Cheikh Anta Diop : Trente ans après
L’esprit et la perspective méthodologique que nous laisse Cheikh Anta Diop en héritage, ne sont pas constitués d’acquis scientifiques certains et définitifs. Ce sont les bases que nous devons renouveler et perfectionner pour entreprendre et réussir l’héritage constitué par la redoutable tâche de réécrire l’histoire du monde. Or, c’est ici que les vrais problèmes commencent à se corser.
C’était le 7 février 1986. Il y a déjà trente ans qu’il nous a quitté. Mais, grâce à l’héritage qu’il nous a laissé, il reste toujours présent parmi nous d’autant plus que, de par le monde, on invoque de plus en plus la pertinence de l’Ecole africaine d’Histoire que son œuvre a fondée. L’héritage de Cheikh Anta Diop, en plus d’être un projet humaniste, est d’abord et avant tout, mais pas seulement, un esprit et une perspective méthodologique. C’est un simple rappel de ces trois dimensions dont il va être question.
A l’entame de ce texte de rappels, présentons succintement la production de Cheikh Anta Diop pour ensuite dégager, à grands traits, les contenus et enfin les perspectives qui s’en dégagent. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’en faire l’inventaire, mais plutôt de d’esquisser une typologie. Celle-ci nous amène à distinguer ce que nous appelons, faute de meilleures expressions, «les textes de jeunesse» et «les écrits majeurs». Les premiers renvoient à ses écrits relatifs aux périodes des questionnements et d’hypothèses. Temporellement, ils datent d’avant 1954. Ils ont été regroupés en un ouvrage publié sous le titre « Alerte sous les tropiques » (Paris, Présence africaine, 1990). Ce sont des «articles-thèses» dans lesquels l’auteur expose, de manière globale, certaines idées relatives :
- à la recherche des voies du développement une fois l’indépendance des colonies acquise ;
- aux préalables de la renaissance de l’Afrique ;
- invoquant les apports de l’Afrique à la civilisation humaine.
Dans lesdits textes, c’est un militant de la revendication culturelle (les tenants de la Négritude lui avaient déblayé, partiellement, le terrain), de l’émancipation politico-économique de l’Afrique puisque la Jeunesse du rassemblement démocratique africain (Jrda) dans laquelle il militait, était à la pointe de la revendication pour l’indépendance et des voies et moyens de la renaissance politique, économique et culturelle de l’Afrique qui écrit.
Il savait que ce qu’on a appelé en Europe «le mouvement de la Renaissance» s’était exprimé, entre autres, par une interrogation sur l’Antiquité et la remise desdites valeurs au goût du jour. Lorsque Cheikh Anta Diop écrit qu’«il est indispensable que les Africains se penchent sur leur propre histoire et leur civilisation et étudient celles-ci pour mieux se connaître», il a, comme cherché à appliquer ce modèle à l’Afrique. Se posait alors la question : «Mais où est l’antiquité africaine ?». Devant cette interrogation, il a dû (et devait pour cela), parcourir la littérature de l’époque. Qu’en avait-il appris ? Pas grand-chose sinon que «tandis que l’Européen peut remonter le cours de l’histoire jusqu’à l’antiquité gréco-latine et les steppes eurasiatiques, l’Africain qui, à travers les ouvrages occidentaux, essaie de remonter dans son passé historique, s’arrête à la fondation de Ghana (IIIe s. av. ou IIIe s ap. J.-C.). Au-delà, ces ouvrages [écrits par des Occidentaux et qui étaient le plus souvent des administrateurs coloniaux et très rarement des historiens de métier] lui enseignent que c’est la nuit noire».
Fallait-il abandonner le projet ? Fallait-il rejoindre ceux qui estimaient que «fouiller dans les décombres du passé pour y trouver une civilisation africaine est une perte de temps…, que nous devons nous couper de tout ce passé chaotique et barbare et rejoindre le monde moderne technique à la vitesse de l’électron» ? Pour Cheikh Anta Diop, la réponse était non. «Modernisme, écrit-il, n’est pas synonyme de rupture avec les sources vives du passé». Armé de perspicacité, de pugnacité, de sagacité et de courage pour ne peut dire d’audace, il se lança dans la recherche pour élaborer (par l’écrit) ce qu’a pu être, ce qu’a dû être l’évolution des sociétés africaines depuis les temps les plus reculés, autant que le permettait la documentation. Ce sont les premières lumières qu’il a eues qui constituent la substance desdits «écrits de jeunesse».
