Amilcar Cabral, impérialisme et néocolonialisme

Au grand chagrin de Cabral et d’autres révolutionnaires engagés du Tiers monde, l’espoir d’une totale humanité a été trahi par l’élite africaine qui avait dirigé la lutte. Il a compris, par ses analyses érudites, que, quel que soit les vice ou défaut qui se sont abattus sur l’époque postcoloniale, ceux-ci s’enracinent dans le manque de clarté et de cohérence idéologique, théorique et politique.

La perception de Cabral concernant la fin de la domination coloniale reste exceptionnelle sinon prophétique. Son analyse de la lutte africaine pour la libération, dans laquelle il était profondément impliqué, est née de son implication active dans la révolution armée dans sa Guinée Bissau natale et d’autres sociétés colonisées. Il accusait aussi bien le colonialisme européen et le néocolonialisme naissant, là où il y avait une pérennisation de la matrice du pouvoir colonial en dépit du changement.

Dans le sillage de la conquête coloniale armée, il y a eu une totale destruction des structures économiques et sociales dans les sociétés africaines. Ces développements découlaient de la discrimination raciale et du mépris des Africains, contraints de travailler pour peu ou pas de rétribution et traités comme du bétail (Cabral 1969, 1980). Le colonialisme a usurpé les droits fondamentaux, les libertés essentielles et la dignité humaine et a entraîné d’autres malaises sociaux.

Les conditions internes et les réalités quotidiennes dans la vie des gens étaient suffisantes pour les faire aspirer à une libération nationale et à rechercher la liquidation du colonialisme. Toutefois, cette lutte faisait partie d’un combat plus large dont la téléologie était l’abolition de la domination coloniale dans toute l’Afrique et le démembrement du colonialisme et l’impérialisme. La lutte pour la libération donne finalement des résultats positifs dans la mesure où elle accélère la prise de conscience politique, la conscience nationale, la pensée politique et l’action des masses. Elle intensifie aussi le sentiment d’unité de tous les Africains, effaçant, ce faisant, les différences promues et cultivées par les colonialistes.

Le principe de la lutte est celle du peuple et pour le peuple qui doit la mener, se l’approprier et en recueillir les fruits. La base de la lutte est la réalisation de ses rêves et aspirations, de la justice et du progrès intégral et non seulement pour quelques groupes ou individus. Au final, la lutte pour la libération permet à des sous humains, engendrés par le colonialisme, à devenir pleinement humains. Telle était la promesse de la lutte de libération.

Toutefois, au grand chagrin de Cabral et d’autres révolutionnaires engagés du Tiers monde, l’espoir d’une totale humanité a été trahi par l’élite africaine qui avait dirigé la lutte. Une société égalitaire où l’oppression et l’exploitation par l’homme seraient abolies ne sera pas réalisée. Cabral a compris par ses analyses érudites que, quel que soit le vice ou défaut qui s’est abattu sur l’époque postcoloniale, ceux-ci s’enracinent dans le manque de clarté et de cohérence idéologique, théorique et politique. Nyerere (1968), Cabral (1979) et Fanon (1961), tous argumentent que ceci résulte d’un manque de contenu idéologique au cours des luttes pour l’indépendance. La déficience idéologique et le manque total d’idéologie dans les mouvements nationaux pour l’indépendance, expliqués par l’ignorance de la réalité historique que ces mouvements aspiraient à transformer, constituent la plus grande faiblesse dans la lutte contre l’impérialisme et "personne à ce jour n’a encore réussi une révolution sans théorie révolutionnaire". (Cabral 1979 : 123)

Le manque d’élan idéologique des mouvements de libération signifie qu’ils ne pouvaient pas allier la théorie et la pratique en envisageant le genre de société postcoloniale qu’ils souhaitaient. Des anciens dirigeants de la libération deviennent, à la fin de l’ère coloniale, enlisés dans la vénalité et les extractions prédatrices des ressources de leur pays. Ceci en complicité avec les anciens colonisateurs. La bourgeoisie africaine des parvenus devient préoccupée de savoir comment remplir ses poches davantage et la majorité de la population reste enfoncée dans la pénurie, le besoin et la misère. Ainsi l’ère postcoloniale est le reflet du système qu’elle voulait remplacer. Cet arrangement bancal signifie que le pouvoir politique est dans les mains d’une élite africaine cependant que le pouvoir économique est intriqué dans les systèmes financiers globaux, des accords maudits réalisés par des accords négociés même dans des sociétés où le colonialisme était confronté à la perspective d’une défaite militaire totale.

