Les assassins de la mémoire

Les violences xénophobes en Afrique du Sud sont autant des crimes contre les corps et les biens que contre la victoire contre l’Apartheid.
Boubacar Boris Diop

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Par leur insigne trivialité, les violences xénophobes d’Afrique du Sud incitent à une lecture manichéenne, voire caricaturale : dans un pays africain, des Noirs, perçus comme les seuls étrangers, sont traqués et massacrés sous le regard narquois de leurs concitoyens Blancs naguère accusés de tous les maux. Ces derniers, ravis, rient sous cape et leur mutisme n’empêche personne d’entendre, hauts et clairs, les mots qui se bousculent dans leur crâne : «Nous vous l’avions bien dit, ils ne connaissent que la trique !», «Ce sont de grands enfants», etc.

Sur les réseaux sociaux, des millions d’Africains se déchaînent et voient dans ces malheureux événements une nouvelle preuve d’on ne sait quelle antique malédiction. Et dans le flot des commentaires il est parfois suggéré, à mi-voix ou entre les lignes, qu’au lieu de s’en prendre à leurs «frères», les émeutiers auraient dû découper les Blancs à la machette et vandaliser leurs luxueuses propriétés.

La question sud-africaine est beaucoup trop importante pour s’accommoder d’un simplisme aussi puéril. On ne peut pas dire aux criminels des townships d’Alexandra et Isipingo : «Vous avez bien raison de tout détruire sur votre passage, vous vous êtes juste trompés de cible !»

Dans le monde où nous vivons, personne n’a le droit de prendre prétexte de ses difficultés pour piller, voler, violer et tuer ses semblables, parfois avec une indicible cruauté. Cela s’appelle la loi de la jungle et la cautionner reviendrait à faire croire à ces jeunes désœuvrés qu’ils sont - si on ose s’exprimer ainsi- une race à part. Le moins qu’on puisse dire est que leur comportement est aux antipodes de l’enseignement de Mandela. Il faut toutefois s’empresser d’ajouter que, contrairement aux apparences, des millions d’autres exclus de la société sud-africaine - «la plus inégalitaire du monde», selon les experts- s’investissent sans relâche, depuis deux décennies, dans des luttes civilisées et intelligentes pour améliorer leurs conditions d’existence. Comme partout ailleurs…

Cela signifie que les manieurs de machettes ivres de haine sont, ainsi que l’ont du reste souligné nombre d’observateurs, une infime minorité.

Un tel constat ne doit cependant pas empêcher de se demander pourquoi leur singulier mode de protestation sociale ne s’est systématisé qu’en Afrique du Sud et pourquoi il y est à l’œuvre depuis si longtemps.

On ne le sait peut-être pas assez, mais le rejet des Négro-africains ne date pas, en Afrique du Sud, de la fin de l’Apartheid. Les dirigeants de l’Anc qui accèdent au pouvoir en 1994 grâce, notamment, à l’aide du Zimbabwe, de la Zambie et du Mozambique savent bien que les ressortissants de ces Etats voisins - et plus largement tous les étrangers noirs - sont très mal vus dans les townships où on les appelle les Makwerekwere. Le mot, dont l’étymologie reste assez controversée, désignait, semble-t-il, au départ, de manière plutôt neutre, les migrants originaires du continent. Il est peu à peu devenu profondément méprisant et, selon un article de 2008 du Mail and Guardian, l’hebdo de référence de Johannesburg, il a à voir avec l’idée que ces Africains-là, dont la peau est vue comme très sombre, sentiraient également mauvais. C’est difficile à croire mais il en est malheureusement ainsi.

Trois siècles d’apartheid, cela ne s’efface pas d’un trait de plume et, comme nous l’enseigne l’histoire humaine, ce que l’on croit être la haine de l’Autre n’est presque toujours que la haine de soi-même.

