En démocratie, quand les hauts magistrats du Conseil constitutionnel sont nommés par le chef de l’Exécutif et qu’ils peuvent être révoqués sans autre forme de procès par ce dernier, lors même qu’ils devraient disposer de suffisamment d’indépendance pour équilibrer les pouvoirs, quand ils ont peur de frustrer le chef de l’Exécutif en allant dans le sens contraire de ses desiderata et intérêts partisans, ils ne peuvent pas agir en n’ayant en tête que le service exclusif de la justice et l’intérêt collectif national.
Samedi 13 février 2016, Antonin Scalia, l’un des neuf juges de la Cour suprême américaine a tiré sa révérence, à l’âge de 79 ans. Nommé par Ronald Reagan, il aura ainsi vu passer cinq présidents américains, tout au long d’une carrière étendue sur trois décennies. En rendant l’âme, le haut magistrat a aussi rendu pourrait-on dire le tablier, parce qu’aux Etats-Unis d’Amérique, les neuf juges qui composent la Cour suprême sont non seulement inamovibles mais en plus ils sont nommés à vie.
Aux Etats-Unis, l’équilibre des pouvoirs est tel que les propositions de nomination de tous les hauts fonctionnaires de l’Etat qui relèvent des prérogatives du président de la République (les fonctionnaires fédéraux, les ambassadeurs accrédités à l’étranger, jusqu’aux membres de son propre cabinet) doivent être ratifiées par le Sénat à la majorité des deux-tiers, un Sénat qui peut être aux mains de l’opposition, ce qui fait que les nominations trop partisanes de militants politiques à la moralité et aux capacités professionnelles douteuses ont de moindres chances d’aboutir.
C’est ainsi qu’au terme d’une enquête approfondie et d’une très longue audition par la commission judiciaire du Sénat, et après consultation du Barreau, le juge nommé est confirmé dans ses fonctions ; une fois que c’est le cas, il devient non seulement irrévocable mais en plus inamovible. Il ne fait pas de doute que ces neuf hommes et femmes sont très puissants. C’est peut-être même pourquoi ils n’abusent pas de leur pouvoir et ils font rarement parler d’eux. Ce pouvoir s’exprime ainsi : la Cour suprême américaine trône au sommet d’une double pyramide, car elle a non seulement le dernier mot sur les tribunaux fédéraux, mais en plus elle a réussi à s’attribuer le pouvoir d’en faire de même pour les tribunaux fédérés. De plus, comme la plupart des juges américains, les magistrats de la Cour suprême jugent au civil, au pénal, des conflits avec l’administration et bien entendu de la constitutionnalité des textes et des actes gouvernementaux. En somme, à elle seule la Cour suprême américaine cumule les prérogatives réparties dans le système judiciaire français entre le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’Etat.
Certes, ces hauts magistrats sont très puissants, mais du fait de l’indispensable équilibre entre les trois pouvoirs du système démocratique, ils ne doivent pas être et ne sont pas en réalité tout-puissants. C’est ainsi que le Congrès peut voter des lois restreignant la juridiction de la Cour, et il a même les moyens de destituer les juges. En plus, la procédure de l’amendement des lois, si lourde soit-elle, permet de renverser des décisions de la Cour suprême. Ainsi, dans l’histoire du pays et dans le processus de la construction de la nation américaine, le 14ème Amendement à la Constitution adopté en 1868 a permis l’octroi de la citoyenneté aux Noirs, le 16ème Amendement adopté en 1913 a permis d’instaurer l’impôt sur le revenu, et le 26ème adopté en 1971 a fait descendre le droit de vote à 18 ans.
Aux Etats-Unis, les juges fédéraux sont des juristes (avocats et universitaires remarquables) parmi les plus réputés du pays. Par leur autorité morale, ils jouissent d’un prestige personnel, social, et professionnel considérable. De plus, en étant parmi les fonctionnaires fédéraux les mieux rémunérés, et en n’étant pas soumis au pouvoir exécutif qui ne peut agir ni sur leur mobilité ou rémunération ni sur leur avancement, ils jouissent d’une indépendance réelle et totale.
La puissance du système judiciaire américain se manifeste, entre autres, par les décisions rendues et contre lesquelles l’Exécutif ne peut pas intervenir, mais surtout par son indépendance globale à l’égard du pouvoir exécutif lui-même. Or, quand les juges sont nommés et sont révocables par l’Exécutif, ils sont non seulement vulnérables, mais ils peuvent même être impuissants. Leur manque d’indépendance est reflété à plusieurs niveaux : de l’identité des justiciables jusqu’aux menaces et pressions qui pèsent sur le juge. Quand, en quelque sorte, ce sont les voleurs de volaille et de petit bétail qui sont inquiétés davantage que les délinquants en col blanc qui peuvent bénéficier d’une protection à un haut niveau, « en ayant leur dossier placé sous le coude » de l’Exécutif, c’est que les juges ne sont pas libres d’agir selon la règle de Droit. Alors, aux justiciables ordinaires toute la rigueur de la loi, aux puissants notables les accommodements les plus inimaginables.
