Reeyot, journaliste éthiopienne : Le prix du courage

Si quelqu’un cherche une authentique définition du courage, qu’il n’aille pas chercher dans le discours philosophique ou les annales de l’histoire militaire. Qu’il lise les mots de la journaliste éthiopienne Reeyot, qui croupit en prison, et les reprennent à son compte.

Il y a peu de chose plus dangereuse ou plus difficile que de dire la vérité à ceux qui abusent du pouvoir. Mais pour Reeyot Alemu, héroïne éthiopienne de la liberté de presse, âgée de 31 ans, aucun sacrifice n’est trop grand pour être "la voix des sans voix". Elle dira la vérité même muselée, bâillonnée, emprisonnée : "Je savais que j’aurais à payer le prix de mon courage et j’étais prête à accepter ce prix", confie-t-elle dans son émouvante lettre manuscrite sortie clandestinement de la prison.

"Le courage est la plus importante des vertus, parce que sans courage il est impossible de pratiquer une autre vertu avec constance", selon Maya Angelou, la grande avocate des droits civils afro-américains et personnage littéraire. La semaine dernière, International Women Media Foundation (IWMF) a octroyé à Reeyot Alemu le prestigieux " Courage in Journalisme Award" pour 2012. En mai dernier, j’ai écrit un éditorial sur Reeyot (Young heroine of Ethiopian Press Freedom), exprimant mon indignation à l’égard du processus "légal" dont il a été fait usage pour l’envoyer en prison.

Les soi-disant preuves de "conspiration" retenues contre Reeyot par un tribunal irrégulier ont consisté en des e-mails interceptés, des conversations téléphoniques espionnées concernant des manifestations pacifiques et des échanges avec d’autres journalistes. Les articles de Reeyot, dans Feteh et d’autres publications du site web de Ethiopian Review, concernant les activités de groupes d’oppositions, ont aussi été produits comme des preuves. Reeyot et Woubshet Taye (rédacteur du Awramba Times) n’ont eu aucun accès à un avocat au cours de leur détention préventive, pas plus qu’au cours des interrogatoires. Le tribunal irrégulier a refusé d’investiguer leurs allégations de tortures, mauvais traitements et le déni de soins médicaux au cours de leur détention.

Aujourd’hui, je suis immensément fier de voir Reeyot récompensée par le prix de IWMF pour 2012. Lorsque Serkalem Fasi avait reçu ce même prix en 2007, j’étais très heureux. Que peut-il y avoir de plus impressionnant que de voir reconnus, honorés et célébrés pour leurs efforts héroïques, de jeunes journalistes éthiopiens emprisonnés, qui s’élèvent contre la tyrannie et le mensonge en faveur de la vérité ?

Mais quel est ce "courage" pour lequel Reeyot et Serkalem sont honorés ? Le courage revêt de nombreuses formes. Le soldat qui combat sur le champ de bataille, en dépit de la menace sur sa vie, est poussé par le courage. Une jeune femme qui s’élève contre la tyrannie et déclare avec défi "je serai la voix de ceux qui n’ont pas de voix et je suis préparée à en payer le prix" est également poussée par le courage. Mais qu’est-ce que le courage ? Les grands philosophes nous disent que le courage est une vertu qui se manifeste par l’endurance du corps et de l’esprit. Il nous rend capable de "rester impassible au milieu du danger". D’autres disent que le courage se trouve entre lâcheté et impétuosité. Peut-être le courage est-il un vaisseau qui contient d’autres vertus comme la persévérance, la ténacité, la détermination, la patience, la compassion et la conviction morale en ce que l’on croit. Ceux qui pratiquent le courage, comme Reeyot et d’autres, le font en dépit de leurs souffrances, de l’opposition populaire, de la condamnation ou de la louange, ou de la persécution officielle et des inculpations. Nous devrions être fiers d’avoir des jeunes femmes comme Reeyot et Serkalem et des jeunes gens comme Eskinder Nega et Woubshet Taye et tant d’autres journalistes éthiopiens, emprisonnés ou en exil, d’un courage exemplaire en leur qualité d’humains, de citoyens et de journalistes.

La déclaration manuscrite de Reeyot lors de la cérémonie de remise du prix de IWMF à New York, le 24 octobre 2012, est un témoignage de courage pour tous les temps. Lorsque l’histoire de la liberté - la liberté de la presse- en Ethiopie sera écrite, les futures générations d’Ethiopiens liront les mots de Reeyot, et d’autres comme elle, et seront fiers que dans les moments cruciaux, lorsque les bottes de la dictature écrasaient le peuple et piétinaient ses droits, de savoir qu’il y a eu quelques personnes qui se sont élevées pour la vérité au détriment du mensonge : pour la vérité et contre la tyrannie et pour la vérité, l’honneur et le pays. C’est véritablement une leçon que de voir une jeune femme incarcérée dans une des pires prisons au monde (une prison barbare et primitive ainsi décrite par rien de moins qu’un expert de renommée mondiale, engagé par le régime au pouvoir en Ethiopie), s’insurger avec défiance et combattre l’impitoyable dictature, à l’aide d’une plume et de bouts de papiers : "Je crois que je doit contribuer à un futur meilleur [en Ethiopie]. Puisqu’il y a beaucoup d’injustices et d’oppression en Ethiopie, je dois les révéler et les contrer dans mes articles ".

