Kamal Jendoubi : Un héraut des droits de l’Homme
Quinze jours après l’hommage qui lui a été rendu par le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) au Salon international de l’édition et du livre de Casablanca, Kamel Jendoubi, président de l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE), a été honoré à nouveau le dimanche 5 mars à Beyrouth à l’initiative du Mouvement culturel Antelias, organisateur du Salon du livre de Beyrouth.
Il y a deux semaines à peine, le Conseil national des droits de l’Homme au Maroc que j’ai l’honneur de présider, rendait hommage à Kamel Jendoubi, sur le stand qu’il tenait au Salon international de l’édition et du livre de Casablanca. Aujourd’hui, c’est aussi à l’occasion d’une autre fête du livre et de la lecture qu’un nouvel hommage lui est rendu. Et cette coïncidence, qui n’en est pas une au fond, me rappelle que l’un des combats auxquels notre ami Kamel a consacré son énergie depuis plusieurs années en France concerne justement l’accès à la lecture et au savoir.
Directeur d’un organisme de formation en France, C’est en effet Kamel qui a lancé et animé, il y a quelques années, une campagne rassemblant de très nombreuses organisations sous le slogan : le droit à la langue, demandant que les immigrés de ce pays aient droit à une véritable formation à la langue française, sans laquelle il ne saurait y avoir d’égalité de droits entre nationaux et étrangers, et sans laquelle des couches entières de travailleurs étaient condamnées à la marginalité.
Le droit à la langue. Ce slogan pourrait peut-être, résumer une grande partie de l’itinéraire de l’homme auquel nous rendons hommage aujourd’hui. Le droit d’abord, le droit aux droits, tels qu’ils sont universellement affirmés, tous les droits, pour tous, quels que soient l’origine sociale, le sexe, la nationalité, la couleur, la confession.
Arrivé en France au début des années 1970, Kamel Jendoubi, qui a fréquenté les bancs de la grande université islamique tunisienne Azzeïtouna, découvre, comme tous les jeunes gens arabes de sa génération, les idées et les utopies qui agitent alors le monde et qui ont pour nom socialisme, révolution, libération des peuples opprimés... Ces premières années de l’exil sont alors les années du militantisme et de l’opposition politiques, des manifestations, des journaux artisanaux mais vibrants de rêves idéalistes...
Mais cette classe ouvrière tunisienne, marocaine, ou égyptienne, que nous voulions tous libérer de ses chaînes, comme nous disions alors, était sous nos yeux, dans l’immigration, représentée par des centaines de milliers d’ouvriers immigrés, en butte au racisme, aux bas salaires, aux travaux les plus rudes. Souvent sans papiers, sans voix, sans même avoir le droit de constituer une association. Ce sera alors le premier combat de Kamel, un combat qu’il n’arrêtera pas depuis cette époque, les années 1970, et qu’il menait encore jusqu’à son retour dans son pays, il y a un quatorze mois : défendre les immigrés, tous les immigrés, en France mais aussi dans toute l’Europe.
C’est ainsi que Kamel participe activement à la création de la première Association nationale des immigrés tunisiens, du premier Conseil qui rassemble toutes les associations d’immigrés en France et de la première plateforme européenne qui soulève la question de l’immigration à ce niveau. Mais ce sont surtout des centaines et des centaines de tracts, de réunions, de rendez-vous officiels pour plaider la cause des immigrés, de grèves de la faim, de manifestations,... avec deux résultats principaux : les immigrés brisent le mur de la peur et osent revendiquer et la société française et les autres pays d’Europe découvrent cette population qu’elles ne semblaient pas vouloir voir. C’est à cette époque d’ailleurs que nos cheminements se croisent, pour ne plus se quitter.
Aujourd’hui et comme vous le savez, la question de l’immigration soulève encore les passions politiques en Europe et ailleurs. Et de nombreuses discriminations contre les populations d’origine étrangère subsistent. Le racisme et le chauvinisme sont loin d’avoir disparu. Mais nous sommes loin de la situation des années 1970. Aujourd’hui, les communautés immigrées sont des acteurs à part entière du débat et revendiquent sans peur ni hésitation leurs droits. Aujourd’hui, leurs enfants ont investi tous les champs de la vie sociale en Europe, de la culture, du monde de l’entreprise, de la vie politique.
Question marginale il y a trente ans, la problématique de l’immigration est aujourd’hui centrale en Europe. Dans ce cheminement, Kamel et ses compagnons ont joué un rôle essentiel, mais Kamel beaucoup plus que la plupart d’entre nous. Dans ce cadre, une interrogation a progressivement émergé : celle de la gestion pacifique du pluralisme religieux et culturel. Cette problématique de l’unité et de la diversité d’une nation, et vous le savez mieux que bien d’autres, reste d’une brûlante actualité.