Il s’y ajoute les dysfonctionnements et abus de toutes sortes notés dans l’administration de la justice : détentions provisoires injustifiées et déraisonnables prononcées quelquefois sans aucune considération contre de pauvres citoyens sans défense, détentions qui parfois s’achèvent par un non-lieu et qui n’engagent ni la responsabilité de l’Etat ni celle des magistrats ; erreurs judiciaires ; dénis de justice et autres injustices…
L’indépendance de la justice, c’est que les procureurs puissent engager des poursuites sans que leur ministre de tutelle puisse le leur interdire. L’une des clés permettant d’accéder à l’indépendance de la justice est sans doute entre les mains du Garde des Sceaux, comme son nom l’indique assez justement. Pourtant, la fonction de Garde des Sceaux en elle-même n’est pas infâme. Elle existe dans toutes les démocraties avancées, aux Etats-Unis d’Amérique, en France et dans les pays d’Europe du Nord qui se distinguent particulièrement dans la préservation des libertés du citoyen ordinaire. Mais quand le Garde des Sceaux est politiquement marqué, qu’il est militant et responsable politique au cœur du parti au pouvoir, non seulement l’opposant politique mais même le citoyen ordinaire peut légitimement craindre une manipulation politique de l’appareil judiciaire.
La manipulation politique de la justice fait qu’aucun citoyen, à moins de se sentir proche du pouvoir, n’est plus à l’abri. Dans une redéfinition du rôle du Garde des Sceaux, il ne devrait plus être possible pour ce dernier d’intervenir dans une affaire pour empêcher ou freiner telle ou telle procédure. C’est de cette façon que les juges pourront être placés devant leurs responsabilités, et alors, ils feront plus attention aux conséquences de leurs actions, et ne pourront plus mettre en avant l’absence d’indépendance et les pressions qu’ils subissent. Dans cette nécessaire redéfinition, les juges devront acquérir par eux-mêmes le sens des limites à ne pas franchir. Ainsi, l’indépendance de la justice ne signifie pas un gouvernement de juges ; plutôt, en faisant de l’indépendance de la justice une réalité, l’Etat sera à même de poursuivre, au besoin, des juges fautifs. La puissance du pouvoir judiciaire, l’identité même de ce maillon essentiel du système démocratique et de la cohésion sociale est dans son indépendance, autrement dit une justice sans indépendance n’a aucun moyen d’action et ne joue plus son rôle.
Or, face à l’injustice du ministère public, le citoyen ordinaire n’a aucun recours. Il n’y a aucune justification judiciaire, morale ou politique à une justice à deux vitesses ni à deux poids deux mesures dans le système judiciaire d’un pays démocratique. Un pouvoir judiciaire sans indépendance n’est pas digne de ce nom et une démocratie sans pouvoir judiciaire n’est pas une démocratie. Les mécanismes par lesquels l’Exécutif prive le système judiciaire des moyens de son indépendance sont bien connus : la magistrature fait du dilatoire sous prétexte que le temps de la justice est plus long ; elle s’abstient d’ouvrir une information judiciaire et d’engager des poursuites ; le cours de la justice est dévié par l’Exécutif ; la multiplication des obstacles à la manifestation de la vérité ; l’invocation abusive et injustifiée du secret-défense ; des juges sont dessaisis des dossiers impliquant des responsables politiques que l’Exécutif aspire à protéger comme partie de sa clientèle et ces dossiers sont ensuite classés sans suite ; les magistrats sont menacés dans leur avancement ; un procureur en charge d’un dossier sensible pour le parti au pouvoir se voit immédiatement muté ; des citoyens ordinaires dont les carrières et les intérêts et par conséquent les vies ont été broyés et qui ne font plus confiance en la justice au point qu’ils renoncent à se battre ; entre autres pratiques interventionnistes de l’exécutif visant à mettre aux ordres l’appareil judiciaire. Envers et contre tout.
