Le dernier râle de la démocratie US
Notre démocratie est à l’agonie. L’intrusion massive de l’État dans nos vies et l’anéantissement de notre droit à la vie privée sont désormais des faits. Le défi pour nous - probablement un des derniers - est de nous lever pour crier notre fureur et mettre un terme à la confiscation de nos droits à la liberté et à la libre expression. Si nous ne le faisons pas, nous deviendrons un peuple de captifs.
Les débats publics au sujet des mesures de l’Etat en vue de prévenir le terrorisme, l’assassinat symbolique d’Edward Snowden et de ses sympathisants, les assurances données par les puissants qu’il n’y a pas d’abus dans la collecte massive et le stockage de nos communications électroniques tombent à côté de la plaque. Tout État en mesure de surveiller tous ses citoyens, tout État à même d’étouffer les débats publics véritables en contrôlant l’information, tout État qui a les moyens de faire taire instantanément toute contestation est totalitaire. Notre État capitaliste peut ne pas utiliser ce pouvoir aujourd’hui. Mais il l’utilisera s’il se sent menacé par une population rendue nerveuse par la corruption, l’incompétence et une répression de plus en plus sévère. Au moment où un mouvement populaire émergera - chose inéluctable - pour réellement affronter nos seigneurs capitalistes, notre système mercenaire de surveillance totale passera à la vitesse supérieure.
Le mal suprême, comme l’a souligné Hannah Arendt, (1) est un système politique qui, après avoir persécuté, marginalisé puis écrasé ses opposants, réussit à paralyser par la peur et la suppression de toute vie privée le reste de de la société. Notre système de surveillance de masse est la machine par laquelle adviendra ce mal suprême. Si nous ne démantelons pas immédiatement l’appareil sécuritaire et de surveillance, nous pourrons dire adieu au journalisme d’investigation et au recours à la Justice contre les abus. Il n’y aura plus de contestation organisée. Il n’y aura plus de pensée indépendante. Même les plus légères critiques seront traitées comme des actes de subversion. Alors, l’appareil sécuritaire se répandra comme un champignon noir sur le tissu politique et les faits les plus insignifiants et les plus ridicules deviendront des menaces à la sécurité nationale.
J’ai connu ce genre de peste à l’époque où je faisais mon travail de reporter dans l’État-Stasi d’Allemagne de l’Est. J’étais suivi en permanence d’hommes aux cheveux en brosse et en veste de cuir, sans aucun doute des hommes de la Stasi, le Ministère de la Sécurité d’État, que le tout-puissant Parti Communiste décrivait comme le glaive de la nation. Les personnes que j’interviewais recevaient, tout de suite après, une visite à domicile des agents de la Stasi. Mon téléphone était sur écoute. Certaines des personnes avec lesquelles j’avais travaillé étaient rapidement victimes de pressions visant à en faire des informateurs. La peur planait sur toutes conversations.
La Stasi n’a pas mis en place de camps de la mort ou de goulags. Elle n’en avait pas besoin. Elle était partout grâce à un réseau de 2 millions d’informateurs, pour une population de 17 millions de personnes. Il y avait 102.000 agents de la police secrète employés à plein temps pour surveiller la population - un agent pour 166 Allemands de l’Est. Les nazis brisaient les os, la Stasi les âmes. L’État est-allemand a initié l’art de la « déconstruction psychologique» (2) que les tortionnaires et interrogateurs, dans nos prisons et lieux de détention illégaux, ont élevé à une terrifiante perfection.
Le but de la surveillance de masse, comme l’écrivait Hannah Arendt dans « Les Origines du Totalitarisme » n’est en définitive pas de découvrir les crimes mais « d’être à disposition quand l’État décide d’arrêter une certaine catégorie de la population.» Parce que le courrier électronique des Us-Américains, leurs conversations téléphoniques, leurs recherches sur la toile et leurs déplacements géographiques sont enregistrés et stockés à perpétuité dans les bases de données de l’État, on pourra toujours trouver, et à profusion, des éléments à charge pour arrêter n’importe qui, dès que l’État le jugera nécessaire. Ces informations, comme des virus mortels dormants, n’attendent que d’être utilisés contre nous. Que ces informations soient banales ou innocentes importe peu, car dans les Etats totalitaires, la justice, comme la vérité, n’ont aucune espèce d’importance.