On aurait pu espérer qu’une fois leur liberté reconquise, les Sud-Africains allaient avoir un regard diffèrent sur les étrangers à la peau noire. En fait, les dures réalités économiques ont pesé davantage que les scrupules éthiques. Au fil des désillusions et de tensions sociales de plus en plus vives, les Makwerekwere sont devenus de commodes boucs émissaires. On trouve des traces de cette détestation dans «Jerusalema», ambitieux film de Ralph Ziman, qui brosse un portrait très peu flatteur de Nigérians au centre du crime organisé à Johannesburg.

L’élite dirigeante noire, bien contente de rendre d’autres responsables de sa propre faillite, détourne les yeux et même, dans certains cas, théorise avec moult contorsions mentales cette forme primaire de xénophobie. Ici aussi, il faudrait se garder de toute généralisation abusive puisque des figures politiques comme Thabo Mbeki ou le légendaire Ahmed Kathrada - pour ne citer qu’eux - n’ont jamais voulu manger de ce pain-là.

Reste la question qui fâche, à savoir si au-delà de l’incapacité de la direction de l’Anc à se hisser à la hauteur d’enjeux historiques cruciaux, on ne devrait pas indexer la population sud-africaine tout entière pour sa passivité quasi bienveillante à l’égard des bandes xénophobes. Après tout, les tueries de ce mois d’avril ne sont pas une première. Elles se sont simplement accélérées à partir de 1994 et, si deux Sénégalais ont été jetés d’un train en marche en septembre 1998, on doit surtout se souvenir qu’avec ses 62 morts, mai-2008 a été une sanglante apothéose. Le supplice du Mozambicain Ernesto Nhamuave, brûlé vif en pleine rue, en reste l’image emblématique.

Si ces crimes n’ont jamais réellement perturbé l’opinion sud-africaine, c’est aussi parce que la stigmatisation des Makwerekwere a pour corollaire une mentalité terriblement isolationniste, fruit d’une histoire particulière et n’épargnant aucune couche sociale. J’ai moi-même fait plusieurs fois l’expérience de ce sentiment typiquement sud-africain d’être soit en dehors du continent soit une grandiose exception en son sein. Je me souviens par exemple d’avoir demandé à ma voisine au cours d’un dîner dans le quartier de Kensington, à Johannesburg, si elle s’était déjà rendue au Sénégal. «Non, m’a-t-elle aussitôt répondu, je n’en ai pas encore eu l’occasion et d’ailleurs je ne suis jamais allée en Afrique !» A mon air stupéfait, elle a réalisé sa bourde et nous en avons beaucoup ri. Je me suis alors interrogé dans mon for intérieur pour savoir si un Noir aurait pu avoir la même réaction. Je crois bien que oui, même si un lapsus aussi peu ambigu était tout à fait exceptionnel.

D’ailleurs, quelques jours plus tard, j’ai entendu un monsieur passablement énervé appeler une émission de radio interactive pour faire sa petite mise au point : «Arrêtons donc de dire que l’Afrique a réussi sa Coupe du monde, si ça a marché aussi brillamment, c’est parce qu’elle a été organisée par l’Afrique du Sud !» Dans la foulée, cet ardent patriote avait même cité quelque pays africains où, à l’en croire, cela aurait été un désastre total… J’ai vu dans ces propos la confirmation des remarques désabusées d’un cinéaste mozambicain m’assurant que «pour les Sud-Africains, tout ce qui est au nord du Limpopo appartient pratiquement à une autre planète…» Et d’ajouter en souriant : «Ce monde étrange et inconnu, eh bien, ça commence chez moi, à Maputo, à quelques petites heures de route de Johannesburg.»

Il est difficile d’éviter le pire lorsque, sur ce véritable autisme national, viennent se greffer les misères et frustrations du quotidien. Nous parlons ici d’un pays où le taux officiel de chômage, d’ailleurs largement sous-évalué aux dires des spécialistes, oscille entre 25 et 30%. Et le fait qu’il atteigne plus de 50% chez les jeunes Noirs ne peut évidemment pas rester sans conséquences sur la paix sociale. Un chiffre encore plus surprenant est celui des requérants d’asile : autour de 220 000 en 2009, c’est-à-dire le plus élevé au monde, devant les Etats-Unis et l’Allemagne, même s’il est retombé à 62 500 trois ans plus tard. Ces statistiques sont celles du Hcr qui constate une nouvelle flambée des demandes puisqu’en janvier 2015 on en était déjà à 246 000.