Il faut s’interroger sur l’indépendance de la justice quand la presse rapporte tous les jours des scandales financiers extrêmement graves et ruineux pour un pays qui se débat dans le lot des pays les plus pauvres au monde, des scandales jamais démentis par les mis en cause, et que, malgré tout, les juges ont comme la bouche cousue et les mains liées, incapables d’ouvrir une information judiciaire. Quand les juges. à quelque niveau qu’ils se situent dans la pyramide, craignent pour leur carrière, ils ne peuvent pas être indépendants. En démocratie, quand les hauts magistrats du Conseil constitutionnel sont nommés par le chef de l’exécutif et qu’ils peuvent être révoqués sans autre forme de procès par ce dernier, lors même qu’ils devraient disposer de suffisamment d’indépendance pour équilibrer les pouvoirs, quand ils ont peur de frustrer le chef de l’exécutif en allant dans le sens contraire de ses desiderata et intérêts partisans (de servir sa clientèle politique, de se maintenir au pouvoir le temps qu’il veut, de remettre en question son serment, de ne pas tenir sa parole qui est actée, et même de violer la Constitution dont il doit être le principal garant), ils ne peuvent pas agir en n’ayant en tête que le service exclusif de la justice et l’intérêt collectif national.
L’avantage de l’irrévocabilité des magistrats de la plus haute juridiction d’un Etat qui se dit démocratique, c’est qu’un juge qui voit les présidents être élus, qui recueille leur serment et qui les voit passer la main à leur successeur, ce juge qui en plus ne se trouve pas sur un siège éjectable avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête parce que nommé et révocable par le chef de l’Exécutif, ce juge-là ne peut être ni impressionné ni inquiété par ce dernier.
L’indépendance de la justice, c’est qu’on en arrive à ce que les juges soient capables de demander des comptes à la classe politique, qu’ils puissent s’autoriser de passer au crible les comptes du parti au pouvoir qui, comme on le sait, ne sont engraissés qu’à partir de l’argent du contribuable, à partir d’une grave confusion entre les moyens du parti et les ressources de la patrie, une confusion dont la manifestation ordinaire la plus flagrante est l’utilisation abusive des moyens mis à la disposition du fonctionnaire de la République, dans le cadre de son travail, par le militant dans ses activités au service du parti.
Quand la nomination des magistrats, leur avancement et leur carrière sont entre les mains de l’Exécutif et que collectivement les magistrats ne travaillent pas à arracher leur indépendance, c’est le citoyen qui en souffre. La nomination unilatérale, exclusive et incontestable des tenants du pouvoir judiciaire par le chef de l’Exécutif, qui détient aussi le pouvoir de les manipuler, peut mener à l’oppression du citoyen.
Pour le renforcement de la démocratie, il faut une séparation entre la justice et le pouvoir exécutif, une séparation claire et nette des deux pouvoirs/ celui de gouverner et celui de juger. L’indépendance de la justice, comme du reste l’indépendance tout court, n’a jamais été donnée ; elle a toujours été arrachée, et parfois de haute lutte. Face à l’arsenal politicien déployé pour empêcher un bon fonctionnement de la justice, c’est à la justice elle-même et aux médias de forcer les verrous (im)posés par l’Exécutif et de pousser pour qu’on en arrive à un chambardement. C’est à la justice, non à quelque autre autorité sociale, coutumière ou confessionnelle que ce soit, de réguler notre société, en étant impartiale, parce que sans la justice le lien social s’effiloche et toutes les autres institutions (l’Exécutif qui gouverne comme le Parlement qui vote les lois) sont progressivement décrédibilisées.
C’est Jacques Charpentier, bâtonnier des avocats de Paris pendant l’Occupation, ardent défenseur des libertés, qui définit la justice en ces termes : «La justice est une chose. La politique en est une autre. Par justice, on entend généralement un principe supérieur aux puissances temporelles – et indépendant de leurs variations – considéré jadis comme un attribut de la divinité. Laïcisé, il a continué à s’imposer, comme un impératif auquel les hommes, les gouvernements et les juges sont tenus de se conformer.» En étant un attribut divin, la justice est de ce fait moins une question de formation professionnelle qu’une question hautement éthique, c’est-à-dire une façon pour le juge d’être habité par la conscience que, inexorablement, l’Histoire le jugera lui-même. On a vu des juges très bien formés, sortis des meilleures écoles et ayant eu une longue expérience de praticien du Droit, passer comme qui dirait de serrurier à cambrioleur, c’est-à-dire de garant d’une application juste et rigoureuse des lois d’un pays à violeur des droits et libertés, simplement parce qu’ils ont été associés à la gestion du pouvoir exécutif et qu’ils ont pris goût aux prébendes octroyées.
Dans un système qui se veut démocratique avec un équilibre judicieux entre les trois pouvoirs, le rôle du Garde des Sceaux devrait se limiter à définir la politique judiciaire du gouvernement, à fixer les grands principes de l’action des magistrats du parquet. Et aux magistrats, il revient d’exiger un statut qui leur permette d’échapper à toutes les pressions, de quelque côté qu’elles puissent venir.
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** Abou Bakr Moreau, Enseignant-chercheur, Etudes américaines, Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université Cheikh Anta Diop, Dakar
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