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Qui a abattu l’avion du président Habyarimana, déclenchant ainsi le génocide au Rwanda en 1994 ? Un rapport de deux juges français apporte la solution définitive à ce mystère des plus controversés de la fin du 20ème siècle. Gerry Caplan examine ses implications, le tout à la lumière de l’extradition du génocidaire supposé, Léon Mugesera

Deux histoires rwandaises apparemment sans lien ont fait l’histoire et les grands titres des journaux ces dernières semaines. L’une était le résultat dramatique d’une enquête française selon laquelle des membres du gouvernement hutu d’avant le génocide et des militaires ont eu à abattre l’avion du président Juvenal Habyarimana, le 6 avril 1994, déclenchant le génocide qui a suivi quelques heures après. (Le président du Burundi était aussi passager de l’avion au destin funeste, comme le furent de hauts fonctionnaires rwandais). La deuxième histoire a été la décision du gouvernement canadien d’extrader, enfin, vers le Rwanda, un homme du nom de Léon Mugesera, accusé d’avoir incité les Hutus à massacrer les Tutsis, environ une année et demie avant que l’avion ne soit abattu. En fait les deux histoires sont étroitement liées.

La responsabilité pour "l’accident" d’avion a été l’objet de disputes acerbes dès le début. Ceci compte tenu du nombre impressionnant de menaces directes et explicites provenant des extrémistes hutus, qui avaient l’intention d’exterminer tous les Tutsis rwandais et de poursuivre toute personne qui refuserait de collaborer dans leur conspiration, y compris le président Habyarimana qui avait l’intention, après beaucoup de tergiversations, de procéder à un partage du pouvoir avec les rebelles du FPR, largement composés de Tutsis. Il semble donc plutôt évident de dire qui étaient les responsables de "l’accident" d’avion. En fait, la totalité du chapitre 9 du livre "Rwanda : the preventible genocide" est consacré à expliciter l’évidence connue de tous. Un jour, un massacre d’une dimension sans précédent serait perpétré par les extrémistes hutus.

La logique suggère que les extrémistes ont décidé d’assassiner Habyarimana qui cherchait l’apaisement, pour signifier le début de génocide. Et comme les évènements précédant le génocide pointaient du doigt les extrémistes hutus comme seuls coupables logiques, les évènements qui ont suivi l’attentat contre l’avion suggéraient fortement l’existence d’un plan soigneusement organisé et prêt à être mis en œuvre : les barrages routiers sont immédiatement apparus, le Premier Ministre et d’autres ministres modérés ont été assassinés, de même que des juges et des fonctionnaires supérieurs, la chasse systématique aux Tutsis a été lancé, des soldats gouvernementaux tuent dix soldats belges de la Mission des Nations Unies et tout au long de ces fait, la provocation de la radio de la haine, la Radio des Mille Collines, n’a pas cessé. Comment pouvait-il y avoir le moindre doute sur qui était les responsables du crash ?

Et c’est là qu’apparaît le cas de Léon Mugesera. Il a été le premier parmi les extrémistes hutus à appeler publiquement à l’extermination des Tutsis, contribuant ainsi à créer une atmosphère de haine et d’hystérie à l’encontre des Tutsis, permettant finalement aux conspirateurs de convaincre tant de Hutus ordinaires de perpétrer le génocide. Mugesera était un universitaire, un membre exécutif du parti gouvernemental et un démagogue. En octobre 1992, dans un discours devant une grande foule dans le Rwanda rural, il a appelé de façon répétée à l’extermination des Tutsis.

Faisant référence aux Tutsis qui ont échappé aux pogromes anti-Tutsis qui ont eu lieu au moment de l’indépendance de la Belgique, il déclara : " Nous ne répéterons pas l’erreur commise en 1959 de vous laisser vivre". En d’autres termes, tous les Tutsis auraient dû être tués afin qu’ils ne soient jamais plus une menace. En parlant des parents des enfants qui ont rejoint les rangs des envahisseurs du FPR, il demande :"Pourquoi ne les ont-ils pas exterminés ? Pourquoi ne les exterminent-ils pas tous ?"

