Le racisme de la Banque Mondiale : Entre mort et souffrance
A propos du racisme à la Banque mondiale, il y trois faits qui ont longtemps été acceptés comme des truismes, y compris dans sept de ses rapports successifs et deux rapports de la World Bank Staff Association (association du personnel de la Banque Mondiale) : d’abord, la discrimination raciale à la Banque mondiale est systémique, deuxièmement ses victimes n’ont pas le droit à un procès dans les règles de l’art et troisièmement, la Banque n’a pas réussi à se réformer.
Nombreux sont ceux qui se sont posés la question : "Comment se fait-il que la Banque Mondiale qui a plus de 50 ans d’expérience pour dire aux autres comment élaborer et appliquer des réformes réussies, ne réussit pas à se libérer elle-même du fléau de la bigoterie ?" D’autres se sont demandés : "Comment une institution engagée dans la lutte contre la pauvreté en Afrique, ce qui est une partie principale de sa mission, explique-t-elle le désavantagement systémique des ressortissants africains dans ses propres rangs ?" (Foreign Policy in Focus, July 2009) Mais une question qui n’est jamais assez posée est la suivante : "Comment les détenteurs de pouvoir peuvent-ils ignorer la souffrance inhumaine que les victimes de discrimination subissent ?" C’est la quête de réponse à ces questions qui ont conduit le professeur Joseph Kieyah à se demander si la Banque mondiale voit les Noirs comme des "sous humains". (The Africa Report)
Le but de cet article est de regarder de plus près le prix physique et psychologique que payent les victimes de la discrimination raciale. Beaucoup d’études ont dénoncé le fait que la Banque mondiale ne doive pas rendre de compte devant un système judiciaire indépendant, raison première des défauts de gouvernance dont la discrimination raciale n’est pas des moindres. La discrimination raciale érode le sens de dignité et diminue l’estime de soi. Subir de telles violations sans recours légal est une expérience traumatique, en particulier si elles sont systématique et s’inscrivent dans la durée. Un article récent intitulé "Neo-Apartheid World Bank : It is the culture" décrit les cinq étapes de douleurs que traverse les victimes de discrimination.
Il y a d’abord le déni qui est un mécanisme qui permet de gérer une douleur trop vive pour être reconnue. C’est la thérapie de la nature qui contrôle les émotions et ne laisse passer que la quantité que la personne peut tolérer. Ce qui a été exfiltré donne du temps au cerveau pour absorber ce qui a pénétré. Lorsque la gravité de l’image totale a vraiment pénétré la conscience, elle génère la colère. La colère représente une éruption des émotions pour affronter la douleur. La troisième étape est le marchandage lorsque la victime parvient à reconnaître la douleur. Ce qui, à son tour, met en route la quatrième étape : la dépression. Des turbulences émotionnelles aussi douloureuses doivent aller jusqu’à leurs termes dans l’angoisse avant que la victime puisse revenir à quelque chose qui ressemble à de la normalité.
Ceux qui traversent les cinq étapes de la douleur et survivent avec leur faculté physique et psychologique intacts sont les plus chanceux.
IL Y A CEUX QUI EN MEURENT
Suite à un procès ruineux, déstabilisant sur le plan émotionnel et manifestement injuste, et après qu’un tribunal a sommairement rejeté les accusations de discriminations raciales sans aucune considération pour le bien-fondé du cas, un membre africain du personnel était accablé. Habité par une colère brute et tourmenté par un chagrin sans fond, il est rapidement descendu la pente. Entièrement consumé par un sentiment de profonde humiliation dans sa communauté, où auparavant il était un personnage populaire et une figure médiatique publique, il a été tué dans un accident de route dans les semaines qui ont suivi. Il a péri à l’âge de 41 ans, laissant une veuve et deux petits enfants.
