Afrique : Mémoire cramée

L'Afrique ne se fera jamais tant que la question de la rénovation, historique puis intellectuelle, sera repoussée. Le retour au paradigme africain - dans le cadre d’un panafricanisme repensé et assumé - est le premier chantier pour aller vers le progrès et quitter la marge. L’Afrique est un géant. Il ne faut pas se tromper de priorités. Toute perspective autre que la Renaissance va rendre la tâche plus difficile.

« Sans la conscience historique les
peuples ne peuvent pas être appelés
à de grandes destinées. »
Cheikh Anta Diop ( 29 Décembre 1923 - 7 Février 1986 )

Qu’y a t-il derrière le retard que connaît l’Afrique ? Pourquoi à l’heure de la science triomphante, avec les nouvelles percées dans tous les domaines du savoir, l’obscurantisme rampe, à contre courant des connaissances scientifiques, dans le continent noir ? Il suffit d’un peu de bon sens pour comprendre et expliquer l’abîme profond dans lequel l’Afrique est tombée. Mais là se trouve la difficulté.

Lorsqu’il s’agit de l’Afrique, on assiste tout de suite à des raisonnements absurdes, à une incohérence manifeste du discours. C’est en effet, souvent, en se détournant des réalités africaines et en s’agrippant à un référentiel complètement déconnecté des phénomènes et des représentations sociales de l’Afrique, que la majorité des « hommes d’esprit » africains tentent d’appréhender les problèmes de l’Etat post-colonial africain. Ce qui fait que les rares élites africaines qui nourrissent le vœu de voir l’Afrique un jour se relever voient depuis toujours leurs efforts, souvent au prix du martyr, rester vain. Aujourd’hui encore, les forces progressistes qui doivent s’unir pour pousser le continent à s’émanciper de la misère ainsi que de la tutelle économique et intellectuelle, s’ignorent, s’éloignent des priorités, vivent loin du continent, se font la guerre. Pestent contre des démons invisibles.

Depuis les « indépendances » le continent, au lieu de suivre un cycle vertueux, recule de plus en plus. Vers la désorganisation sociale, la dégradation de l’environnement, la gabegie, la mal gouvernance... Pire, l’effondrement récent du Mali a révélé que les Etats ne sont pas viables ; ils ne disposent pas de l’arsenal militaire dissuasif pour contrôler leurs frontières et assurer la sécurité des populations en cas d’agression. Le Mali était jusque-là un modèle. Le Sénégal n’est pas passé loin d’une instabilité politique et a connu des périodes de quasi dictature. L’exemple de la Côte d’Ivoire est encore là pour montrer la difficulté des Etats africains à garantir la paix sociale et préserver les acquis démocratiques.

Il y a comme un effet de boomerang, à chaque fois que l’on pense que le mal est éradiqué, nous revient une force destructrice qui révèle au grand jour les défauts de fabrication de nos Etats. La dictature existe au Cameroun, au Burkina Faso, au Tchad, au Zimbabwe, en Guinée-Equatoriale, au Congo Brazzaville. Au Togo et au Gabon, nous avons assisté à une dévolution monarchique du pouvoir. Dans d’autres régions du continent, des hommes et des femmes vivent un destin plus dramatique. Dans la région des Grand lacs, se passe depuis 1998, un vrai « crime contre l’humanité ». Pour l’approvisionnement en matières premières des grandes puissances, plus exactement des multinationales, 8 millions de vies humaines ont été sacrifiés. Qui en parle ?

Des pays comme le Nigéria, la Somalie, connaissent des guerres religieuses. Les « fanatiques » africains de religions qui se sont imposées par le passé, en Afrique, avec une violence inouïe s’affrontent aujourd’hui. La Somalie est devenue un no man’s land.

Et encore, l’Afrique a faim ; les populations sont loin de connaître l’idéal de justice sociale malgré les déclarations griffonnées dans les textes officiels ; le droit à l’éducation pour tous est un mirage ; l’accès aux structures sanitaires est loin d’être satisfait ; il y a un appauvrissement généralisé des populations. Pour donner une explication rationnelle, apporter la solution, rien de plus normal que d’élever la pensée jusqu’à la compréhension progressive des contradictions internes dans nos pays, des phénomènes qui justifient le Mal africain.