Avec cinq millions d’étrangers, en majorité africains - soit exactement le dixième de sa population globale - l’Afrique du Sud a vite fait de juger intolérable la pression migratoire. Les exclus du système post-apartheid l’ont particulièrement mal vécue, estimant que les nouveaux venus, plus qualifiés ou plus entreprenants - parce que ne comptant en rien sur l’Etat - leur enlevaient littéralement le pain de la bouche.

Tous les ingrédients d’une situation explosive étaient en quelque sorte en place et chacun s’était plus ou moins résigné à des pogroms cycliques, perpétrés en toute tranquillité.

Il semble pourtant s’être passé quelque chose d’exceptionnel au pays de Nelson Mandela après les tueries de ces derniers jours.

De nombreux signaux donnent à penser que pour les bandes de criminels xénophobes la fin de l’impunité est proche. La vraie bonne nouvelle, c’est que les 7 morts de Durban et Johannesburg ont suscité plus de colère que les 62 victimes de 2008. En vérité, le monde entier en est arrivé à la conclusion que «Trop, c’est trop». On ne peut arguer de sa faim pour s’approvisionner, armes à la main, en miches de pain et caisses de bière dans les magasins d’autrui. Pour le dire franchement, une aussi embarrassante bestialité blesse en nous l’humain et on comprend qu’elle ait enfin été condamnée avec fermeté, y compris cette fois-ci en Afrique du Sud même.

L’on ne s’en est pas tenu, fort heureusement, à de simples invectives contre le régime de Jacob Zuma. Le Nigeria, le Malawi, le Zimbabwe et le Mozambique ont décidé de marquer vigoureusement le coup. Certains gouvernements ont commencé à rapatrier leurs ressortissants et les Sud-Africains travaillant dans ces pays se sont pour la première fois sentis en danger. Ont été aussi rappelées à qui de droit les notions très simples, mais apparemment jamais prises en compte par Pretoria, d’interdépendance et de réciprocité.

L’économie sud-africaine doit beaucoup aux migrants à qui l’on fait tant de misères et Terry Bell faisait remarquer récemment sur la Bbc que si les Zimbabwéens s’en allaient, le secteur bancaire de son pays ne pourrait sans doute pas rester à son niveau actuel. Il est vrai qu’on fait grief aux petits commerçants somaliens ou éthiopiens de casser les prix. Est-ce une raison pour raser leurs boutiques et leur faire subir le supplice du collier ?

Il faut en outre savoir que ceux à qui on reproche de piquer aux Sud-Africains leur job créent souvent, au contraire, des emplois, si modestes soient-ils. Un de nos compatriotes, S. Sall, originaire de Thiès (Ndlr : une ville du Sénégal), est de ceux-là : dans la petite ville de Simonstown, à moins d’une heure de Cape Town, où les pingouins attirent des milliers de touristes par an, son business d’objets artisanaux marchait si bien en 2010 qu’il employait six ou sept jeunes Sud-Africaines plutôt contentes de travailler avec lui.

Au final, ceux qui rêvaient d’un splendide isolement de l’Afrique du Sud se sont vite aperçus avec frayeur que ce serait, à tous points de vue, le pire des scenarios. Les reculades ont été à la mesure du choc. C’est tout d’abord le Roi des Zoulous Goodwill Zwelithini qui, toute honte bue, ravale ses propos irresponsables et improvise une conférence de presse pour appeler au calme ; c’est ensuite Jacob Zuma qui annule une visite d’Etat en Indonésie et se rend dans le camp de Chatsworth auprès de quelques-uns des milliers de déplacés ; pour une fois, la classe politique unanime condamne les violences et dans un tel contexte les médias et la société civile ont eu beaucoup moins de mal à se faire entendre que par le passé.