"Tirer sur le peuple qui demande la liberté et la démocratie et défile dans les rues, incarcérer les dirigeants des partis d’opposition et les journalistes parce qu’ils portent seulement un regard différent de celui du parti au pouvoir, empêchant les discours en faveur de la liberté d’expression, d’association et de presse, la corruption et la domination par une tribu, sont quelques-unes des mauvaises actions de notre gouvernement. Comme journaliste qui se sent responsable pour changer ces mauvais aspects, je préparais des articles contre l’injustice. Lorsque je l’ai fait, je savais que j’aurais à payer le prix de mon courage et j’étais prête à le payer. Parce que le journalisme est une profession à laquelle je veux me dévouer entièrement. Je sais que du point de vue de l’EPRDF, les journalistes doivent être seulement une machine de propagande du parti au pouvoir. Mais pour moi, les journalistes doivent être une voix pour ceux qui n’ont pas de voix. Raison pour laquelle j’ai écrit beaucoup d’articles qui révèlent la vérité des opprimés. Même si je dois faire face à beaucoup de problème à cause de cela, je reste fidèle à mes principes et à ma profession. Enfin, je voudrais demander à la communauté internationale de comprendre la véritable Ethiopie. La véritable Ethiopie n’est pas celle que vous voyez lorsque vous regardez la télévision éthiopienne ou lorsque vous écoutez les membres du gouvernement en parler. Dans la véritable Ethiopie, il y a beaucoup de répressions. Mon histoire peut illustrer celle de nombreux Ethiopiens qui sont en prison en raison de leur liberté de pensée. S’il vous plaît, faites au mieux pour transformer cette mauvaise réalité."

Si quelqu’un cherche une authentique définition du courage, qu’il n’aille pas chercher dans le discours philosophique ou les annales de l’histoire militaire. Qu’il lise les mots de Reeyot et les reprennent à son compte.

Mais je me demande souvent : qu’est-ce qui fait que des individus comme Reeyot font ce qu’ils font, pendant que nous autres ne faisons pas grand-chose ou même rien du tout ? Sont-ils nés avec du courage ou l’ont-ils acquis ? Le cas échéant, où et comment ? Le courage leur a-t-il été imposé par les circonstances ? Pourquoi est-ce moralement impérieux pour Reeyot et les autres de "rêver de choses qui n’ont jamais existé et de demander pourquoi pas ?" Pourquoi Reeyot, du fond de sa prison, déclare "je crois que je dois contribuer à un avenir meilleur [en Ethiopie]" alors que nous sommes nombreux à profiter de notre liberté et ne sommes préoccupés que par les améliorations qui nous concernent nous-mêmes ? Pourquoi a-t-elle déclaré de manière résolue "Je serai toujours fidèle à mes principes et à ma profession" ? Pourquoi plaide-t-elle avec le monde ? "S’il vous plaît, faites au mieux pour transformer cette mauvaise réalité en Ethiopie". Pourquoi est-ce que c’est un impératif moral pour Reeyot de payer le prix de son courage alors que la plupart d’entre nous attendons d’être généreusement payés pour notre lâcheté ?

Je ne peux même pas commencer à comprendre l’extraordinaire courage de jeunes gens comme Reeyot. Peut-être que le courage est une vertu réservée à quelques jeunes très spéciaux. Peut-être que nombre d’entre nous, des gens plus âgés, avons perdu nos nerfs, notre ardeur, notre conscience. Peut-être que certains d’entre nous croient que le courage est de la lâcheté, la honte l’honneur, que la peur est une valeur et le mensonge la vérité. Je ne sais pas. Mais j’en connais beaucoup qui vivent dans "les capitales du monde libre", écrivent des opinions élevées, usant de nom de plume, de pseudonymes et de noms de guerre. Ils annonceront crânement la vérité tout en cachant leur identité dans l’anonymat. J’en connais beaucoup qui travestissent, raffinent et nuancent la laide vérité des dictatures, avec une éloquence ambiguë, force évasion et propos équivoques juste pour servir leurs intérêts personnels. J’en connais beaucoup qui sont prêts à témoigner de toute la vérité de la tyrannie en privé, mais pas un mot en public. J’en ai entendu beaucoup parler le langage du silence contre la tyrannie. J’en ai vu beaucoup qui prétendent être sourds, aveugles et muets face aux crimes contre l’humanité. Je me suis demandé pourquoi Reeyot et les autres sont prêts à payer le prix de leur courage alors que tant d’entre nous manquons de courage. Serait-ce possible que nous ne soyons pas prêts à payer le prix de notre courage, de nos convictions parce que nous n’avons ni courage ni convictions ?