De là serait né le besoin d’aller plus loin. Mais comment s’y prendre ? L’érudition universitaire française, celle de la Sorbonne, en particulier, avait proclamé que l’élaboration d’une page d’Histoire est une question de sources textuelles. Et toute la littérature ethnologique et/ou d’essence ethnologique, affirmait, avec une large marge d’erreur d’ailleurs, que l’Afrique est une terre d’oralité.
COMMENT EST NE LE COCKTAIL «NATIONS NEGRES ET CULTURE»
Pour l’étudiant en Mathématique et Physique-Chimie, pour le militant panafricaniste qu’était Cheikh Anta Diop, le dilemme allait, très vite, être résolu. Nous pensons qu’il avait lu, voire étudié, dans une France marquée par le paradigme du marxisme et l’euphorie de « l’Ecole des Annales », le texte de Lucien Febvre, « Combats pour l’Histoire ». Là, il trouvait que l’Histoire, à distinguer du mythe, de la légende, de la tradition vivante, des répertoires d’évènements et des catalogues de dates, se fait avec des documents écrits s’ils existent. En l’absence de documents écrits, l’étude de l’évolution peut se faire et doit se faire si de tels documents n’existent pas. En un mot, l’Histoire en tant qu’étude des phases et façons, sur la base des traces des voies et moyens par lesquels les sociétés, les catégories et classes sociales ont assuré, à travers le temps et l’espace leur production et reproduction sociale, peut se faire, et doit se faire avec tout ce qui, étant à l’homme, dépend de l’homme, sort de l’homme, exprime l’homme, signifie la présence, l’activité, les goûts et les façons d’être de l’homme.
Les fondements philosophiques et scientifiques de l’entreprise étaient ainsi trouvés. A la question de savoir comment un étudiant en mathématique et physique pouvait-il se lancer aussi dans des études de sciences humaines, il faut signaler que le cas n’était pas rare. Pour le cas de Cheikh Anta Diop, il y a le fait qu’il avait réussi (en 1946) aux examens du Brevet de capacité coloniale, équivalent du Baccalauréat réservé aux sujets français en mathématique (1ère session) et en philosophie (2e session). Cet acquis semble l’avoir particulièrement préparé à cette tâche et lui a permis d’être performant sur les deux tableaux.
Critique textuelle, exploitation des trouvailles archéologiques, comparatisme sociologique et linguistique ; bref tous ces domaines sur lesquels il avait une certaine connaissance et qui avaient servi dans les «écrits de jeunesse» furent invoqués. Ce sont cet esprit et cette perspective qui ont donné le cocktail « Nations nègres et culture ». Ce texte est le premier constituant des «Ecrits majeurs». Les réactions qu’il a suscitées témoignent, dans le cadre de l’université française en particulier, du caractère révolutionnaire des thèses qui y étaient exposées. On a longtemps dit, ou fait croire, que ladite thèse avait fait l’objet d’un rejet par un jury valablement constitué. Dans l’état actuel des enquêtes, il semble plutôt qu’elle n’a pas été soutenue non pas par rejet, mais parce que les professeurs sollicités pour constituer le jury avaient opposé un refus de participation. A la base de ce refus, il y avait d’abord et surtout le fait que le contenu dudit texte était aux antipodes de l’opinion générale [pourtant, depuis Hérodote, la réflexion en Histoire repose sur une critique permanente de l’opinion générale] qui avait cours à la Sorbonne. L’affirmation de l’appartenance de la civilisation pharaonique à l’univers culturel négro-africain qui était défendue dans ce texte, était comme une hérésie. Les professeurs de l’establishment universitaire français ne pouvaient accepter de siéger dans le jury d’une telle thèse.
Bien avant Martin Bernal (“Black Athena. The afro-asiatic roots of classical civilisations ») Cheikh Diop annonçait que la Grèce n’a pas été la terre où sont nées la science et la philosophie. Il y rappelait que les savants grecs eux-mêmes ont écrit qu’ils ont presque tous fait «un voyage initiatique» en Egypte où ils ont appris l’essentiel des connaissances dont certains se sont faits les inventeurs, que Hérodote, «le père de l’Histoire» dans la tradition académique occidentale, dit qu’il connaît leurs noms mais préfère ne pas les écrire (Hérodote, II, 123), que l’Occident avait fabriqué une image fausse de l’Afrique et des Africains et l’avait inculquée à une grande partie des élites africaines, que cette image n’est qu’un outil de l’impérialisme triomphant. Il y donnait les premiers éléments qui montrent que la civilisation de l’ancienne Egypte, immortalisée par ses pyramides, entre autres, était l’œuvre de populations noires et que maintes cultures des sociétés négro-africaines modernes sont néo-pharaoniques.