Un autre membre africain du personnel (diplômé de Harvard et auteur de plusieurs livres) a aussi succombé sous le poids de l’injustice systémique de la Banque. Il a été introduit dans la Banque par un vice-président à l’esprit ouvert, où il occupait un poste supérieur. Mais peu après que le vice-président ait pris sa retraite, il a été ramené à un poste inférieur. Comme membre senior de l’équipe de management, il savait qu’il était futile de porter l’affaire devant les tribunaux. Il a été silencieusement consumé par l’injustice et a succombé à des complications liées au stress un peu plus tard.
… ET IL Y A CEUX QUI ONT TROMPE LA MORT
Il y a de nombreuses victimes qui ont souffert de dépression, de crise cardiaque ou ont été hospitalisées, trompant la mort par la grâce de Dieu. Et il y a eu ceux qui ont entamé une grève de la faim. Tout en vain.
… DES VIES MISES EN PERIL
Formuler des accusations de discriminations à la Banque mondiale, c’est s’exposer à de la maltraitance psychologique systémique et constante. L’histoire d’un membre du personnel de l’Afrique subsaharienne en est une illustration. Peu après qu’il ait porté plainte, il a dû faire face à des représailles systématiques. Le Comité d’appel de la Banque "a trouvé qu’il y avait des signes évidents qui étayent l’accusation de représailles" et a demandé "si le superviseur du plaignant aurait quelque animosité personnelle contre le plaignant". Le résultat est que le Comité a "fortement recommandé" que le vice-président des ressources humaines prenne des mesures immédiates afin que le plaignant puisse bénéficier d’un "environnement de travail salubre".
Le vice-président a rejeté les recommandations du Comité, encourageant de ce fait le superviseur du plaignant et le directeur à redoubler leurs assauts. Dans un effort futile pour trouver une solution humaine, le Chief Ethics Officer a rendu visite à l’un des vice-présidents trois fois. L’ombudsman a rencontré le vice-président des ressources humaines. Tout cela en vain.
… L’AVIS DES EXPERTS IGNORE
Le Dr Noa Zanolli Davenport, un expert de renommée internationale, a été sollicité comme témoin principal par le plaignant dans sa tentative d’obtenir de l’aide, pendant que toute l’affaire était devant les tribunaux. Comme auteur de livres plébiscités et souvent cités, en plus de ses articles sur les abus psychologiques dans les lieux de travail, Dr Davenport est un expert recherché qui a témoigné dans plusieurs Cours de justice américaines et européennes comme expert. Ayant parcouru des centaines de pages de documents et s’étant entretenue avec le plaignant, elle a conclu qu’il était l’objet de "mobbing".
Le mobbing est défini comme "des tentatives malignes de contraindre un personne à quitter son travail ou de se soumettre, à force d’humiliation, de harcèlement, d’isolement et de mauvais traitement et de terreur". L’Union européenne et le Bureau internationale du Travail (Bit) ont reconnu que le mobbing sur le lieu de travail met sérieusement en péril la santé. Des compagnies en Grande Bretagne, aux Etats-Unis, en Europe et en Australie se sont vues infliger des amendes substantielles pour n’avoir pas mis un terme au mobbing. Une compagnie britannique s’est vue infliger une amende de 26 millions de livres.
A la Banque mondiale le mobbing est un instrument tacitement approuvé pour soumettre le personnel récalcitrant. En 2007, une étude menée par le Bureau de l’Ombudsman notait que «des comportements systématiques et prolongées de persécutions au travail s’exercent au détriment de la santé de la victime, génère des désordres d’ordre affectif et physique, y compris du stress, de l’hypertension, de la dépression et des crises cardiaques. De nombreux comportements à la Banque entrent clairement dans cette catégorie de persécution qui est plus dévastateur que toutes les autres stress liés au travail réunis".
Plusieurs études, y compris celle du MacLean Hospital (2008), en collaboration avec la Harvard Medical School, ont trouvé que les individus exposés au mobbing présentent un taux de suicide plus élevé. Citant des études scientifiques, le rapport de Dr Davenport souligne que "le mobbing peut mener à de graves crises cardiaques ou même conduire au suicide". Il a rapporté que la personne affectée "a dû être admise aux urgences en deux occasions pour tachycardie".