A la modeste échelle sud-africaine, tout cela équivaut à un «Plus jamais ça» dont le principal mérite sera de faire de la xénophobie, qui tendait à devenir routinière, une déviance morale rejetée avec dégoût par les femmes et les hommes de bonne volonté de tout un pays. Sans avoir la candeur de croire que les étrangers noirs d’Afrique du Sud vont désormais vivre dans le meilleur des mondes, on peut supposer que les bandes de voyous, moins assurés de la complicité tacite d’une grande partie de l’opinion, n’oseront plus les agresser ouvertement.

Le mal est cependant profond et il se pourrait bien que la criminalité ordinaire cible encore plus qu’auparavant, et selon des schémas nouveaux, les migrants étrangers, hélas si vulnérables. Ce qui rend l’affaire inextricable, c’est que parmi ces derniers beaucoup sont en situation irrégulière. Dans sa réponse à la «Lettre ouverte» de l’écrivain mozambicain Mia Couto, le président Zuma a insisté sur ce point précis, lui faisant remarquer qu’il faut aussi prendre en compte les plaintes légitimes des Sud-Africains eux-mêmes. Jacob Zuma n’est pas le seul à penser ainsi : nombre de ses concitoyens tout à fait raisonnables, qui ne savent même pas ce qu’être xénophobe veut dire, sont de cet avis. C’est un point de vue que l’on peut entendre. La contrepartie à l’hospitalité et à la sécurité que l’on attend d’un pays d’accueil, c’est le respect scrupuleux de ses lois.

En dépit de toutes les craintes, il y a encore de sérieuses raisons d’espérer. A la fin des fins, ces événements ont obligé la majorité silencieuse à donner de la voix, projetant ainsi une autre image, moins repoussante, de l’Afrique du Sud. Le symbole de ce sursaut moral a été la marche contre la xénophobie ayant réuni le 23 avril à Johannesburg une foule immense sous le slogan «Nous sommes tous Sud-Africains». Et à cette occasion, la dette morale de la «Nation arc-en-ciel» à l’égard du reste du continent a été souvent évoquée. Jamais rappel n’a été aussi opportun. La victoire contre l’apartheid a été une des rares, ou peut-être même la seule, success story de l’Afrique indépendante. Les pays de la «ligne de front» ont payé au prix fort leur soutien aux camarades de Mandela et ici même au Sénégal des générations d’écoliers ont eu chaque jour devant leurs yeux, écrite au-dessus du tableau noir, la fameuse phrase : «L’apartheid est un crime contre l’humanité» Par ailleurs, partout sur le continent, les artistes, et singulièrement les musiciens, ont efficacement joué leur partition.

Voilà pourquoi les violences xénophobes en Afrique du Sud sont autant des crimes contre les corps et les biens que contre la mémoire. Nous nous plaignons souvent, nous autres Africains, de l’indifférence du monde à nos tragédies. Si nous savions nous souvenir un peu plus souvent du formidable élan de solidarité qui a fini par terrasser le puissant régime raciste sud-africain, nous n’en serions pas à quémander en toutes circonstances la compassion des autres.

La marche prévue à Dakar le 17 avril dernier en hommage aux 147 étudiants victimes du carnage de Garissa, procédait en un sens du louable désir de réactiver cette mémoire. A la surprise générale, le peuple sénégalais a été interdit de solidarité avec le peuple kenyan. Quoi qu’on dise, ce n’est pas un simple préfet de Dakar qui s’est opposé à cette marche mais bien le gouvernement de la République du Sénégal. Le même gouvernement qui, silencieux sur l’éventuel sort de nos compatriotes en Méditerranée et en Afrique du Sud, est sur le point d’envoyer 2000 de nos soldats servir de chair à canon sur les lointaines terres d’Arabie. Presque personne n’est d’accord avec la présence de troupes sénégalaises au Yémen. Si cela venait à se faire, ce serait particulièrement dommageable pour notre amour-propre. Ce serait surtout la décision la plus mystérieuse et la plus folle jamais prise dans ce pays et elle ne tarderait pas à faire oublier les erreurs, crimes et errements des trois devanciers de Macky Sall au palais présidentiel.

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** Boubacar Boris Diop est un écrivain sénégalais

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