ou le recours à des sources alternatives d’eau comme les cours d’eau. Cette eau non potable, utilisée a des fins de consommation dans les foyers pauvres, ne manque pas de poser des problèmes de santé publique.
Aussi n’est-il pas exagéré de faire un lien de cause à effet entre cet accès limité à l’eau et la prolifération, ces dernières années, de maladies comme le choléra au Sénégal. Aussi appelée la maladie des mains sales, parce que justement dues principalement à un manque de salubrité, les épidémies de choléra ne cessent de se signaler périodiquement dans diverses localités. L’expérience a montré qu’elle ne touche presque que les populations pauvres qui n’ont qu’un faible ou aucun accès à l’eau potable.
De même, il n’est pas rare de voir des établissements scolaires dont l’eau a été coupée parce qu’ils ont été incapables de payer leurs factures. Dans de tels cas, les élèves se rabattent dans les maisons environnantes aux heures de recréations, qui pour quémander un verre d’eau a boire, qui pour demander l’autorisation d’utiliser les toilettes. Voilà que cette couche sensible se retrouve confrontée à une vulnérabilité inattendue. Les risques collatéraux qu’impliquent de telles démarches sont réels. Les enfants se retrouvent ainsi exposés à divers dangers dont ceux de se voir offrir une boisson non potable ou pour les petites filles le risque de faire l’objet d’abus sexuels.
Par ailleurs, de nombreux autres aspects sociologiques liés à la fréquentation des bornes fontaines sont déniés à des femmes pour qui cela représentait un élément essentiel de leur vie sociale. Le fait d’aller tous les matins et tous les après-midi à la borne-fontaine permettait de se retrouver entre amies, de se raconter les derniers épisodes de leurs vies, bref de s’évader un peu de leur train-train habituel. L’acte d’aller puiser de l’eau a une dimension genre importante : c’est l’apanage des femmes et le cheminement de la maison à la borne fontaine offrent à celles-ci des occasions uniques de vider leurs sacs en exprimant à des oreilles compréhensives leurs frustrations et aspirations. La ‘marchandisation’ de l’eau profère un tout autre rapport avec l’eau et avec l’acte d’aller en chercher.
Un miroir aux alouettes
Les partisans de la privatisation se targuent de mettre en exergue des acquis positifs comme la modernisation des infrastructures, la distribution d’une eau plus potable ou encore la réduction des gaspillages d’eau au niveau des bornes-fontaines.
Par exemple, pour ce qui s’agit de l’accès, Ndaw est d’avis que ‘le bilan du programme après huit [c’est-à-dire de 1995 à 2003] ans de réalisation montre qu'il s'inscrit parfaitement dans la stratégie pour la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le Développement en milieu urbain. En effet, les chiffres de couverture de la région de Dakar montrent que la proportion de la population desservie est passée de 80,3% en 1995 à 96% en 2004 (76% par branchements et 20% par bornes fontaines), soit 620.000 personnes supplémentaires desservies. Pour les autres centres urbains (1,9 millions de personnes), le taux d'accès raisonnable en 2004 est de 84% (57% par branchements, 18% par bornes fontaines et 9% par puits moderne), soit 400.000 personnes supplémentaires desservies.
Ces arguments sont battus en brèche par de nombreuses études qui ont démontré que la privatisation du secteur n’a pas permis une augmentation substantielle des branchements.
L’enquête d’Aide Transparence n’est pas du même avis car elle relève que ‘le nombre de branchements dans le périmètre est passé de 203 902 en 1996 à 264161 en 2002, soit une augmentation de 60 259 branchements sur 6 ans. Pour une population de 10 000 000 habitants, cela ne semble pas représenter une bonne performance. (…) Le taux de desserte dans le périmètre lui est passé de 72.5 en 1996 à 83.1 en 2001, alors qu’elle devrait peut être atteindre 95 % à la fin du contrat d’affermage liant l’ETAT, la SDE et la SONES’.
La privatisation n’a pas aussi résolu le problème lié de la qualité de l’eau. Le rapport d’Aide Transparence, montre qu’il n’est pas rare que les consommateurs se plaignent de la dégradation de la qualité de l’eau et de temps à autre, les organisations de défense des consommateurs montent au créneau pour exiger une meilleure qualité des services. C’est indéniable que les consommateurs ne font pas confiance à la qualité de l’eau qui coule du robinet.
