Sénégal : La faillite morale d’un gouvernement

La déclaration du porte-parole du gouvernement sénégalais, ministre en charge de la Bonne gouvernance, selon laquelle l’Etat pourrait laisser aux prédateurs lestés de biens mal acquis 20% du montant de leur vol, si ces derniers s’engageaient à rétrocéder 80% du butin, est une déclaration à la fois curieuse, troublante et malheureuse.

Les tergiversations, louvoiements et reculades du gouvernement n’y feront rien. C’est bien le début de la fin pour les voleurs à col blanc, détourneurs d’hier et d’aujourd’hui, pilleurs et délinquants économiques. Le soleil va se coucher. Ma conviction là-dessus est totale. En soutenant sans réserve l’action judiciaire en cours, mon objectif n’est pas seulement de pousser le gouvernement à retrouver et rapatrier les milliards soustraits aux Sénégalais, quoiqu’un tel objectif aurait suffi, à lui seul, à me combler de bonheur.

Si je m’y engage tant, c’est parce que je suis convaincu que notre peuple tout entier est en train de poser un acte fondateur. Nous posons ensemble, les unes après les autres, les pierres de la communauté que nous souhaitons laisser aux générations à venir. Je n’ai aucun plaisir à voir d’autres Sénégalais aller en prison. J’imagine bien les conséquences que leur incarcération pourrait avoir sur leurs enfants, leurs familles et leurs proches. Mais nous sommes bien obligés de passer par là pour arrêter le monstre. Et mettre fin à plus de 50 ans de pillages, détournements, népotismes, clientélisme, passe-droits et toutes sortes de régimes de privilèges qui ont fini de garer et garroter notre société.

J’ai souvent dit que si nous végétons encore dans les affres de la pauvreté et du sous-développement pendant que des pays, qui avaient le même niveau de développement que nous à l’époque des indépendances, sont aujourd’hui parmi les pays émergents, c’est bien parce qu’aucune génération de Sénégalais, de Senghor à nos jours, n’a encore eu ni la générosité, ni la vision, ni le courage de rompre les consensus et les pactes politiques, religieux et sociaux profondément incapacitants, improductifs et rétrogrades. Des générations de leaders se sont succédé à la tête de l’Etat, sans jamais servir, au vrai sens du terme. Elles se sont toutes servies et ont servi leurs proches, en entretenant un système de corruption, d’accaparement et de népotisme qui se nourrit de l’Etat et exclut le grand nombre des circuits de production et de distribution de la richesse nationale.

C’est pour mettre fin à un tel système que nous nous sommes donnés tant de mal ces dernières années. Nous ne devons donc pas, après avoir consenti des sacrifices suprêmes et vu des frères patriotes donner leur vie pour que triomphe la vérité et la justice, accepter de retomber dans la médiocrité du quotidien que nous avons combattu. J’ai le désagréable sentiment que le gouvernement cherche à privilégier un traitement politique plutôt que judiciaire dans la traque des biens mal acquis. Comme Wade l’avait fait avec les socialistes défaits. Mais j’ai aussi la ferme conviction que le peuple sénégalais ne se laissera pas faire et saura se mobiliser, faire face et exiger que ce dossier soit conduit jusqu’à son terme, sans retard, ni faiblesse et sans faux-fuyant.

Nous avons presque tous suivi la déclaration du porte-parole du gouvernement sur la possibilité pour l’Etat d’utiliser la médiation pénale dans les cas d’enrichissement illicite. Comme de nombreux sénégalais, j’ai été profondément choqué par une telle déclaration, surtout venant du ministre en charge de la Bonne gouvernance. Il dit que l’Etat pourrait laisser aux voleurs 20% du montant de leur vol si ces derniers s’engageaient à rétrocéder 80% du butin. Une déclaration à la fois curieuse, troublante et malheureuse. Le principal argument qui la sous-tend est que l’Etat pourrait s’engager dans une longue procédure judiciaire sans obtenir gain de cause. Et pour éviter une telle éventualité, le mieux serait de négocier avec les voleurs. Voici ce que dit notre gouvernement, par la bouche de son porte-parole : « Si un citoyen sénégalais propose au procureur de la République avant qu’il ne soit totalement engagé devant le juge et même devant le juge, il y a la possibilité que les deux parties s’entendent et trouvent un compromis qui permettrait la sauvegarde des intérêts de l’Etat (…) si vous avez la possibilité de récupérer 800 à 850 millions francs dans un patrimoine spolié à hauteur d’un milliard, je crois que rationnellement, c’est plus logique, plus cohérent que de s’engager dans les perspectives d’un procès dont l’issue peut être incertaine».