LE MERITE ET LE GENIE DE CHEIKH ANTA
S’il y a insisté sur le rôle de précepteur que l’Egypte des pharaons a joué pour les autres civilisations, celles du bassin méditerranéen en particulier, s’il y a montré que la civilisation égyptienne ne pouvait provenir d’Eurasie puisqu’on ne trouve, dans ces régions, aucune phase annonciatrice de la culture égyptienne, il ne s’est pas beaucoup intéressé, dans ce texte, sur la provenance de ceux qui, dans la plaine alluviale du cours inférieur du Nil, ont constitué les anciens Egyptiens. L’auteur était conscient de cette lacune et le reconnaît dans maints passages de l’avant-propos. Dans la préface à l’édition de 1964, il y écrit, entre autres :
- «Certes, j’aimerais revenir sur tant d’imperfections qui y sont contenues, si j’en avais le temps».
- «L’ensemble du travail n’est qu’une esquisse où manquent toutes les perfections de détail»
- «Nous en sommes conscients et notre besoin de rigueur en souffre».
Cheikh Anta Diop a eu, comme mérite et génie, qu’à la place de ceux qui cherchaient à plaquer les modèles en vogue, de ceux qui se passionnaient pour l’évaluation des concepts et de leur pertinence, de ceux qui attendaient d’y voir clair ou plus clair, il préféra, s’il n’osa, avec (il devait en être conscient) les erreurs, les risques, les limites, entamer ce qu’il fallait faire, c’est-à-dire concevoir des instruments et outils, aussi incomplets fussent-ils, qui permettaient de minorer, à défaut d’écarter «le danger qu’il y a à s’instruire de notre passé… à travers les [seuls] ouvrages occidentaux». La sécheresse du discours était très probablement en relation avec la vie du Noir en France à l’époque, avec ce qu’était l’insupportable fait colonial. Mais, selon notre entendement, Cheikh Anta Diop savait que pour aller plus loin dans la connaissance du passé de nos sociétés, il faudra procéder à la critique, pour ne pas dire à la déconstruction de son propre discours.
C’est dans le cadre de cette activité, qui a dû être débordante, que, par intuition ou révélation, il découvrait le caractère négro-africain des anciens Egyptiens. Cette claire conscience d’une Egypte négro-africaine à l’époque des pharaons, il fallait en faire un concept opératoire, la montrer, pour ne pas dire la «démontrer». Marc Bloch avait fait remarquer qu’en matière d’Histoire, il faut que soit insérée, à chaque point tournant, «une suite de paragraphes qui s’intitulerait «comment puis-je savoir ce que je vais dire ?». Autrement dit, il faut répondre, de manière constante à la question de savoir, «ce que je sais, ce que je vais dire ou écrire, comment ai-je fait pour le savoir ?». En un mot, une page d’Histoire, c’est une combinaison de «ce que je dis» et de «ce qui me permet de dire». Là, nous retrouvons l’esprit et la perspective méthodologique.
Alliant l’esprit et la perspective sus-évoqués, il commence par :
PHASE 1 : Recenser les propos des sources grecques classiques qui permettent de faire de l’idée que l’Egypte des pharaons avait été l’œuvre de populations noires, un concept opératoire pertinent. Cette dimension constitue la substance de « L’Afrique noire précoloniale et de L’Unité culturelle de l’Afrique noire ». Mais très vite, il découvre le caractère insatisfaisant de la seule critique des sources textuelles grecques. A cette lecture, il superposa une seconde en faisant recours à l’archéologie.
PHASE 2 : Mettre à contribution l’archéologie. Son association avec les parallélismes sociologiques et le comparatisme linguistique (encore timide) renforcent, dans « Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique » (1967), le caractère opératoire pertinent du concept d’une Egypte ancienne négro-africaine.
PHASE 3 : Recourir au comparatisme linguistique. Cette perspective est systématisée dans « Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines » (Dakar, Ifan-Nea, 1977).
PHASE 4 : Faire une synthèse de tout ceci dans « Civilisation ou Barbarie : anthropologie sans complaisance » (1981).
L’ECLOSION DES FLEURS
Manifestement, il avait conscience d’avoir établi les fondations solides et dressé l’harmonieuse charpente d’une Ecole africaine d’Histoire. Le chantier qu’il avait ouvert, était irréversible. Les thèses de « Nations nègres et culture », réconfortées par les textes majeurs postérieurs, trouvaient de plus en plus d’échos et des disciples. Théophile Obenga et Alain Anselin, entre autres, armés d’une érudition satisfaisante, participaient à l’éclosion des fleurs.