Mugesera a compris comment déshumaniser subtilement les Tutsis : leur coller l’étiquette de "inyenzi" (cancrelats) et de contester leur existence en déclarant que ce sont des étrangers qui viennent d’Ethiopie et n’ont aucun droit de rester au Rwanda. "J’affirme, disait-il pour stimuler son audience hutue, que votre foyer est en Ethiopie et nous vous y renverrons par la rivière Nyabrongo (une des sources du Nil qui coule vers l’Ethiopie) afin que vous y parveniez plus rapidement".

Il se trouve que cette harangue a été enregistrée et a été plus tard diffusée dans tout le pays. Un court extrait peut être trouvé sur YouTube. C’est ce genre de discours et des centaines d’autres dans la même veine qui ont rendu crédible l’hypothèse selon laquelle l’avion d’Habyarimana a été abattu par des extrémistes qui marchaient sur les traces de Mugesera, las de Habyarimana, et prêt à activer la conspiration du génocide.

Mugesera lui-même a fui au Canada, et bien que condamné pour incitation à la haine il a trouvé des moyens légaux, des années durant, de résister à l’extradition qui devait l’amener à répondre de ses actes devant la justice du Rwanda. Maintenant, il semble qu’il ait épuisé les moindres possibilités de faire appel au Canada et va bientôt être de retour au Rwanda. Au cours du procès, la relation entre ces discours enflammés, exhortant au génocide, et l’avion abattu 17 mois plus tard, devrait se clarifier.

Toutefois, dès le début, avec leur cynisme coutumier et de façon subtile, les génocidaires, avec l’aide de la France, ont accusé tout le monde et n’importe qui pour le crash de l’avion : les soldats belges de la mission des Nations Unies, l’Ouganda et par-dessus tout le FPR et son commandant Paul Kagame. Mais dès le début, les motifs de Kagame et du FPR étaient obscurs. Qu’est-ce que le FPR aurait eu à gagner du chaos qui aurait inévitablement suivi, avec la féroce chasse aux sorcières livrées aux Tutsis par les Hutus qui allaient nécessairement suivre le meurtre d’Habyarimana ? Est-ce que cela avait le moindre sens de penser que Kagame a abattu l’avion précisément dans l’espoir qu’il y aurait un génocide contre son propre peuple, ce qui d’une façon ou d’une autre, bien qu’incompréhensible, permettrait au FPR de prendre le pouvoir ? Ces questions n’ont jamais reçu la moindre réponse raisonnable, ce qui n’a nullement empêché deux groupes de gens d’accuser Kagame d’avoir abattu l’avion.

Le premier groupe est composé de ceux qui, pour des raisons diverses, ont simplement nié le génocide. L’intérêt là était simple : si Kagame a abattu l’avion, alors il n’y avait pas de conspiration hutue organisée par des extrémistes hutus pour qui le signal du commencement était le crash de l’avion. Ce groupe comprend, entre autres, des génocidaires endurcis et leurs nombreux supporters blancs en Europe et dans certaines parties des Etats-Unis, avec des Nord Américains tordus de gauche qui croient que Kagame n’était rien d’autre qu’un instrument de l’impérialisme américain (voir mon article: the politics of denialism. Pambazuka News du 17. 06. 2010. no 486). Par exemple, Peter Erlinder, l’avocat américain et négationniste réputé, arrêté en 2010 lorsqu’il est apparu au Rwanda comme conseiller juridique de la candidate présidentielle incarcérée, Victoire Ingabire, a toujours affirmé que c’est Kagame lui-même qui a causé le massacre de 1994 (pas un génocide bien sûr, mais bien des massacres) en abattant l’avion de Habyarimana.

Le deuxième groupe a reconnu le génocide mais a manifesté tant d’hostilité à l’égard de toutes les actions du gouvernement de Kagame qu’il a fini par conclure qu’il devait également être responsable du crash de l’avion. Outre l’absence de motifs, il n’avait aucune preuve à l’exception des témoignages de membres vindicatifs ou d’éléments ayant quitté le FPR. Mais nombre de ces témoins, parmi les plus importants, se sont par la suite rétractés. Ce groupe comprenait des universitaires réputés comme René Lemarchand qui a écrit dans le chapitre Rwanda du livre de Totten et Parsons, "Century of Genocide" (3ème édition, 2009) qu’"il y avait de plus en plus de preuves que Kagame était l’acteur central du crash de l’avion". Néanmoins il n’a pas apporté un atome de preuve qui, en effet, n’existe pas.