Je ne connais pas Reeyot, mais je connais et je rends hommage au courage de ses convictions morales. Des personnes comme Reeyot vivent en accord avec des idées et des croyances qui ont leur origine dans des objectifs moraux, spirituels et patriotiques les plus élevés. Ils prennent une position morale et donnent tout ce qu’ils ont pour ce qu’ils croient devoir faire. Ils sont poussés par des impulsions irrépressibles pour contribuer à la création d’un monde meilleur, d’une société plus juste, plus égalitaire, plus compatissante. Ils sont profondément préoccupés par leurs congénères et par la condition humaine. Ils sont indignés et dégoûtés par l’injustice, les abus de pouvoir et l’arbitraire parce qu’ils offensent leur sens moral fondamental. Des citoyens comme Reeyot ne sont ni liés ni motivés par l’appât du gain. Ils ne recherchent pas l’approbation des autres. Ils rejettent la mentalité du troupeau et la pensée collective. Ils savent qu’il y a un prix personnel à payer pour le courage et sont prêts à payer, advienne que pourra. Ils savent que le prix de leur courage est le prix de leur âme. Tel est l’histoire de vie des héros et des héroïnes !

Reeyot peut sortir de cette prison "barbare" n’importe quand. Tout ce qu’elle doit faire, c’est se mettre à genoux, baisser la tête et implorer le "pardon". Mais Reeyot ne veut pas implorer le pardon parce qu’elle n’a rien fait qui nécessite le pardon. Suite à sa condamnation par un tribunal irrégulier, son père, en réponse à la question d’un journaliste qui demandait s’il conseillerait à sa fille de demander la clémence, a répliqué :

"C’est sans doute un des questions des plus difficiles qu’on puisse poser à un parent. Comme n’importe qui d’entre nous qui est un parent admettra, il y a une corde biologique innée qui nous rattache à nos enfants. Nous souhaitons rien sinon le meilleur pour eux. Nous faisons tout ce qui est humainement possible pour les protéger… Demander ou non la clémence est son droit et sa décision. Je rendrais hommage et respecterais sa décision quelle qu’elle soit…Mais pour répondre à votre question spécifique sur mon point de vue de père, je préférerais qu’elle ne demande pas la clémence parce qu’elle n’a commis aucun crime".

Robert F. Kennedy a dit un jour "le courage moral est … la qualité vitale, essentielle de ceux qui veulent changer le monde qui cherche si douloureusement à changer. Chaque fois qu’une personne se lève pour une idée, ou s’attaque à l’injustice ou agit pour améliorer le sort d’autres, il envoie une minuscule vague d’espoir et lorsqu’elle se croise avec d’autres, provenant de millions de centres différents d’énergie et d’audace, ces vagues constituent un courant qui peut balayer les plus puissantes murailles d’oppression et de résistance". Parce que notre sœur Reeyot s’est insurgée et a exposé les injustices des tyrans éthiopiens, elle a envoyé une minuscule vague d’espoir à 90 millions de ses compatriotes.

Je veux remercier et rendre hommage à Reeyot pour nous avoir enseignés le véritable sens du mot courage. Je la remercie d’avoir envoyé cette minuscule vague d’espoir à sa génération (bien que je doute fortement que ma génération ait pu percevoir cette minuscule vague), pour s’élever contre les tyrans et griffer les murailles les plus puissantes de l’oppression avec sa plume et des bouts de papiers. Reeyot et tant d’autres croupissent en prison cependant que nous autres fermons les yeux, la bouche et les oreilles afin que nous ne puissions pas voir le mal, ni l’entendre ni le dire. Je crois que face à la tyrannie nous avons tous trois choix. Nous pouvons nous en évader et nous cacher derrière un badge de honte. Nous pouvons prétendre postés, derrière un mur d’indifférence, qu’il n’y a rien de mal. Ou nous pouvons, comme Reeyot, affronter le mal avec un badge rouge de courage et devenir la voix de ceux qui n’ont pas de voix. Si nous ne pouvons pas devenir la voix de ceux qui n’ont pas de voix, pourrions-nous au moins être la voix de ceux incarcérés pour être la voix des sans voix.

Post scriptum : Il est douloureux et embarrassant pour moi de voir tant de héros et d’héroïne comme Reeyot Serkalem, Eskinder Nega, Woubshet Taye, Dawit Kebede et d’autres, reconnus et honorés et célébrés, bon an mal an, par les organisations internationales des droits humains et des droits de la presse, pendant que nous semblons ignorer leurs extraordinaires difficultés et sacrifice personnel. Pourquoi ne pouvons-nous pas leur rendre hommage, les célébrer ? Si nous ne manifestons pas d’amour, ni ne rendons hommage aux Reeyots, Serkalems, Eskinders, etc., pourquoi les autres le feraient-ils ?

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** Alemayehu G. Mariam est professeur de sciences politiques à la California State University, San Bernardino

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