Après eux, en matière de parallélismes sociologiques et des faits de langue, Aboubacry Moussa Lam (au Sénégal) et Um Ndiggi (au Cameroun) sont ceux qui, à notre connaissance, sont allés le plus loin. Depuis lors, plusieurs Africains d’Afrique et de la Diaspora ont soutenu ou rédigé des textes dans la perspective dégagée par les textes de Cheikh Anta Diop. Il ne s’agit pas seulement de l’Histoire des sociétés africaines, mais de l’Histoire du monde, de l’humanité, à partir des nouveaux paradigmes dont la négro-africanité de l’Egypte et la centralité des Noirs et de l’Afrique dans l’élaboration des voies et moyens, des phases et façons par lesquelles les communautés ont assuré, à travers le temps et l’espace, les bases de leurs productions et reproductions sociales.
Evidemment, l’écriture de cette page de l’Histoire universelle qui intègre l’évolution des sociétés africaines en rétablissant leur centralité et celle des Noirs, s’est accompagnée, effets collatéraux, de la déconstruction de maints discours, en particulier de ceux des Africanistes et des systèmes de pensée auxquels ils servaient de base. Nous faisons allusion aux paragraphes intitulés « La falsification moderne de l’Histoire » et « L’invention du mythe du nègre ».
Cet esprit et cette perspective méthodologique que nous laisse Cheikh Anta Diop en héritage, ne sont pas constitués d’acquis scientifiques certains et définitifs. Ce sont les bases que nous devons renouveler et perfectionner pour entreprendre et réussir l’héritage constitué par la redoutable tâche de réécrire l’histoire du monde. Or, c’est ici que les vrais problèmes commencent à se corser.
Maints auteurs, me semble-t-il, se lancent dans l’illustration. Cette option risque de conduire, à la longue, à rendre la perspective sèche. D’autres se contentent d’établir des filiations comme si les termes filiations et démonstrations étaient des synonymes. Un autre groupe formule des conclusions relatives aux identités (sur «la définition de la notion d’identité dans la perspective de Cheikh Anta Diop, cf., « Civilisation ou Barbarie », chapitre 14) sans distinguer ce qu’on peut tirer des ressemblances constatées et ce qu’on peut tirer des similitudes établies.
Nous avons dit qu’une des facettes de l’héritage est d’écrire, autrement, l’histoire du monde. L’effacement de l’histoire des uns, ceux qui sont dominés, par les autres, ceux qui dominent (par là nous faisons allusion à ceux qui avaient exclu les Africains de l’Histoire, à ceux qui voulaient «faire croire au Nègre qu’il n’a jamais été responsable de quoi que ce soit de valable, même pas de ce qui existe chez lui») était, en fait, un projet qui, par la liquéfaction ou la dissolution de la conscience historique des Noirs d’Afrique et de la Diaspora, ambitionnait de les exclure du Devenir de l’humanité. (Ceux qui n’ont rien été, ne peuvent pas être ou ne doivent pas être).
Certes, si la colonisation ne pouvait pas ne pas échouer dans sa tentative, timide il est vrai, d’initier des processus et dynamiques d’acculturation, voilà que surgit une nouvelle dynamique, plus féroce et plus pernicieuse appelée «Globalisation ou mondialisation». Sa logique est de faire triompher, par effacement, si on ne prend pas garde, une façon unique d’être et de penser.
Au nom des paradigmes qui fondent l’Ecole africaine d’Histoire (à côté des Ecoles africaines de littérature, d’économie, etc.), cette option, si elle est suivie, nous amènera, comme semble le montrer l’actualité, à la barbarie. Un des moyens du puzzle, pour tenter d’y échapper, résidera dans le fait que chacun écrive l’histoire de son peuple, de son pays, de son groupe ou classe sociale. Le bouquet que constituera l’Histoire, loin d’être un tissu d’Arlequin, n’en sera que plus multicolore. Le mal de l’impérialisme a résidé dans le désir fou de rédiger l’Histoire des autres. Etait-ce par curiosité intellectuelle, par philanthropie ou par désir inavoué de mieux les dominer ? En tout cas, selon un adage, ce qui se fait pour vous sans vous, se fera contre vous. Qu’on se le tienne, pour dit. Là réside une des dimensions de l’héritage de Cheikh Anta Diop. Malheureusement, cette vérité première a mis et met en émoi maints tenants de la pensée unique néo-libérale.
Par contre, la reconstitution de l’évolution de toutes les sociétés, en débouchant sur la reconnaissance des uns par les autres, parce qu’elle participe de l’établissement des bases de la compréhension humaine, peut nous mener vers la Civilisation. Tels sont les termes de l’alternative. Il nous faut choisir. Quoi qu’on ait pu dire, c’est cela, et pas exclusivement, l’appel humaniste de Cheikh Anta Diop.
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** Babacar Sall, Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université Cheikh Anta Diop - Dakar
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