Les deux groupes ont trouvé un soutien à leur position dépourvue de preuves, lorsqu’en 2006 le rapport d’un juge français, Jean-Louis Bruguière, accuse le président Kagame et plusieurs de ses aides d’avoir délibérément assassiné Habyarimana. Dans les annales des rapports mal ficelés, malhonnêtes, biaisés et sans aucune valeur, le rapport de Bruguière détiendra pour toujours la palme. Avec ce rapport, il a rejoint les rangs d’une grande partie de l’establishment officiel français, comprenant des politiciens et des hauts fonctionnaires qui ont systématiquement trahi le Rwanda au cours des deux dernières décennies, phénomène qui ne se termine que vers la fin 2010 lors du rapprochement entre les présidents Sarkozy et Kagame.

La liste des impairs et des gaffes de Bruguière laisse incrédule et ne peut guère avoir été juste le résultat d’une distraction. Il s’est basé sur les témoignages des déserteurs du RPF, ignorant leurs motivations personnelles, témoignages que la plupart ont rétracté, s’ils n’ont accusé Bruguière d’avoir complètement déformé leurs propos. Il ne s’est jamais rendu au Rwanda afin d’examiner le terrain d’où le projectile a été tiré et n’a pas eu le moindre entretien avec les officiels du FPR, y compris ceux qu’il accusait. Il a néanmoins fait le voyage jusqu’à Arusha, où il s’est rendu Tribunal Pénal International pour le Rwanda afin de s’entretenir avec ceux accusés de génocide et son rapport cite leurs témoignages incriminant le FPR. Parmi les accusés figurait Théoneste Bagosora, jugé coupable d’être l’un des principaux artisans, sinon le principal, de tout le génocide. Ce qui était clair dès la parution du rapport, c’est que Bruguière s’est disqualifié et discrédité. Ce qui n’a bien sûr pas empêché tous les négationnistes, qui vouaient à Kagame une haine implacable, d’accepter le rapport.

Le prochain épisode de cette extraordinaire saga s’est déroulé exactement deux ans plus tard, avec un rapport de la commission d’enquête mise sur pied par le gouvernement rwandais et qui avait pour tâche d’examiner le crash de l’avion présidentiel. Dans une critique du rapport Mutsinzi (who killed the president of Rwanda ? Pambazuka News, 21 janvier 2010. no 466) j’ai conclu qu’en dépit de ses faiblesses, la Commission a conclu avec autant de certitudes que possible que le FPR n’avait ni la capacité ni le motif, ni l’opportunité d’abattre l’avion, alors que les membres hutu, civils et militaires, avaient tous ces trois éléments.

La Commission a même sollicité la Defence Academy de Grande Bretagne pour une évaluation indépendante, concernant certaines questions logistiques, qui a corroboré ses conclusions. Je n’ai pas trouvé une raison pour laquelle l’Academy devrait pouvoir adopter une position biaisée en faveur du FPR. J’ai aussi prédit que ceux convaincus de la culpabilité du FPR resteront sur leurs positions, malgré le rapport Mutsinzi.

Et la réaction n’a pas tardé. Pambazuka a publié dans le foulée une réponse insultante à mon essai, de la plume du Prof. Susan Thomson qui voulait faire savoir au monde à quel point mon écrit était "choquant", "incendiaire", "biaisé en faveur du FPR", "détestable" d’un point de vue académique et "dangereux et irréfléchi". Dans son livre « Remaking Rwanda », une collection d’essais co-édités, Lars Waldorf écrit sur un ton sarcastique que l’enquête Mutsinzi, "sans surprise", a trouvé que le crash de l’avion est le fait d’extrémistes hutus. Filip Reyntjens, détracteur belge infatigable de toute chose liée au FPR, a écrit une de ses longues et caractéristiques réfutations, infiniment détaillée, tant de mon essai que du rapport de la Commission Mutsinzi, avec son souci sans équivalent du détail et une connaissance approfondie de chaque aspect du cas, des plus minimes aux plus techniques. Réfutation dans laquelle il prouve, à sa propre satisfaction et à celle de ses fidèles anti-Kagame, qu’à peu près chaque mot écrit par la Commission Mutsinzi est un mensonge délibéré ou une distorsion.

