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Quand les Africains participent aux premières éditions du Forum social mondial (Fsm) à Porto Alegre, ils ne sont qu'une trentaine, noyés parmi plusieurs dizaines de milliers de personnes. A la quatrième édition à Mumbai (Inde, 2004), leur délégation est beaucoup plus fournie, mais ils ne sont guère plus de cinq cents dans une marée d'altermondialistes qui dépassent la centaine de milliers. Leur présence est presque dérisoire. Leur voix porte néanmoins au niveau du Conseil international du Fsm quand elle s'élève pour réclamer l'organisation de la grand-messe altermondialiste en Afrique.

Malgré le scepticisme des uns et des autres, jusque parmi les délégués africains eux-mêmes, à pouvoir accueillir une telle mobilisation populaire sur le continent, à abriter un tel espace d'expression libre là où tant de libertés sont brimées, la requête accroche. La tenue du Fsm en Afrique deviendra réalité en 2007. Il reviendra au Kenya de l'accueillir. Derrière l'enthousiasme, les défis ne manquent pas aux Africains.

Quand le Forum social indien s'est engagé pour délocaliser un événement attaché à Porto Alegre et le transposer à Mumbai, ce fut pour en ajouter à la dimension populaire, à la richesse thématique et à la bonne organisation. D'autres enjeux étaient apparus sur le continent asiatique, dans la palette des déséquilibres qui structurent les inégalités dans le monde. Car celles-ci ne sont pas seulement verticales entre le Nord et le Sud. Elles sont aussi horizontales, endogènes et traversent les sociétés et les Etats du Sud. La question des castes en Inde avait ainsi marqué le Forum de Mumbai.

Le succès indien avait renforcé les envies africaines d'accueillir la grand-messe altermondialiste. Malgré les doutes sur l'environnement politique face à des débats iconoclastes et dénonciateurs de l'ordre établi. Malgré les doutes aussi sur les capacités d'accueil et d'organisation d'un espace d'évolution pour des dizaines de milliers de personnes. Et encore sur les aptitudes à assurer une réelle mobilisation populaire.

Jusqu'au Forum social mondial polycentrique de Bamako, en janvier 2006, les rendez-vous du mouvement social africain n'ont jamais été que des conclaves quasi confidentiels. Le Forum social africain de Lusaka, en décembre 2004, n'a guère polarisé plus de mille personnes, dans un Mulungushi International Conference Center qui sonnait désespérément creux. Pour organiser une marche dans les rues de Lusaka, il n'y avait pas plus d'une cinquantaine de personnes. Une interdiction de manifester fera d'ailleurs avorter la procession squelettique qui n'avait pas parcouru 500 mètres hors du centre de conférence.

Le premier Forum social ouest-africain de Conakry (novembre 2004) avait laissé entrevoir d'intéressantes capacités de mobilisation locale (environ 2000 personnes), mais d'un événement à un autre, le mouvement social africain manifeste à ce niveau des limites récurrentes qui restreignent sa portée. Le manque d'ancrage populaire est évident. Nulle part, en dehors du dernier Fsm de Bamako qui a revendiqué quelque 30 000 participants, l'événement n'a pu constituer un temps fort dans l'agenda local. Comme s'il y avait une rupture entre le quotidien des populations et ce bouillonnement en vase clos.

Le mouvement social africain manque encore de visibilité, même si la pertinence des idées, des causes défendues et des mobilisations initiées répond aux principales urgences qui interpellent l'Afrique dans la construction d'un monde meilleur. En fait, les passerelles tardent à se mettre en place pour permettre à cette dynamique d'irradier jusqu'à la base et offrir une mobilisation réellement populaire.

D'un rendez-vous à un autre, le débat peine à sortir du cercle des initiés. Les panels rassemblent pour l'essentiel les mêmes personnes, ressassant des idées plusieurs fois partagées ensemble, peinant à avoir un ancrage sur le réel. La forme d'organisation mérite d'être interrogée, les acteurs à mettre en scène gagneraient aussi à être reconsidérés.

