Le procès de Karim Wade et et celui en gestation de Hissène Habré sont les deux moments forts de la deuxième alternance, révélateurs de dysfonctionnements graves de la justice et des restrictions de plus en plus importantes que connaît l’État de droit au Sénégal.
La justice sénégalaise, exemplaire sur le continent africain pendant une longue période, montre, à l’instar de toutes les autres institutions, des signes d’une pathologie plus grave que le laissent apercevoir les ratés quotidiens et répétés de son fonctionnement. La conjonction d’une volonté politique de maîtrise totale de son fonctionnement dans tous ses aspects et l’extrême faiblesse du niveau de formation d’une très grande partie des personnels judiciaires (toutes catégories et toutes professions confondues) sont un cocktail détonant si l’on n’y prend garde. A cela s’ajoute la sensibilité notoire à la corruption et à la politique d’une part et l’état préoccupant de l’enseignement du droit d’autre part.
Les procès en gestation de Karim Wade et de Hissène Habré sont les deux moments forts de la deuxième alternance, révélateurs de dysfonctionnements graves de la justice et des restrictions de plus en plus importantes que connaît l’État de droit. Deux raisons semblent expliquer ces phénomènes : une culture politique des dirigeants qui se révèle, depuis l’année 2000, peu ouverte à l’importance, dans une société, du rôle des institutions non-politiques et du droit en général d’une part et une prévalence d’une conception purement instrumentaliste et/ou finaliste de la règle de droit.
Ces dirigeants ne sont pas loin de penser, comme dans l’orthodoxie marxiste, que le droit et la justice ne sont rien d’autre que des instruments de domination. Cette philosophie politique, qui est à l’origine de toutes les perversions des démocraties africaines à l’heure actuelle, fait des ravages dans la mise en œuvre de l’art de gouverner (voir «Les arts de gouverner. Du Régiment médiéval au concept de gouvernement» – par Michel Senellart, Édit. du Seuil 1995). Bien sûr, toutes les formes d’une démocratie sont sauvegardées. Mais derrière les façades, la réalité est moins glorieuse. L’alternance politique au pouvoir n’absorbe pas toute la réalité du fonctionnement d’une démocratie convenable avec des institutions solides.
Sous ce rapport, la justice sénégalaise, exemplaire sur le continent africain pendant une longue période, montre, à l’instar de toutes les autres institutions, des signes d’une pathologie plus grave que le laissent apercevoir les ratés quotidiens et répétés de son fonctionnement. La conjonction d’une volonté politique de maîtrise totale de son fonctionnement dans tous ses aspects et l’extrême faiblesse du niveau de formation d’une très grande partie des personnels judiciaires (toutes catégories et toutes professions confondues) sont un cocktail détonant si l’on n’y prend garde. A cela s’ajoute la sensibilité notoire à la corruption et à la politique d’une part et l’état préoccupant de l’enseignement du droit d’autre part.
Les procès en gestation de Karim Wade et de Hissène Habré, par leur retentissement politique, en sont des révélateurs dans la mesure où ils font apparaître, au grand jour, des failles jamais connues auparavant de notre système judiciaire.
PROCES DE KARIM WADE
La lutte contre la corruption et contre toutes les formes de pillage des ressources nationales doit être une œuvre collective partout et singulièrement dans nos pays. Mais il ne faut pas qu’elle soit ni un prétexte, ni l’occasion pour des règlements de comptes politiques, surtout lorsqu’elle est assise sur une législation pénale contestable (loi sur l’enrichissement illicite et juridiction spéciale avec des procédures spéciales).
Sous son aspect traque des biens mal acquis, cette lutte ne doit pas s’apparenter, dans l’opinion publique et dans la perception des juristes attentifs, à l’opération Épervier au Cameroun. Certes, le Conseil constitutionnel a eu, à son corps défendant, à juger que la loi sur l’enrichissement illicite ne déroge pas aux règles constitutionnelles, dans un effort d’analyse qui l’honore. Mais celle-ci n’est ni complète (le délit fait corps avec son mode et ses procédures de répression) ni tout à fait convaincante. Il y avait, au moins, matière à censure de certaines dispositions qui occasionnent les dérives les plus graves et les plus manifestes.
Cela dit, cette loi a reçu des débuts d’application dans un contexte politique encore marqué par les émeutes politiques préélectorales nées d’une fausse question juridique portant sur la limitation des mandats du président de la République de l’époque et d’un vrai problème politique occulté de l’alternance souhaitée au pouvoir. Toute réponse juridique censée faisait basculer son auteur du côté du camp au pouvoir. C’est cette «guerre» qui semble se continuer sous une autre forme, avec pour théâtre la justice où «le meurtre du fils semble équivaloir à celui du père».