Pourquoi l’issue d’un procès serait-elle incertaine ? Visez bien la contradiction. Si l’Etat arrive à fixer le montant des 80% à recouvrer, c’est bien parce qu’il connait la totalité du montant volé, quel que soit le moyen par lequel il accède à cette information. Or, en accédant à cette information, on tient aussi la preuve du vol. On ne peut pas, à partir de ce moment, transiger car ce serait contraire à l’esprit comme à la lettre des lois. Lorsque la preuve est établie que quelqu’un a volé l’argent de l’Etat, la loi s’exerce et cette personne est condamnée. Et dans le cas de la loi sur l’enrichissement illicite, l’Etat doit recouvrer le patrimoine spolié, sans préjudice de l’application des sanctions pénales prévues par la loi.

L’option proposée par le gouvernement est d’une immoralité totale. Comment peut-on imaginer une seule seconde que les Sénégalais accepteront de cautionner des négociations sur le butin. Rendez nous 80% de ce que vous avez volé et nous vous laissons libres. Pourquoi ne pas demander à tous les voleurs de poules de rendre les œufs pour être libres pendant qu’on y est ? Nous venons vraiment de toucher le fond dans ce pays. C’est la faillite morale totale.

Le mot corruption est tiré du mot latin « corrumpere » qui signifie étymologiquement « altérer ce qui est sain », « avilir », « dépraver », ce qui renvoyait à l’époque à la santé morale de l’ensemble de la société. Nous ne sommes plus très loin de ça.

Mais il y a pire dans cette proposition. Le gouvernement utilise le terme « compromis » pour désigner une pratique bien connue sous nos cieux de l’indépendance à nos jours. C’est d’ailleurs le terme compromission qui serait plus approprié. C’est tout ce que nos élites politiques savent faire. Lorsqu’elles parlent de consensus et de compromis, entendez deals, compromissions, marchandages. Certains disent même que ces consensus politiques mous et incapacitants ont malgré tout une vertu : celle de garantir la stabilité du pays. Rien n’est plus faux. La stabilité politique et la bonne gouvernance ne sont pas exclusives. De nombreux pays d’Europe, d’Amérique du Nord ou même d’Afrique – le Cap Vert, le Botswana, l’Ile Maurice, etc. - en fournissent la preuve tous les jours.

Le gouvernement est dans l’erreur en croyant que la traque des biens mal acquis se résume à une histoire d’argent. Nous serions prêts à renoncer à tout cet argent si nous étions persuadés qu’un tel renoncement créerait les conditions politiques, institutionnelles, judiciaires et sociales telles qu’il ne viendrait à l’esprit d’aucun dirigeant de toucher à l’argent public. Pour construire un meilleur futur pour nos enfants, nous devons accepter de faire tous les sacrifices nécessaires. La rupture ne viendra pas du haut. Nous devons l’imposer par le bas, en organisant toutes les formes populaires d’action politique et en faisant de chaque citoyen un acteur politique conscient de sa force et une valeur ajoutée économique.

Cette fois-ci, c’est bien fini. Aucun deal ne se fera plus sur le dos du peuple sénégalais. Qu’ils rendent l’argent et qu’ils aillent en prison car c’est ce que dit la loi. Et que ceux qui refusent de rendre l’argent volé n’en jouissent point. Nous ne demandons par à l’Etat de négocier avec qui que ce soit mais de se donner les moyens humains, institutionnels, juridiques et financiers de retrouver l’argent planqué dans les banques et de saisir les biens immeubles dont l’origine licite n’est pas justifiée. Si la médiation pénale pouvait apparaitre dans le contexte de 1981, année où la Loi sur l’Enrichissement Illicite fut votée, comme l’un des seuls moyens de retrouver l’argent détourné et placé à l’extérieur, du fait de la faiblesse de la coopération internationale de l’époque, les mutations intervenues depuis donnent à l’Etat tous les moyens pour retrouver cet argent, même sans l’appui des présumés voleurs. La quasi-totalité des partenaires au développement du Sénégal, Etats comme institutions financières, ont déjà offert leur coopération pour retrouver et rapatrier l’argent planqué chez eux. Ils ont pris des engagements dans une panoplie de textes et déclarations, car aussi bien ces Etats que leurs citoyens n’acceptent plus que les aides qu’ils accordent aux peuples africains soient volés par les élites politiques.