Mise en orbite

Membre du Forum social marocain, Said Saadi laissait ainsi entendre au Forum social africain de Lusaka : «Nous sommes à un tournant après trois éditions. Le forum doit se renforcer en s’ouvrant à tous les autres groupes qui luttent sur le terrain. Je veux parler des syndicats par exemple (...) Il faut qu’on évite d’apparaître comme un groupe d’Ong qui aime beaucoup voyager et qui ne travaille pas sur le terrain. La tenue du forum doit être un moment de dresser le bilan et de tracer le programme de lutte pour les années à venir, avec un chronogramme précis.» Dans le même tempo, Abdouramane Ousmane du Niger ajoutait : «Il est temps qu’on développe des alternatives qui prennent en compte les aspirations des populations à la base, avec un ancrage démocratique qui leur donnera toute leur légitimité».

Le Forum social reste bien sûr un espace où la participation ne se prédétermine pas. Il s'agit de convergences que nul ne cherche à formater, mais à organiser de manière à ce que les idées se fécondent réciproquement et que les expériences d'ici puissent inspirer les mutations d'ailleurs. Mais des tendances peuvent être favorisées. Les ruptures ne peuvent être réelles sans que les véritables acteurs du changement ne soient au cœur du processus. Que ce soient les syndicats où les mouvements paysans, les forces sociales aujourd'hui organisées en Afrique sont fort peu présentes. Les thématiques discutées dans les panels et ateliers les englobent, le futur d'un «autre monde possible» se dessine à travers leurs perspectives, mais leur dynamique propre ne se fait pas sentir.

Posée au Forum social africain de Conakry, en décembre 2004, dans un panel, la question syndicale en Afrique face à la mondialisation, s'analysait bien à travers la nécessité de sa réorientation. Celle passant d'abord par un impératif de solidarité. «Quand les multinationales s'allient pour faire chanter les travailleurs, il n'y a pas meilleur rempart que la solidarité syndicale. Le chemin pour y arriver ? La fusion des centrales et des organisations syndicales à l'échelle nationale et à l'échelle du monde. Sur ce plan, les pays anglophones seraient très avancés. La Cosatu en Afrique du Sud est un exemple».

La seconde étape identifiée faisait cas de la promotion des normes internationales. «Elle se fait à deux niveaux. Les accords, les traités ainsi que les politiques des institutions onusiennes, de la Banque mondiale et du Fmi doivent intégrer les libertés syndicales qui symbolisent la dimension sociale des politiques de développement».
La dernière étape vers un syndicalisme moteur d'un «autre monde possible» devait aller vers «l'élargissement du champ d'action du mouvement syndical. Cette mutation doit s'opérer en plusieurs étapes. La mobilisation des adhérents, la recherche des moyens financiers, la démocratisation du mouvement syndical et la construction d'un partenariat avec les gouvernements et les multinationales». Mais la représentation syndicale à Conakry n'était pas assez conséquente pour poser un réel débat sur cette «feuille de route».

Depuis cinq ans qu'elle se structure dans l'altermondialisme, le mouvement social africain n'a pas encore identifié le moteur de sa mise en orbite. Des acteurs clés du changement sont identifiés, les pesanteurs et les voie de «libération» sont spécifiées, mais les forces qui peuvent s'approprier la dynamique restent marginales par rapport à l'événement. Le «Tribunal des femmes» lancé à Lusaka en 2004, repris à Bamako en 2006, peut-il pousser à la mobilisation qui changera la condition de la femme, au-delà des dénonciations et des condamnations habituelles des violences et les négations de droits de toutes sortes qui, à force d'être ressassées, risquent de finir en anecdotes. ? Le «Forum des jeunes» sera-t-il cet espace de conscientisation où l'avenir se construira une identité autour de valeurs en rupture avec les politiques aujourd'hui dénoncées ? La fougue est souvent dans le discours, mais le chemin du changement n'est ni encombré ni clairement balisé.