Ce que les États totalitaires efficaces visent toujours à obtenir, comme l'a compris George Orwell, est un climat qui efface chez les gens toute idée de rébellion, un climat où l’assassinat et la torture ne sont utilisés que contre une poignée d'irréductibles. L’État totalitaire réussit cette mainmise sur la société, écrit Arendt, en écrasant méthodiquement la spontanéité et du même coup la liberté humaine. De façon incessante, il diffuse la peur afin de s’assurer que la société reste traumatisée et paralysée. Il transforme les tribunaux ainsi que les corps législatifs en instruments de légalisation des crimes de l’État.
L’État des capitalistes, dans notre situation, a utilisé la loi pour abolir tranquillement les quatrième et cinquième amendements de la Constitution, dont la raison d’être est de nous protéger des intrusions abusives de l’État dans nos vies privées. La perte de la représentation et de la protection politiques et judiciaires, l’un des volets du coup d’État capitaliste, signifie que nous n’avons plus de voix et plus de protection contre les abus de pouvoir. Le dernier arrêt (3) du Juge de District William H. Pauley en faveur des activités d'espionnage de l’Agence nationale de sécurité (la Nsa), fait partie d’une longue liste de décisions judiciaires iniques qui ont, depuis le 11 septembre, sacrifié nos droits constitutionnels les plus précieux sur l’autel de la sécurité nationale.
Les tribunaux et les corps législatifs violent désormais nos droits constitutionnels les plus élémentaires pour justifier le pillage et la répression exercés par les capitalistes. Ils déclarent que les contributions massives et secrètes aux campagnes électorales - une forme de corruption légale - sont protégées par le Premier amendement. Ils définissent le lobbying des grands groupes capitalistes – par le biais duquel les grandes entreprises remplissent généreusement les poches de nos élus et écrivent nos lois - comme le droit des citoyens d’adresser des pétitions au gouvernement. Par ailleurs, en vertu des nouvelles lois, nous pouvons être torturés, assassinés ou enfermés indéfiniment par les militaires, privés du droit à un procès régulier et surveillés sans mandat judiciaire. Pendant ce temps, des serviteurs zélés, qui se présentent sans honte comme des journalistes, sacralisent le pouvoir d’État en amplifiant ses mensonges - MsNbc, Fox News : même servilité - pendant qu’ils nous bourrent le crâne de potins sur les « people » ou autres stupidités.
Nos politiciens et maîtres à penser mettent en scène de grandioses batailles culturelles autour de questions futiles pour dissimuler le fait que notre système politique a cessé de fonctionner. L’histoire, l’art, la philosophie, la quête intellectuelle, notre passé de luttes individuelles et collectives pour la justice, le monde des idées et de la culture et même ce qu’on entend par vivre dans une vraie démocratie et y participer - toutes ces choses ont été jetées aux oubliettes.
Dans son livre fondateur, «Democracy Incorporated », Le philosophe politique Sheldon Wolin (4) définit notre système de gouvernance capitaliste comme un « totalitarisme inversé », dans une ère de pouvoir des grandes entreprises sur fond de démobilisation des citoyens. Ce qui le différencie du totalitarisme classique, c’est qu’il n’est pas polarisé sur un démagogue ou un leader charismatique, mais s’organise autour d’une machine d’État anonyme contrôlée par les grandes entités capitalistes. Celles-ci, contrairement aux mouvements totalitaires classiques, ne remplacent pas les structures en voie de décomposition par des structures nouvelles. Elles clament plus que jamais leur attachement aux élections libres, à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, à l’inviolabilité de la vie privée et à la souveraineté de la Loi. Mais elles corrompent et manipulent à tel point le système d’élections libres, les tribunaux, la presse et les autres grands leviers du pouvoir qu’elles rendent impossible la participation démocratique authentique des masses à la vie politique.