Quelques précisions politiques s’imposent ici. Monsieur Abdoulaye Wade n’a pas gouverné seul le Sénégal pendant douze années. Il était assisté par des hommes et femmes connus de tous, qui l’ont aidé à mettre en place un système de gouvernement peu respectueux des règles et fonctionnant avec des mécanismes d’enrichissement inhabituels dans l’histoire politique du Sénégal. De ces mécanismes ont bénéficié beaucoup de monde, de toutes catégories sociales et professionnelles. N’ont échappé à un tel système que les personnes qui, par éthique personnelle, ne répondaient pas à ses incitations. Certaines personnalités se retrouvent maintenant dans le camp du pouvoir actuel, les autres à la périphérie. Et l’enrichissement a été une question de degré et non de nature. Vouloir purger toute cette période sur le plan judiciaire implique une révolution menée par des hommes au-dessus de tout soupçon.
Choisir Karim Wade comme symbole, c’est installer le doute du règlement de compte même si, pour faire bonne mesure et accréditer l’idée que c’est la gestion de l’Anoci qui est en cause, le procureur spécial près la Cour de l’enrichissement illicite ouvre une procédure d’enquête tardive contre celui qui en était gestionnaire. La manière dont a été conduit ce dossier, avec précipitation, donne quelque crédit à ce soupçon. Dans ce jeu de rôle, qui donne lieu à tous les débordements inconnus jusque-là de notre Justice, le président Henri Grégoire Diop apparaît comme piégé parce que, contrairement aux jugements négatifs formulés à son endroit, c’est un juge mesuré, courtois et compétent.
DE QUOI S’AGIT-IL ?
Dès le départ, c’est-à-dire dès l’ouverture de l’enquête du procureur spécial près la Cour de répression de l’enrichissement illicite, la question s’est posée de savoir si cette cour était compétente pour juger quelqu’un qui a occupé des fonctions ministérielles. C’est une question tranchée depuis 2013 par la Cour de Justice de la Cedeao dans l’arrêt Karim Wade contre État du Sénégal. Dans une décision de février 2013, la Cour a dit que Karim Wade ne pouvait être poursuivi que par la Haute cour de Justice. Cette décision qui s’impose à toutes les juridictions sénégalaises, comme à toutes les autorités chargées de veiller à son application, aurait dû mettre un terme à la procédure initiée par le procureur spécial. C’est une question d’obligation internationale qui pèse autant sur les autorités publiques concernées que sur les juges.
Mais curieusement, le procureur spécial vient d’admettre qu’il n’a pas donné suite à cette décision parce qu’elle contenait des motifs contradictoires. Si ces propos ont été bien tenus, la mise en cause de la responsabilité personnelle de ce procureur peut être juridiquement envisagée, car il ne lui appartient pas de critiquer une décision d’une Cour régionale de justice dès lors que l’ordre qu’elle contient ne prête à aucune interprétation.
C’est la première fois, au Sénégal, qu’un magistrat agit ouvertement ainsi (les autres décisions favorables aux personnes faisant l’objet d’enquête de la part de ce même procureur ont connu le même sort). D’ailleurs, cette question de compétence aurait pu être soumise directement à la Cour Suprême parce que c’est une question d’ordre public qui ne rentre pas dans le champ de l’interdiction des appels contre les décisions de la Crei.
QUE DISENT LES TEXTES ?
L’article 7 de la Crei contient une injonction très claire faite au procureur spécial : «Lorsque les faits constitutifs de l’enrichissement illicite concernent une personne bénéficiant d’une immunité ou d’un privilège de juridiction, le procureur spécial transmet le dossier à l’autorité compétente aux fins de l’exercice des poursuites par les voies légales.»
Cet article est à lire de manière combinée avec l’article 101 alinéa 2 de la Constitution :
«Le Premier ministre et les autres membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés de crimes ou délits au moment où ils ont été commis. Ils sont jugés par la Haute cour de Justice.»
La condition posée par la Constitution est que les actes commis par les personnes indiquées et qualifiés de crimes ou délits l’aient été dans l’exercice de leurs fonctions de Premier ministre ou membres du gouvernement. Peu importe que ces personnes soient, au moment des poursuites, encore Premier ministre ou membre du gouvernement ou qu’elles aient cessé de l’être. Ce qui importe, c’est le rattachement des actes ou faits à l’exercice de la fonction. La Haute cour de Justice est seule compétente.
Pour pouvoir déroger à cette règle de compétence d’origine constitutionnelle, il faudrait que le procureur spécial et la commission d’instruction puissent, de manière formelle dans la procédure, situer dans le temps les dates précises de réalisation des faits constitutifs d’enrichissement. A défaut, ils sont dans l’illégalité. Et la Cour devrait se déclarer incompétente.
Au total, le recours à la Crei a été dommageable à tous points de vue au Sénégal et à ses institutions par les excès auxquels il a donné lieu : arrestations, divulgation publique des pièces de la procédure, atteinte au droit des sociétés par une utilisation abusive de l’administration provisoire (cf. à ce sujet la remarquable étude d’un magistrat : «Réflexions sur l’administration de société en droit sénégalais», par Mountaga Diouf, article en ligne ; Union des magistrats sénégalais), atteinte au secret bancaire, agitation politique, etc. Pourquoi n’avoir pas choisi la voie tracée par la loi et le droit ? Opposer l’éthique et le droit dans cette situation, c’est ne pas comprendre que l’éthique n’est satisfaite que dans la bonne application et le respect du droit.