Cette élite, faisant l’apologie du pacifisme, au moment décisif, ne pouvait battre l’impérialisme. Au lieu de quoi, elle est devenus le partenaire mineur des forces impérialistes dans un arrangement néocolonial. Les accords que les dirigeants de la libération ont passés avec le colonialisme auront des conséquences profondes et à long terme : réduire les Africains à une existence sous-humaine, la corruption des élites, les dictatures soutenues par l’impérialisme et autres malaises sociaux. La négation de la téléologie de la lutte pour la libération est décourageante :

Cabral écrit : "A l’évidence, la lutte de la population lui appartient véritablement si la raison de cette lutte est basée sur ses aspirations, ses rêves, ses désirs de justice et le progrès du peuple lui-même, non sur les aspirations rêves ou ambitions d’une demi-douzaine de personnes ou d’un groupe de personnes qui sont en contradiction avec les intérêts de leur population" (Cabral 1979 : 75)

La libération nationale d’un peuple c’est la réappropriation de sa personnalité historique, un retour de l’histoire au travers de la destruction de la domination impérialiste à laquelle il a été soumis. A l’ère postcoloniale, ceci n’a pas été réalisé et tout reste à faire. La libération nationale existe seulement lorsque les forces nationales de production sont complètement libres de toute domination (Cabral 1979). Puisque l’impérialisme usurpe le développement historique du peuple par la violence, la libération nationale doit donner au peuple le droit d’avoir sa propre histoire.

Un mouvement de libération qui ne considère pas cet élément ne lutte certainement pas pour la libération nationale, parce que la cible principale de la lutte pour la libération est le néocolonialisme. Si elle inclut la libération des forces de production, alors la libération nationale correspond nécessairement à une révolution et "la lutte pour la libération nationale est une révolution" (Cabral 1979 : 134). Fanon (1961 : 39) croit que les colons ne cessent jamais d’être "l’ennemi, l’opposant, l’adversaire qui doit être destitué" parce qu’il a toujours fait partie d’un processus de domination et d’exploitation. Si la révolution n’est pas réalisée, la libération nationale se poursuit parce qu’elle "n’est pas terminé au moment où un étendard est hissé et (que) l’hymne national résonne…" (Cabral 1979 : 134)

L`ère postcoloniale est une illusion, renforcée et stimulée par des éléments autochtones qui contrôlent le pouvoir de l’Etat. L’ère postcoloniale est une illusion parce que cette classe sociale est subjuguée par les caprices et les impulsions des impérialistes (Fanon 1961, Cabral 1979). Cette pseudo bourgeoisie, même très nationaliste, ne peut remplir une fonction historique : "Elle ne peut conduire librement le développement des forces productives et, en bref, elle ne peut être une bourgeoisie nationale" (Cabral 1979 : 129)

L’analyse de Cabral reste d’actualité. Bien qu’il soit mort à la veille de l’indépendance de son pays et n’a pas vécu pour voir sa direction politique et économique, il a anticipé le sort d’autres pays africains nouvellement "indépendants" du joug colonial. Son traité sur l’ère postcoloniale reste un modèle pour une nouvelle génération de révolutionnaires panafricains qui, à un moment, construira sur les fondations de la théorie révolutionnaire de Cabral et mènera le combat contre l’impérialisme jusqu’à sa conclusion logique

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** Chimusoro Kenneth Tafira est affilié à l’Institut de recherche Archie Mafeje, à l’université de l’Afrique du Sud. Il est titulaire d’un doctorat en Anthropologie de l’universtié Witwatersrand - Traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger

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REFERENCES

- Cabral, Amilcar 1979. Unity and Struggle: Speeches and Writings. London: Heinemann. 1973
- Return to Source: Selected Speeches of Amilcar Cabral. Africa Information Service, ed. New York: Monthly Review Press.1969
Revolution in Guinea: An African People’s Struggle. London: Stage 1.
- Fanon, Frantz 1961. Les damnés de la terre
- Nyerere, Julius Kambarage. 1968 Freedom and Socialism. Uhuru na Ujamaa. Selection from Writings and Speeches 1965 – 1967. Nairobi: Oxford University Press.