Après 4 ans de retard, des élections se sont enfin tenues en Haïti en août dernier. Le très faible taux de participation (18%), le délai pour donner les résultats officiels et les nombreux incidents augurent mal de l’échéance électorale présidentielle du 25 octobre 2015.
Quelque 5,8 millions d’électeurs et électrices étaient appelés aux urnes pour élire 119 députés et 20 sénateurs le dimanche 9 août 2015, en Haïti. Plusieurs fois reporté, ce premier scrutin organisé depuis l’arrivée au pouvoir du président Michel Martelly, en mai 2011, a valeur de test pour le second tour, qui doit se réaliser le 25 octobre, en même temps que le suffrage présidentiel. Un éventuel second tour de l'élection présidentielle est prévu le 27 décembre. Le scrutin du 9 août constituait un véritable défi organisationnel : installer sur tout le territoire les 1 508 bureaux de vote, les doter du matériel nécessaire, former les dizaines de milliers de membres et d’observateurs, et assurer la sécurité et le bon déroulement de cette journée. Le plus grand défi est cependant de nature politique. L’expression de la souveraineté du peuple haïtien sera-t-elle respectée ? Ces élections seront-elles libres et indépendantes, rompant ainsi avec les exercices passés ? Si ces élections semblaient les bienvenues, elles révèlent une série de paradoxes et de contradictions, qui invitent à interroger la fonction de ce processus. Relevons-en trois.
DISPOSITIF ELECTORAL PARADOXAL
Premier paradoxe, celui d’élections nationales dépendant toujours plus de la « communauté internationale » pour leur financement, leur organisation et même leur légitimité. Cet exercice censé consacrer le pouvoir souverain des Haïtiens et Haïtiennes se trouve étroitement encadré et assisté par la « communauté internationale », dont au premier chef les États-Unis. Ce paradoxe se double par ailleurs d’un rapport asymétrique entre financement et légitimité. Ainsi, les élections coûtent de plus en plus cher : de 19 millions de dollars en 1995 à 60 millions en 2015, dont Haïti couvre moins d’un quart. Or, plus le budget augmente, plus il apparaît aux yeux des Haïtiens comme un « gwo bagay » (« gros machin »), qui concerne tout autant, sinon plus, les bailleurs étrangers qu’eux-mêmes.
Toutes proportions gardées, ce rapport se reproduit au niveau du nombre de partis politiques : 1853 candidats (dont seulement 152 femmes), issus de plus de 150 partis, se disputaient les élections du 9 août. L’Union européenne (Ue) remarque d’ailleurs « une augmentation des candidatures de 40% à 50% par rapport aux élections de 2010-2011 » (1). De plus, lors de ces élections, sur 68 formations inscrites, 55 n'existaient pas l’année précédente. En réalité, il s’agit le plus souvent de regroupements circonstanciels et opportunistes, très peu institués, et organisés autour d’une personne pour capter les dividendes (en termes d’argent et de pouvoir) du « marché électoral ». Il ne s’agit ni d’une fatalité ni d’une spécificité culturelle, mais bien de la stratégie d’une classe politique, qui se confond avec l’élite dominante. En témoigne encore dernièrement, la réforme mise en œuvre par le président Martelly, en avril 2013, afin de réduire de 500 à 20 le nombre de membres nécessaires à la formation d’un parti politique. Cette atomisation des partis vise à saturer l’espace politique, à diluer les acteurs, en occultant le monopole de pouvoir de fait (2).
INTERPRETATIONS PARADOXALES
Plusieurs actes de violence et de nombreuses irrégularités ont émaillé la journée du 9 août. Le Conseil électoral provisoire (Cep) a d’ailleurs émis des sanctions envers 16 candidats, qui ont été écartés. Pour autant, ce qui marque, ce sont les interprétations divergentes, selon qu’elles sont émises par les instances internationales ou les organisations haïtiennes de droits humains. Ainsi, la mission d’observation de l’Organisation des États Américains (Oea) a salué la tenue de ce premier tour des élections, « la participation de la grande majorité des forces politiques haïtiennes » et « la détermination du Cep à mener à terme ce processus électoral ». Même si elle déplore « le recours à la violence le jour de l’élection », elle souligne que celle-ci « n’a pas affecté l’ensemble du processus » (3).