Baliser la voie pour les jeunes

Engagé au sein de cette jeunesse du mouvement social africain, l'Ivoirien Ouattara Diakala, laissait entendre, lors du Forum social africain de Conakry, que «la jeunesse est en déphasage par rapport (...) aux objectifs du Fsa. La lutte contre le néolibéralisme, c'est quoi ? Quels sont ses tenants et ses aboutissants ? Quand quelqu'un ne maîtrise pas une situation donnée, il lui est difficile de s'engager. Il va falloir trouver un mécanisme d'appui pour que les jeunes puissent participer en masse à ces espaces de discussion, afin qu'ils dégagent plus d'actions à partir desquelles la jeunesse peut travailler localement».

Au Forum de Bamako, en 2006, le ralliement s'est fait autour de Thomas Sankara, symbole d'un refus, défini comme un altermondialiste avant l'heure dans l'âme et dans la pratique, pour tracer la voie aux jeunes. Mais un responsable d'Ong au Burkina Faso, se montrait peu convaincu de l'impact que tout cela pouvait avoir. «Sankara a vécu ce qu’il a vécu, mais l’important c’est ce qu’il a fait. Il avait une forte intuition et c’est ce que les jeunes d’aujourd’hui doivent imiter. Cette jeunesse me paraît plus idéologue que pragmatique. Il faut qu’elle donne un contenu à ses discours, en se remettant au travail». Car un monde ne change pas uniquement par les discours.

Le secrétariat du Fsa est conscient de l'importance que le Forum de Nairobi peut avoir dans la structuration du mouvement en Afrique. Le choix du Kenya, parmi plusieurs autres candidatures plus ou moins officiellement avancées, comme celle du Maroc, s'est fait à travers des critères établis et approuvés lors du Conseil du Forum social mondial tenu en mars 2005. Elle implique, au niveau du pays d'accueil, la possibilité d'«une libre expression des opinions, y compris à travers des marches publiques et des manifestations, des publications, des émissions de radio et de télévision, des contacts entre la population et les personnes ou organisations venant de l'étranger».

Mais il est aussi question d'une bonne capacité de «mobilisation du mouvement social». A cette fin, et pour assurer «un impact important du Forum social mondial, la candidature doit émaner de l'ensemble du mouvement social du pays candidat et de la sous région». De même, «le mouvement social du pays candidat doit prouver un certain niveau d'organisation et de dynamisme ainsi que des capacités à mobiliser la population autour d'enjeux nationaux, continentaux et internationaux».

En prenant le flambeau à Bamako en janvier, le mouvement social kenyan et le secrétariat du Fsa se trouvent devant un chantier où il y a encore beaucoup à faire. Au niveau de la structuration du mouvement social africain comme au niveau de la conscientisation et de la mobilisation des forces sociales. A l'intérieur des pays, mais aussi dans la dynamique de solidarité régionale.

De Bamako à Nairobi, un des mots d'ordre est de favoriser des «passerelles» pour donner une réalité voire une identité au mouvement social africain. De bâtir une solidarité continentale qui dépasse les clivages linguistiques et les accointances sous-régionales qui ont beaucoup marqué l'évolution du Fsa à travers des polémiques et des conflits internes.

Bamako a aussi identifié une piste : au-delà de toutes les résistances politiques, culturelles, économiques, sociales qui fondent l'altermondialisme, un des enjeux de Nairobi sera de relancer le processus d'établissement d'une Charte de l'unité des peuples et du futur africain, dont les bases avaient été posées il y a seize à Arusha. D'ici là, un processus consultatif doit se mettre en place à travers tous les fora sociaux et au niveau des mouvements sociaux, avant d’aboutir à des rencontres de réflexion et de synthèse et une assemblée de validation à Nairobi en 2007.

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* Mouhamadou Tidiane KASSE, journaliste sénégalais, est Coordinateur de Flamme d'Afrique, un quotidien publié par Ipao et Enda, à l'occasion des forums du mouvement social.