En effet, jamais l’utilisation de l’eau minérale n’a été aussi répandue au Sénégal. Tous ceux qui peuvent se payer ce luxe préfèrent désormais boire de l’eau embouteillée. A un tel point que le marché de l’eau minérale est devenu un secteur très rentable. En l’espace de deux-trois ans, au moins trois nouvelles sociétés de production d’eau minérale ont vu le jour et affichent une santé financière assez impressionnante. Jadis perçue comme un privilège réservé aux couches aisées qui véhiculaient ainsi les signes extérieurs de leur aisance matérielle, la consommation de l’eau minérale est admise de nos jours comme obéissant à un souci de ne pas prendre de risques avec sa santé.
Les longues coupures d’eau sont toujours légion dans certaines localités ou a certains moments de l’année. Il peut arriver que des quartiers se retrouvent une ou des plusieurs journées entières sans que l’eau coule du robinet. Une image fréquente est celle de hordes de femmes, bassines à la main, errant de quartier en quartier à la recherche d’eau destinée à la boisson et à la préparation des repas familiaux.
L’observation a montré que la période de chaleur s’accompagne toujours de la hausse des pénuries d’eau. Aussi, il est avéré que les infrastructures hydrauliques ne couvrent point les besoins des consommateurs car des qu’il y’a une forte de concentration de population dans une localité donnée, la SDE se retrouve incapable à satisfaire la hausse de la demande. Tel est le cas lors des fête religieuses qui occasionnent d’importants déferlements de population à des endroits donnes pour durée bien définie. C’est ainsi dans une angoisse terrifiante que se retrouvent les populations locales et les ‘pèlerins’ à la veille de chacune de ces célébrations.
Tout ceci pour signifier que même les performances techniques attendues n’ont pas ete entièrement réalisées.
Une autre question cruciale est celle relative au coût de l’eau. Il ne fait pas l’ombre d’un doute que le fait de confier l’exploitation de l’eau à une entreprise privée a entraîné une hausse des prix. L’enquête d’Aide Transparence nous informe que cette hausse des prix se situe à près de 40% en 2003. C’est exorbitant !
Le passage ci-après montre comment, d’une manière subtile, la SDE a accru considérablement les coûts appliqués au niveau de chaque grille tarifaire. ‘L’analyse des différentes grilles appliquées entre 1995 et 2003, montre que la tranche sociale (TS) de la SDE (pour les consommations entre 0 et 20 m3), est passée de 156.7FCFA en 1995 à 191.32 FCFA au 01 janvier 2003. Au même moment, pour la tranche pleine (TP), on est passé de 534.48 en 1995 à 629.88 pour les consommations entre 20 et 41 m3, et de 534.48 à 629.88 pour les consommations entre 41 et 100 m3, au 01 janvier. Une combinaison de toutes ces augmentations montre une hausse moyenne autour de presque 40 %, sur le prix de l’eau entre 1995 et 2003’.
De quelque bord que l’on apprécie la privatisation du secteur de l’eau au Sénégal, une constante demeure : c’est l’aspect perte/profit pour l’entreprise qui est davantage mis en exergue. Le processus de privatisation a fait ressortir que le droit d’accès à l’eau pour tout individu, le souci de justice sociale en donnant la même chance à tous les membres de la société de disposer des services que l’Etat est appelé a leur fournir n’ont point été une préoccupation de premier ordre. Les pauvres sont les laissés-pour-compte de ces différentes politiques initiées par les institutions financières internationales et appliquées par nos gouvernants qui n’ont cure de ce que peuvent endurer les franges les plus nombreuses de leur population.
Sources :
-Aide Transparence en Novembre 2003, ‘Processus et Impact de la Réforme Institutionnelle du Secteur de l’Eau et Politique de Tarification au Sénégal’.
-Ndaw Mouhamad Fadel, Avril 2005 : ‘Reforme du Secteur de l’Hydraulique Urbaine au Sénégal : Pièce Maîtresse vers la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le Développement.
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