La responsable de la mission d’observation électorale de l’Union européenne (Ue), Elena Valenciano, quant à elle, a évoqué « un pas essentiel vers une démocratie plus solide ». L’Ue regrette certes la faible participation, les difficultés et les incidents « parfois violents », mais ceux-ci auraient été localisés et « n’ont pas empêché le déroulement du scrutin dans la grande majorité des centres de vote » (4). Et l’Ue d’évaluer « les opérations de vote et de dépouillement » de la même manière que le dirigeant communiste français, Georges Marchais, jugeait, en 1979, l’évolution des pays socialistes : « globalement positive ».
Pourtant, lorsqu’on se tourne vers les évaluations des organisations haïtiennes, il semble qu’on ne parle plus des mêmes élections. La Plateforme des organisations de défense des droits humains (Pohdh), en collaboration avec le mouvement national Solidarité des femmes haïtiennes (Sofa), a émis un rapport dressant « un bilan préliminaire sombre du déroulement des législatives » (5). Elle signale par ailleurs que certains centres de vote étaient accessibles aux observateurs de l’Ue et aux journalistes étrangers, mais pas aux observateurs haïtiens.
Le Réseau national de défense des droits humains (Rnddh), le Conseil national d'observation électorale (Cno) et le Conseil haïtien des acteurs non étatiques (Conhane), qui ont mobilisé 1.500 observateurs, présents dans 728 centres de vote de tout le pays, ont publié un rapport commun. Selon celui-ci, « dans 50% des centres de vote observés (...), des fraudes massives et des tentatives de fraude, des irrégularités graves, des actes d'intimidation, des actes d'agression ou de violence, des actes de violence caractérisée ont été constatés ». Si bien que le rapport parle de violences et de fraudes « systématiques », et conclut à un « fiasco électoral » (6).
Comment expliquer une telle divergence d’évaluations entre les acteurs internationaux et nationaux ? Les premiers seraient-ils plus « constructifs », moins négatifs ; les seconds, plus exigeants, trop critiques ? Différence « culturelle » ? En réalité, ces appréciations contraires renvoient à une quête distincte de légitimité.
LEGITIMITE PARADOXALE
Le premier tour des législatives a été en outre marqué par une participation extrêmement faible, estimée à 18%. De quelle légitimité peuvent alors se prévaloir ces élus et, au-delà, le processus électoral lui-même ? Plutôt que d’accuser le désintérêt des électeurs, il faut pointer du doigt un es-pace politique dominé par « des plateformes circonstanciées électoralistes », opportunistes et déga-gées « de toute ligne politique et idéologique », sans positionnement clair et déconnectées des en-jeux nationaux (7). À cela, il convient d’ajouter la consécration institutionnelle de la stratégie de la violence et de l’impunité, dénoncée par le journaliste haïtien Gotson Pierre. Celui-ci, en effet, dé-montre que les principaux partis responsables des actes de violence dans la journée du 9 août – et au premier chef, le parti du président Michel Martelly –, n’ayant eu à subir qu’une mise en garde de la part du CEP, sont aussi ceux qui ont obtenu le meilleur score au premier tour : « La violence et les troubles sont donc payants » (8).
Les élections en Haïti, dans de telles conditions, ne seraient-elles pas une coquille vide ? Si l’Ue, l’Oea, les États-Unis et les pays occidentaux, en général, ont tendance à évacuer ce problème, c’est qu’au travers de ces élections, ce sont également leur crédibilité et leur légitimité – en tant que bailleurs, superviseurs et co-responsables –, qui sont en jeu. C’est aussi qu’ils sont désespérément à la recherche d’un minimum de stabilité institutionnelle dans ce pays. C’est enfin, que leur compréhension de l’espace et des pratiques démocratiques est limitée et fonctionnelle, de toute façon subordonnée aux politiques néolibérales, pour lesquelles l’État haïtien ne sert que de courroie de transmission.
