On aura à nouveau parlé d’Haïti, suite au récent séisme du Népal. Il est vrai que des correspondances existent entre les deux situations. La pauvreté, l’explosion urbanistique – centralisée et non-planifiée –, le manque de services sociaux de base, en général, et d’infrastructures de santé, en particulier, l’instabilité politique... autant de facteurs qui, plus que la magnitude du séisme, expliquent l’ampleur de la catastrophe du 12 janvier 2010 à Haïti comme celle du 25 avril dernier au Népal. À cela s'ajoute le voisinage encombrant de grandes puissances, qui pèsent lourd sur la souveraineté de ces deux pays...
Les Népalais, aujourd’hui, comme les Haïtiens, hier, ont été propulsés au-devant de la scène médiatique, mais comme figurants passifs, servant surtout à mettre en valeur les vrais acteurs : secouristes et acteurs humanitaires internationaux. Le scénario n’a guère changé et la division du travail reste la même : aux uns (au Sud), le rôle de victimes désespérées et impuissantes, aux autres (au Nord), celui de héros venus les sauver. De l’alarme médiatique à l’engorgement humanitaire, en passant par le manque de coordination, la marginalisation des acteurs locaux – aggravée par l’usage quasi-exclusif de l’anglais – et la confusion entre visibilité et action, l’aide d’urgence retrouve ses mêmes réflexes. Enfin, le débat suscité par le fiasco de l'envoi par la Belgique de l'équipe B-fast confirme que ce type d'intervention d'urgence répond d'abord aux impératifs nationaux – en termes d'opinion publique, de promotion diplomatique et de « réputation de la Belgique à l'extérieur » (1) – et, en conséquence, la difficulté à penser et à agir en fonction de ce dont les Népalais ont besoin et de ce qu'ils demandent.
Si la Croix rouge haïtienne a fait un appel aux dons pour venir en aide au Népal, le parallèle fait entre les deux pays a un arrière-goût amer. Haïti sert en effet de contre-exemple de tout ce qui a échoué, de tout ce qu’il ne faut pas faire ni refaire. Et de tout ce qu'il reste encore à faire, puisque le dernier Bulletin humanitaire de l'ONU, suite aux récentes pluies et aux 23 séismes enregistrés de janvier à mars 2015, « s’inquiète de plus en plus du degré de vulnérabilité des populations face aux désastres » (3).
Critique paradoxale puisqu’elle est le fait des principaux responsables de cet échec : la « communauté humanitaire internationale ». Tenant à distance la critique des principaux concernés – Haïtiens, en 2010 ; Népalais, en 2015 –, ce monologue autocritique des acteurs d’urgence fait la démonstration tout à la fois de leur responsabilité morale – par rapport aux limites, ratés et accidents de leurs actions – et de leur irresponsabilité politique – d'une part, par rapport aux causes structurelles et, d'autre part, par rapport à l’échec et aux attentes frustrées des personnes.
L'expression de la solidarité haïtienne envers le Népal est affectée par le fait que la seule connaissance directe du Népal qu’ont la plupart des Haïtiens est marquée d’un signe négatif. En effet, ce sont des casques bleus népalais, membres de la Mission des Nations unies de stabilisation en Haïti (Minustuah), qui ont involontairement introduit l’épidémie de choléra dans le pays en octobre 2010 (3). Le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki Moon, a certes reconnu une « responsabilité morale » de l’Onu, et réaffirmé l’engagement de l'institution pour éradiquer l’épidémie, mais cela pour mieux esquiver la question du pardon et de l’indemnisation (5). L'immunité de l'Onu vaut l'impunité de l'État haïtien, et les deux échangent les revendications du peuple haïtien contre l'irresponsabilité des pouvoirs.