Il faut le rappeler, toutes les connaissances authentiques proviennent de l’expérience. Pour connaître les tenants et les aboutissants d’un problème, apporter une piste acceptable à la résolution de ce problème, il faut participer personnellement à la lutte pratique qui vise à transformer la réalité. Ensuite, connaître l’essence du problème, c’est-à-dire s’éloigner de l’apparence des choses pour en saisir les liens internes et /ou externes, les aspects isolés. En fait, n’importe qui, l’Africain y compris, ne peut sérieusement se prononcer sur les difficultés de l’Afrique d’aujourd’hui en ignorant complètement les réalités africaines ou en faisant abstraction de tout un pan de l’homme africain, de l’histoire et de la culture de l’Afrique.

Malheureusement c’est ce qui se passe aujourd’hui encore. Nous assistons à des explications abusives qui ne prennent en compte, à aucun moment, les réalités socioculturelles des pays africains, l’interrogation du passé, la gouvernance du monde ainsi que les obstacles qui cloisonnent les Africains dans des identités - tribale, aristocratique, religieuse - au lieu de consacrer la citoyenneté, d’instaurer une vraie laïcité et de promouvoir la dynamique de progrès. C’est la raison, toute simple, du sort réservé à l’Afrique. Justifiant la difficulté de construire des Etats forts, de « développer » le continent, de protéger la souveraineté, de réduire les inégalités sociales. Et en même temps l’hégémonie de puissances extérieures, qui luttent pour leur survie en s’emparant des ressources des pays faibles, ne fait qu’enfoncer davantage l’Afrique dans le clair obscur.

Pour être plus précis, les liens qui font une nation n’existent pas en Afrique. C’est dès lors un non sens de parler d’Etats, de démocratie, de justice, d’Etat de droit, de développement, de collectivité(s), de destin commun… Avant « d’organiser et de structurer la capacité des hommes à vivre en société », il faut d’abord faire admettre au groupe des habitants d’un territoire qu’il « existe en dehors de tout lien de famille, de toute hiérarchie, de toute croyance ou opinion », une conscience commune. La nation est littéralement « une communauté humaine caractérisée par la conscience de son identité historique, culturelle et par l’unité linguistique ».

Parallèlement à cela, il faut comprendre que les guerres économiques maintiennent l’Afrique dans l’asservissement. Le continent reste dans les zones d’influences des puissances coloniales, qui malgré les « indépendances » décrétées font tout pour continuer à se servir, presque gratuitement, de la manne que constitue le sous-sol africain. Il y va de la sauvegarde de leur confort. Et avec les nouveaux enjeux géopolitiques, l’impasse économique mondiale, la prédation va peut-être s’accentuer.

C’est une chape de plomb qui pèse sur l’Afrique. Malgré les points positifs et les attentions particulières des investisseurs, le présent est un fardeau pour les masses déshéritées. Et l’avenir n’est pas encore écrit par les Africains. La démographie galopante - qui permet un marché convoité-, l’avènement d’alternances politiques, l’industrialisation du continent, la formation de cadres dans tous les domaines, l’ouverture au monde avec les médias, l’avènement d’une classe moyenne urbaine, masquent mal l’absence de vision des dirigeants ainsi que la déroute de l’intelligentsia africaine. L’indigence intellectuelle, la capitulation des gouvernants - inféodés à l’occident – installent encore l’Afrique dans des structures complexes de dépendance. Ce qui, inéluctablement, maintient le continent dans les liens de la misère. Il manque cruellement de stratégies de développement endogènes. La démocratisation du savoir est loin d’être réalisée. L’élite – politique, intellectuelle, religieuse - refuse de se sacrifier pour le bien commun. Son seul objectif est de participer à la rapine en se hissant au sommet du pouvoir et préserver ses privilèges ou les renforcer. Ce qui ne peut se concrétiser que par l’ignorance du grand nombre.