PROCES HISSENE HABRE
Si l’organisation d’un procès contre l’ancien président de la République du Tchad, Monsieur Hissène Habré, est considérée par les autorités publiques sénégalaises comme une conséquence de l’arrêt de la Cour de Justice de La Haye faisant obligation au Sénégal de juger ou d’extrader Monsieur Habré, il faut en déduire les conséquences suivantes :
1 - L’obligation de donner suite à l’arrêt de la Cour de Justice de la Haye a la même valeur juridique contraignante que celle découlant de la décision de la Cour de Justice de la Cedeao dans l’affaire Karim Wade.
2 - Le choix de l’alternative de faire juger Monsieur Habré au Sénégal et par le Sénégal ne revient à s’affranchir ni du droit sénégalais ni du droit international.
3 - L’Union africaine n’a aucune compétence en matière pénale pour dire quel État doit juger une personne soupçonnée d’avoir commis des délits ou crimes. Pas plus qu’elle n’a compétence pour dire comment la juger. La Cour de Justice de La Haye l’aurait d’ailleurs citée comme alternative.
On sait que le gouvernement du Sénégal et l’Union africaine ont eu à convenir d’un accord portant sur la création de Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises pour juger l’ancien président du Tchad pour «… crimes internationaux commis au Tchad durant la période du 7 juin 1982 au 11 décembre 1990» (Statut des Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises - Annexe).
Sans revenir sur ce que nous avions déjà écrit dans Sud Quotidien, il nous suffit de constater que, sur la base de cet accord qui a été ratifié (on ne sait pourquoi) par l’Assemblée nationale, ont été mises en place les Chambres africaines extraordinaires au sein du tribunal régional hors classe de Dakar et de la Cour d’appel de Dakar. Sur le fondement du même accord, Monsieur Habré a été arrêté et détenu depuis plus d’une année. Comme pour la Crei, le procureur général s’est signalé par des déclarations et actes qui donnent le tourbillon au juriste le plus disposé à l’endroit de ces chambres.
Mais la question qu’on ne peut pas éluder est que ces chambres qu’il est possible de créer au Sénégal au sein de deux juridictions sénégalaises, fonctionnent en dérogation de toutes règles du droit sénégalais, et sans qu’il soit besoin ni de loi, ni de décrets et ni d’arrêtés. Les juristes les plus téméraires vous diront qu’il s’agit de juridictions internationales ou internationalisées. Mais la qualification d’«internationales» n’a pas la même portée qu’«internationalisées» et ne comporte pas les mêmes exigences dans la création desdites chambres. Tout porte à croire que l’interprétation qui a prévalu en fait des juridictions internationales. Ce qui autoriserait de se passer de loi nationale qui aurait supposé une modification constitutionnelle.
Mais rien ne valide une telle interprétation car, pas plus que le Sénégal, l’Union africaine, en tant qu’entité internationale régionale, ne peut créer une juridiction internationale. Il s’agit simplement de problème de compétence et de statut. Donc l’accord par lequel le Sénégal a convenu avec l’Union africaine de créer au sein des juridictions sénégalaises des Chambres africaines extraordinaires n’est rien d’autre qu’un accord par lequel le Sénégal s’engage, comme le dit l’article premier, «à adopter, s’il y a lieu, … les mesures législatives, réglementaires et administratives en vue de créer les chambres africaines au sein du système judiciaire sénégalais».
A adopter les mesures législatives, réglementaires et administratives. Tout est dit dans cet article. Et c’est de bonne logique car le Sénégal, en contrepartie de financements faisant l’objet d’un budget approuvé par la Table ronde du 24 novembre 2010, accepte de modifier de manière substantielle son système judiciaire pour y introduire des chambres «de caractère international», précise l’accord. De caractère et non des chambres internationales. De telles chambres sont nécessairement de droit sénégalais, qu’elles aient ou pas un caractère international.
Donc on est en droit de demander où sont ces mesures législatives, réglementaires et administratives qui peuvent seules conférer à ces chambres une légalité incontestable, qui seules peuvent donner une base légale aux poursuites exercées contre Monsieur Habré ? Il appartient aux autorités de poursuite de les produire. La Cour Suprême du Sénégal qui dit le droit en dernier ressort, est fondée à se prononcer sur les bases légales de fonctionnement de ces juridictions sénégalaises. Il s’agit là d’une question fondamentale qui a certes beaucoup à voir avec Monsieur Habré. Mais surtout avec le fonctionnement de notre État et de nos institutions. La défense des droits de l’homme passe par celle de l’Etat de droit.
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** Abdel Kader BOYE est professeur de Droit, ancien Doyen de la Faculté des Sciences juridiques et politiques de l’Ucad, ancien Recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, ancien Ambassadeur du Sénégal auprès de l’Unesco
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