L’ambassadrice des États-Unis en Haïti, qui s’est dit heureuse que le premier tour ait eu lieu, a donné la clé d’un tel positionnement, en déclarant : « nous avions enfin les élections. Pas parfaites, mais des élections » (9). Ainsi, attachée à la forme plutôt qu’au fond, à la lettre plutôt qu’à l’esprit, peu regardant des conditions et des pratiques, pourvu que les affaires puissent se poursuivre, la « communauté internationale » alimente, au fil des scrutins, un paradoxe. Celui d’« élections officiellement satisfaisantes, mais toujours contestées » (10), qui aggrave ainsi l’antagonisme entre l’exigence éthique des organisations de la société civile haïtienne – ne voulant pas n’importe quelles élections n’importe comment – et le mépris néocolonial du « ce sera toujours assez bon pour eux ».
Ce calcul s’avère pourtant contre-productif depuis longtemps. En guise de renforcement de l’État haïtien, seules la clique politique et l’élite économique se consolident, en lien avec les mesures ultralibérales mises en œuvre, et au détriment des mouvements de femmes et de paysans, des ONG, associations et syndicats. L’appui au processus électoral – minorisant systématiquement les irrégularités, les fraudes et les violences – se traduit par un soutien à la classe dominante, et par une gifle à la société civile. À l’heure de l’ouverture de la campagne présidentielle et de la rentrée des classes en Haïti, alors que l’insécurité alimentaire s’aggrave du fait de la montée des prix des produits de première nécessité (comme le riz, l’huile et la farine), la machine électorale se mue en instrument de contrôle plutôt que de libre expression, en mécanisme de subordination plutôt que de souveraineté, en se retournant une fois de plus contre le peuple haïtien.
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** Frederic Thoms est Politologue, chargé d’études au Centre tricontinental – Cetri (www.cetri.be). Il reprends le terme de « farce électorale » à l’économiste haïtien Leslie Péan (Leslie Péan, « Haïti en route vers une nouvelle farce électorale », AlterPresse, 15 mars 2015).
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NOTES
1) Union européenne, Déclaration préliminaire, 11 août 2015, http://www.eueom.eu/files/pressreleases/
2) Joseph Harold Pierre, « Crédibilité du CEP et légitimité des élections en Haïti », Alterpresse, vendredi 14 août 2015.
3) OEA, Observations préliminaires de la mission électorale de l’OEA, http://www.oas.org/
4) Mission d’observation électorale de l’Union européenne, « Haïti avance vers le renouvellement institutionnel. Certaines irrégularités et incidents ne font pas dérailler un scrutin marqué par une faible participation », http://www.eueom.eu/files/pressreleases/
5) « Haïti-Élections : La Pohdh doute de la légitimité « des élus » qui sortiront du scrutin du 9 août 2015 », Alterpresse, 17 août 2015.
6) Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), le Conseil national d'observation électorale (CNO) et le Conseil haïtien des acteurs non étatiques (Conhane), Rapport préliminaire sur le premier tour des élections législatives partielles, 25 août 2015, http://bit.ly/1WdHMp1
7) Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), le Conseil national d'observation électorale (CNO) et le Conseil haïtien des acteurs non étatiques (Conhane), Ibidem.
8) Gotson Pierre, « Scandaleuse impunité électorale en Haïti », Alterpresse 26 août 2015.
9) « Haïti-États-Unis : Pamela Ann White dresse un bilan positif de son mandat, la veille de son départ », Alterpresse, 28 août 2015.
10) Suzy Castor citée dans Gotson Pierre, « Quelles élections pour Haïti en 2015 ? », Alterpresse 10 avril 2015.
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