La Constitution Us-américaine n’a pas été réécrite mais elle a été soumise à une entreprise constante et toujours plus radicale d’émasculation par le biais de l’interprétation judiciaire et législative. Nous nous retrouvons maintenant devant une coquille vide entretenant une fiction de démocratie, tandis que le pouvoir réel est exercé par un noyau totalitaire. Ce totalitarisme capitaliste s’appuie essentiellement sur un système de sécurité intérieure qui échappe à tout contrôle légal.
Nos gouvernants capitalistes totalitaires se mentent à eux-mêmes aussi souvent qu’ils mystifient le public. La politique, pour eux, n’est qu’une simple entreprise de relations publiques. On recourt au mensonge non pas pour réaliser des objectifs de politique publique clairement conçus mais pour protéger l’image de l’État et des gouvernants. Ces mensonges sont devenus une forme grossière de patriotisme. La capacité de l’État d’empêcher tout regard extérieur sur l’exercice du pouvoir engendre une sclérose intellectuelle et morale terrifiante de l’élite dirigeante. On ne se donne même plus la peine de confronter les théories les plus saugrenues - comme implanter la démocratie à Bagdad par la force afin de la diffuser dans la région ou forcer l’Islam radical à la soumission par la terreur - à la réalité, à l’expérience ou à un débat documenté. Les faits qui n’obéissent pas aux théories fantaisistes de nos élites politiques, de nos généraux et de nos chefs du renseignement sont tout simplement ignorés et soustraits au regard du public. Un moyen efficace pour empêcher les citoyens d’entreprendre des actions visant à redresser le cap. Et en définitive, comme dans tous les systèmes totalitaires, les citoyens deviennent les victimes de la folie de l’Etat, de ses mensonges monstrueux, de sa corruption rampante et de sa terreur.
Le poète roumain Paul Celan (5) a bien rendu cette lente absorption du poison idéologique - en l’occurrence le fascisme - dans son poème « Fugue de mort » (6) :
Lait noir de l'aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré
Victimes de ce que font tous les États totalitaires émergents, nos esprits ont été frappés d’une amnésie historique soigneusement orchestrée, d'une bêtise injectée par l’État. Et parce que nous avons la mémoire courte, nous sommes incapables de réagir avec l’acharnement nécessaire quand nous nous apercevons que notre liberté est confisquée. Il faut détruire les structures capitalistes de l’État. Démanteler son appareil sécuritaire. Et chasser des palais du pouvoir ceux qui défendent le totalitarisme capitaliste, y compris les dirigeants des deux grands partis , ces cohortes d’intellectuels à la parole creuse et cette presse qui a perdu toute crédibilité. Le seul espoir qui nous reste, c’est le recours à des manifestations massives et à la poursuite de la désobéissance civile. Faute de nous soulever - ce qu’escompte bien l’État-entreprise- nous nous retrouverons esclaves.
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** Christopher Lynn Hedges (1956) est un journaliste et auteur Us-américain. Ancien correspondant de guerre, il est reconnu pour son analyse de la politique Us ainsi que de celle du Moyen-Orient. Il été correspondant de presse au Salvador, en Palestine, en Irak, en Bosnie et au Kossovo. Il a publié plusieurs livres, dont le plus connu est War Is a Force That Gives Us Meaning (2002). Il se déclare socialiste. (Texte traduit par Najib Aloui - Edité par Michèle Mialane et Fausto Giudice – source : tlaxacala.org)
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NOTES
1) http://plato.stanford.edu/entries/arendt/
http://slate.me/1fwr8P9
3) http://nyti.ms/1cGbXU2
4) http://bit.ly/1i3bquw
5) http://en.wikipedia.org/wiki/Paul_Celan
6) Note de Tlaxcala : le poème de Celan ne se réfère pas à la propagande nazie, mais aux camps d'extermination