Enfin, 2015 est une année électorale à Haïti. Or, ces élections, retardées, compromises, financées et portées à bout de bras par une communauté internationale – cherchant à insuffler un minimum de légitimité pour que se poursuivent les politiques économiques qu’elle promeut –, occupent les esprits, et occasionnellement les rues. Paradoxe d'élections nationales, sous tutelle internationale, dont le coût – comme le nombre de partis (plus d'une centaine pour les prochaines élections) – ne cesse d'augmenter, alors que la confiance des Haïtiens, elle, diminue. Face à de telles échéances – sans compter celles, plus immédiates, de se débrouiller pour manger et vivre –, le Népal peut sembler loin...
Plus loin en tous les cas que la France, dont le président, François Hollande, en voyage officiel dans les Caraïbes, passe ce mardi 12 mai, pour la première fois, quelques heures à Haïti. Il a déjà annoncé, par rapport à la responsabilité de la France dans l’histoire de l’esclavage : « j'acquitterai la dette que nous avons ». Dette morale s’entend ; il n’est pas question de réparations financières. Certes, c’est un symbole important – plus encore au regard du néocolonialisme à peine voilé de Nicolas Sarkozy (6). Mais il convient de s’interroger sur les contours et la fonction d’une responsabilité uniquement morale, qui tend à se multiplier : de Bill Clinton – par rapport aux importations de riz américain, qui ont ruiné les producteurs haïtiens7 –, à l’Onu, en passant par le président français. Ne sert-elle pas à justifier la poursuite des mêmes stratégies, à occulter la responsabilité politique et à hypothéquer les chances de changements réels ?
Au hasard de l’actualité, la mondialisation acquière parfois des reliefs particuliers, faisant ainsi se croiser janvier 2010 et avril 2015, Haïtiens et Népalais. Peut-être faudra-t-il attendre pour qu’ils soient à nouveau réunis, derrière leurs télévisions, la Coupe du monde du football de 2022 au Qatar. François Hollande y était d'ailleurs récemment pour conclure la vente de 24 avions Rafale. Sa visite diplomatique et commerciale ne lui aura sûrement pas permis de rencontrer les quelques 400 000 Népalais qui travaillent sur place à la construction des stades de football. Ces travailleurs, sous le régime de la « kafala » (parrainage), dénoncé comme une forme d’esclavage moderne par nombre d’ONG et de syndicats, n’ont pu quitter le pays pour rentrer chez eux, aider leurs familles frappées par le séisme8. Peut-être, dans dix ans, la Fifa reconnaîtra-t-elle sa responsabilité morale...
Du Népal à Haïti, en passant par le Qatar, et en suivant les voyages du président français, de l’esclavage historique à l’esclavage moderne, la boucle de la mondialisation serait bouclée... s’il n’y avait aussi les luttes, l’écart constamment creusé avec l’image spectacle d’États faillis, de pays pauvres et de peuples impuissants, le ressort remonté d’autres histoires, qui cherchent moins à moraliser les rapports Nord-Sud qu’à changer la mondialisation.
1) La disparition de B-fast serait « en tous cas une grande perte pour la réputation de la Belgique à l'extérieur » affirmait Pierre Todorov, un des volontaires de B-fast, au Journal télévisé de la RTBF le lundi 11 mai 2015.
2) Lire à ce sujet Françoise Bouchet Saulnier, «Choléra en Haïti : les Nations unies s'immunisent contre l'indemnisation des victimes», http://bit.ly/1KfBQdC
3) Lire http://bit.ly/1QWU1Fz
4) On se souvient ainsi de son fameux discours de Dakar du 26 juillet 2007 : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire », http://bit.ly/1Fjxk9A/
5) Lire Frédéric Thomas, Haïti : un modèle de développement anti-paysan, http://bit.ly/1A9X0GI
6) Lire Confédération syndicale internationale (CSI), Rapport spécial de la CSI - Le Qatar : un cas difficile à défendre, http://bit.ly/1KfC1pc ; et http://ind.pn/1cxjbft
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** Politologue, chargé d'études au Cetri – Centre tricontinental (Louvain-la-Neuve).
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