On retrouve des dispositions claires dans la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide ; le programme d’actions d’Accra et plus récemment dans la feuille de route du Forum de Busan. Je ne parle même pas des conventions internationales contre la corruption et la formidable mobilisation des opinions publiques internationales contre la corruption et les abus de biens sociaux. Sais-t-on que depuis 1991 le Conseil économique et social des Nations-Unies considère le détournement de deniers publics comme une violation des droits de l’homme ?
Voler son peuple n’est plus dans l’ère du temps. Ceux qui le font sont du mauvais côté de l’histoire. Et ils n’échapperont plus. Quel que soit leur rang ou ancien rang.

C’est pourquoi le débat sur le fait de savoir si Abdoulaye Wade doit être poursuivi ou pas me parait être un faut débat. C’est la Constitution qui l’a tranché en affirmant que nul n’est au dessus de la loi, même pas le Président de la République, a fortiori l’ancien. Tous les citoyens sont des sujets de droit, également soumis aux lois et règlements. La consécration du principe de la responsabilité et de l’obligation de rendre compte est une donnée fondamentale inscrite dans la Constitution. Et cet aspect est si important que les assises nationales recommandent d’en faire une norme non révisable de la future constitution.

Entendre, inculper ou juger Wade est une compétence qui dépasse le président de la République. Un tel pouvoir est hors de son espace. On affirme que Macky Sall aurait accordé l’immunité à Wade et lui aurait donné des garanties de non-poursuite. Il violerait la constitution s’il le faisait. Seuls les juges sont habilités à prendre une telle décision. Si donc les magistrats en charge du dossier de la traque des biens mal acquis estiment qu’ils ont suffisamment de preuves et de charges pour que Wade soit entendu, même comme témoin, ils ont toute liberté pour le faire. En France, Jacques Chirac a été entendu en 2007 par le Juge Philibeaux dans l’affaire des emplois fictifs de la Mairie de Paris. En décembre 2011, il a été reconnu coupable de détournement de fonds et d'abus de confiance par le tribunal correctionnel de Paris, et condamné à deux ans de prison avec sursis, contre l'avis du parquet, qui avait requis la relaxe, pour lui et neuf coprévenus. Nicolas Sarkozy a été entendu en novembre dernier pendant 12 heures par le magistrat Gentil, un juge bordelais, dans l’affaire Bettencourt, relative au financement de sa campagne de 2007. L’affaire suit son cours. Barack Obama, David Cameron ou un autre auraient été entendus, jugés et condamnés s’ils s’étaient rendus coupables de détournement de deniers publics. Pourquoi devrions-nous nous contenter de moins que ça ! Ne méritons-nous pas autant ? Sommes-nous moins que les autres ?

Loin de moi l’idée de proposer ou de promouvoir le mimétisme institutionnel ou judiciaire. Ceux qui me connaissent savent que c’est plutôt une pratique que je combats, tant je suis convaincu qu’il nous appartient de construire les chemins de notre propre développement en utilisant intelligemment nos valeurs et normes sociales. Mais comme nos dirigeants sont des champions du « copier-coller » institutionnel, surtout pour les mauvaises choses, je ne vois pas pourquoi ils ne s’inspireraient pas, pour une fois, des bonnes pratiques. Les vraies démocraties jugent leurs dirigeants corrompus. Jugeons les nôtres. C’est ce qui s’appelle justice.

CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS



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** Cheikh Tidiane Dièye est Docteur en Etudes du développement, co-vice président de la Commission sur les valeurs, l’éthique et les questions sociétales des Assises nationales

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