Autre chose, dans les sociétés africaines, plus un individu est riche plus il est respecté. Et quelqu’un qui sait manier à la perfection les langues étrangères, français-anglais en général, est très écouté, admiré même. Ils sont rares parce que les Africains sont encore en majorité analphabètes. A certains de ces élites, il sera difficile de faire entendre raison, ils n’ont aucun intérêt à voir l’Afrique sortir de la misère sociale et intellectuelle. Ils tirent leur épingle du jeu devant la situation désastreuse vécue par la majorité. Les choses les plus simples à comprendre deviennent, pour eux, compliquées, inaccessibles à la compréhension. Ils refusent de savoir, du moins veulent oublier, qu’un peuple pour sortir du fond de cale de l’obscurantisme doit utiliser sa langue à l’école, dans les institutions, partout.

L’unité linguistique des langues négro-africaines modernes a été suffisamment démontrée. Les concepts indispensables à l’expression des sciences, dans les langues africaines, sont disponibles. Il suffit juste de rentrer dans la phase de transition qui progressivement va permettre d’introduire les langues nationales dans les manuels scolaires, les textes, les institutions. Mais le nœud du problème reste l’amnésie collective. Il n’existe pas d’autres exemples dans le monde d’un peuple qui ignore autant son passé. L’Afrique reste isolé dans ce trou noir. C’est le seul continent qui n’enseigne pas à ses enfants leur histoire. C’est cette fissure de la mémoire qui a effacé l’identité culturelle. C’est pourquoi, l’Africain jette un regard « péjoratif à l’égard de ses formes originales d’exister ». Comme le souligne Frantz Fanon, « cet événement désigné communément aliénation est naturellement très important. On le trouve dans les textes officiels sous le nom d’assimilation » (1). C’est ce mal dont souffre l’Afrique.

L'Afrique ne se fera jamais tant que la question de la rénovation, historique puis intellectuelle, sera repoussée. Le retour au paradigme africain - dans le cadre d’un panafricanisme repensé et assumé - est le premier chantier pour aller vers le progrès et quitter la marge. L’Afrique est un géant. Il ne faut pas se tromper de priorités. Toute perspective autre que la Renaissance va rendre la tâche plus difficile. L'Afrique doit nécessairement mourir de ce qu'elle est aujourd'hui si elle veut produire des hommes et des femmes dynamiques, capables de créer et de bâtir.

Le projet de la Renaissance est une aspiration légitime. Il faut commencer à rompre de manière scientifique avec les concepts qui nous emprisonnent dans la fatalité. Cela permet de libérer l'imagination et la créativité. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas nous ouvrir au monde ou nier les autres cultures. Oui, il faut aussi gommer certaines obscurités traditionnelles héritées. Adopter la technologie qui appartient au patrimoine de l'humanité. Le défi de la prospérité passe par l’extension de la connaissance et la promotion de l’innovation. Néanmoins, il ne faut pas brûler les étapes. Il faut trouver d’abord l’équilibre pour amorcer le changement. La culture est le socle, l’indispensable paravent contre l’impérialisme. Le foyer vivant de l’émulation intellectuelle. La couverture des grandes puissances, d’aujourd’hui et d’hier. Il faut revaloriser nos cultures, si nous ne le faisons pas, l'éducation de chaque enfant, partout ou presque en Afrique sera faussée.

L’exode des cerveaux est déclenché déjà lorsque l’enfant africain commence l’école. On installe dans nos cerveaux des superstructures qui nous empêchent d’aimer ce que nous sommes, nous privent de notre nature première. Nous devenons alors dépendant psychologiquement. Nous perdons l’usage de la langue. Voilà que le rapport de subordination s’installe. L’Afrique dort profondément, parce que « l’histoire est la mémoire du peuple et sans la mémoire, l’homme est relégué au rang du plus bas animal ». Un peuple amnésique est un peuple malade.

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** Baay Séen est un étudiant sénégalais

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NOTE
(1) Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, p46.