Dans sa demande pour un congé temporaire, le plaignant a noté qu’en plus de l’énorme stress psychologique, il a également un problème de santé physique menaçant potentiellement sa survie. Il a offert de soumettre, au besoin, le rapport de son médecin. Dans sa réponse, la vice-présidente intérimaire de la Banque a fait clairement savoir que le management de l’organisation ne pouvait rien faire pour atténuer la situation, "pendant que le cas était examiné par le Comité d’appel". Les avocats qui représentaient la Banque ont avancé l’argument que le plaignant faisait état de problèmes de santé pour "obtenir de la sympathie".
Le verdict du Comité a été en faveur de la Banque et au détriment du plaignant et de sa demande de mise en congé temporaire, déclarant que "le Comité d’appel a interprété les difficultés excessives comme se référant à des situations où le plaignant démontre la possibilité que les conséquences des actions du management lui causeraient un dommage immédiat et irréparable". Seul du personnel de santé qualifié est compétent pour déterminer ce qui constitue un dommage irréparable. Toutefois, la Banque n’est pas intéressée par l’avis des experts.
… DES PREUVES DETRUITES ET LE DENI DE JUSTICE
Au cours de la procédure judiciaire, le plaignant a cherché à étayer ses arguments concernant sa souffrance avec des preuves, y compris le rapport extensif du Dr Davenport . Le tribunal a non seulement ignoré son rapport mais a, en plus, prétendu ne l’avoir jamais reçu. Le tribunal était en possession du rapport du Dr Davenport, du rapport des urgences, du rapport d’un psychiatre renommé et de l’ordonnance médicale pour des anti-dépresseurs. Néanmoins la lecture du jugement fut la suivante : "La rhétorique passionnée du plaignant concernant les torts subis ne peut se substituer à des preuves matérielles pour ses graves accusations… Bien entendu le tribunal ne peut accepter les allégations du plaignant concernant la persécution et les mauvais traitement psychologiques qui ne sont supportées par aucune preuve hormis ses propres affirmations".
Ceci était absolument faux. C’est avec une si répréhensible violation d’une procédure juste et impartiale que le tribunal rejette l’accusation de discrimination raciale. Les victimes de discrimination raciales dépensent jusqu’à 100 000 dollars en honoraires d’avocat pour voir leurs preuves ignorées, détruites ou niées. Pour la plupart des victimes de discrimination, les jugements du tribunal qui rejettent leurs accusations sont d’une injustice écrasante, plus dévastatrice que des années de mobbing. Ils éteignent la lueur d’espoir à laquelle la victime s’accrochait et représente ainsi une fin traumatique pour une personne déjà traumatisée.
Alors que les Etats-Unis commémorent l’anniversaire du Dr Martin Luther King, Dr Jim Yong Kim, le nouveau président de la Banque Mondiale va se retrouver à la croisée des chemins. Pour sa propre tranquillité, il peut perpétuer le passé, saluer la Banque pour ses réalisations dans lutte contre la pauvreté tout en ignorant ses manquements dès lors qu’il s’agit de combattre l’injustice à l’égard de son propre personnel noir. Il peut continuer à approuver le système de castes pour ses employés et émettre les notes de promesses pour la réforme de son tribunal qui, pendant des décennies, a été inexistant en raison de "manque de fonds". Mais nous, le groupe Justice for Blacks at the World Bank, faisons appel à lui pour qu’il trouve le courage du Dr King et contribue à mener la Banque sur un autre chemin, le chemin sur lequel on entendra le tambour pour la justice pour les Noirs en son sein. C’est la condition à laquelle les Noirs lui accorderont leur crédit et à laquelle la Banque prouvera qu’elle est une institution de premier ordre en matière de vérité
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* Fatuma Mokaba est membre de Justice for Blacks. Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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