Et maintenant vient le dernier épisode dans cette guerre critique, peut-être la dernière tentative pour apporter une réponse définitive à l’un des grands mystères du 20ème siècle défunt : qui a abattu l’avion d’Habyarimana pour déclencher le génocide de 1994 ? C’est le rapport de deux autres juges français, Marc Trevidic et Nathalie Poux, sur lequel ils ont travaillé pendant quatre ans, peu après Bruguière, qui dit clairement, dès le début, qu’ils n’avaient aucune intention de reprendre les accusations inqualifiables contre le FPR du juge Bruguière. Au contraire, leur position était de rechercher chaque élément concevable de preuve et en tirer leurs conclusions. Ce faisant, ils ont procédé à l’enquête la plus exhaustive, la plus professionnelle et la plus technique jamais menée sur le crash de l’avion.

En bref, leur rapport rejoint les principaux éléments du rapport rwandais de Mutsinzi, ce rapport tellement vilipendé. Linda Melvern, une des autorités sur le génocide et les évènements y relatifs, ne partage pas entièrement mon point de vue sur le rapport Mutsinzi. Pendant qu’elle jugeait les conclusions du rapport plausibles, elle redoutait encore et toujours que le monde ne sache jamais vraiment, sans doute aucun, quel parti a abattu l’avion. Mais elle a été convaincue par le rapport de Trevidic et Poux. Son appréciation du rapport, tel que paru dans le Guardian, est le suivant : " Après 18 ans, il a finalement été répondu à la question centrale de savoir qui était moralement responsable du déclenchement du génocide. En 400 pages détaillées, y compris les conclusions des six experts qui ont visité le site du crash en 2010, le rapport fournit des preuves scientifiques qu’alors que l’avion approchait les assassins attendaient aux confins du camps militaire de Kanombe - un camp hautement fortifié qui hébergeait les troupes d’élite française, unité connue sous le nom de Garde présidentielle - qui se trouve directement sous le couloir aérien. Ce camp sécurisé aurait été inaccessible au FPR, un point déjà souligné dans le rapport du gouvernement rwandais concernant le crash".

Trevidic et Poux n’ont pas nommé les extrémistes hutus responsables qui ont abattu l’avion d’Habyarimana. Quelqu’un doit le savoir, mais il est possible que le monde ne le sache jamais. Et le rapport ne parle pas non plus du rôle trouble que des fonctionnaires français ont pu jouer dans le crash. Mais ce n’est pas aussi important que la conclusion générale : le FPR n’aurait pas pu abattre l’avion et seuls les employés et les militaires gouvernementaux, qui pouvaient accéder au camp militaire de Kanombe, contrôlé par le gouvernement, auraient pu faire le coup.

Que va-t-il se passer maintenant ? Allons-nous voir un déluge d’excuses de la part de tout ceux qui, pendant deux décennies, ont accusé Kagame ? Hélas, inutile d’attendre cela ! Je suppose que le rapport permettra aux relations franco-rwandaises de s’aplanir , même si la France n’a jamais présenté d’excuses pour sa complicité dans le génocide ou pour avoir nié le génocide, ni même pour avoir contribué à perpétuer le mythe selon lequel Kagame est responsable du crash de l’avion. Mais c’est bien sûr le privilège du Rwanda de tolérer l’absence d’excuses.

Par-dessus tout, la vérité historique est finalement apparue clairement et de façon incontestable. La vérité a gagné. Les extrémistes hutus comme Léon Mugesera ont délibérément attisé une hystérie anti-Tutsis mortelle. Leur conspiration, qui visait à exterminer tous les Tutsis, a gagné en soutien aussi bien de la part des fonctionnaires gouvernementaux que des militaires. Lorsque le président Habyarimana a décidé qu’il n’avait pas d’autres choix que de mettre en œuvre les arrangements pour le partage du pouvoir avec le RPF, comme prévu par les Accords d’Arusha, l’heure de frapper était venue. Les extrémistes ont abattu l’avion présidentiel et le génocide a commencé

* Gérald Caplan est docteur en histoire africaine et a récemment publié "The Betrayal of Africa" – Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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