Au tournant des années 1980 en effet, le débat sur l’immigration bascule peu à peu vers un débat sur l’islam en Europe et les supposés risques qu’il fait peser sur la démocratie, l’unité politique de la nation, la laïcité européenne. Toute manifestation publique de cette confession et de ses adeptes et parfois même des actions qui n’ont rien de religieux sont vues avec suspicion : en 1984, des grèves des ouvriers maghrébins de l’automobile dans la région parisienne sont présentées par certains comme des menées intégristes. Un étrange terme fait d’ailleurs son apparition : la libanisation pour qualifier le risque que courent les sociétés européennes en raison de l’émergence de communautés qui affirment de manière visible leur foi. En même temps, sur la rive sud, l’émergence de l’islam politique donnait le plus souvent lieu à des campagnes terribles de répression de ce courant et à des violations graves et systématiques des droits de l’Homme.
Au sein du mouvement arabe et international des droits de l’Homme, la manière de réagir ne faisait pas l’unanimité. Une double interrogation nous était ainsi posée, en Europe où nous vivions et dans les pays du Maghreb et au-delà dont nous étions originaires. Que dire des musulmans d’Europe et que faire face à ce que subissaient les divers courants de l’islam politique. Différentes en apparence, ces deux problématiques nous ramenaient en fait à une seule interrogation stratégique : penser la démocratie dans des sociétés pluralistes, dans lesquelles le référent religieux et culturel s’affirme de plus en plus et de manière de plus en plus visible. Kamel Jendoubi fut un des premiers militants de l’immigration à saisir à bras-le-corps cette question et ce fut pour nous deux d’ailleurs le premier sujet de travail en commun. Dans un climat géopolitique très polémique marqué par les débats sur le Hidjab à l’école, les affaires Salman Rushdie et Nasr Abou Zeid, les évènements tragiques d’Algérie,… il a fallu progressivement penser cette problématique et poser les termes de ce que pourrait être une gestion pacifique et démocratique de la diversité et du pluralisme.
Je ne sais si les positions que nous avons défendues sont justes, même si je pense qu’elles furent pionnières. L’Histoire le dira mais je veux rappeler ici les termes de la méthodologie qui nous inspirèrent. Le premier élément de cette approche défendue par Kamel Jendoubi, avec ténacité et sans jamais varier, soutenu par des amis, peu nombreux au début, fut la référence à l’universalisme des droits de l’Homme. Je pourrais ici reprendre mot pour mot les paroles fortes de notre ami Georges Abi Saleh prononcées hier à la cérémonie d’inauguration de cette manifestation. Dans toute société et en toute circonstance, la possibilité de jouir de tous les droits fondamentaux, pour tous et sans discrimination, ne peut faire l’objet d’une quelconque négociation ou d’un renoncement, quels que soient les idées et les actes d’un adversaire politique.
La deuxième composante était la recherche de la paix civile, non seulement par attachement au droit à la vie, le premier des droits de l’Homme, mais aussi parce qu’il ne peut y avoir de respect et d’épanouissement des droits de l’Homme dans une société où les armes parlent. Et enfin, troisième élément, la nécessité du dialogue : ouvert, sans conditions préalables, avec tous ceux qui renoncent à l’action violente et qui décident d’exprimer pacifiquement leurs points de vue et d’intégrer le jeu démocratique. Vue d’aujourd’hui, après la série de bouleversements politiques qu’a connus et connaît encore notre région, cette perspective semble aller de soi. Elle ne l’était absolument pas au niveau des relations internationales durant les dernières décennies du siècle dernier et il y a encore peu. Du point de vue des puissants qui gouvernent la géopolitique internationale, fermer les yeux sur les violations des droits de l’Homme ou alors les dénoncer du bout des lèvres et soutenir les régimes despotiques en place ne posait guère de problème. Et encore moins après 2001 où la guerre contre le terrorisme allait devenir la priorité des priorités.
Le combat acharné et têtu pour les valeurs universelles va alors constituer, avec la défense des droits des migrants, l’autre champ essentiel d’investissement de Kamel Jendoubi. Et c’est dans ce cadre qu’il participe activement à la création et à l’animation du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie, du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme, de la Plateforme euro-méditerranéenne de la société civile et enfin de la Fondation euro-méditerranéenne pour le soutien des défenseurs des droits de l’Homme.
Encore une fois, l’attachement à sa Tunisie natale, dont il va être privé près de 18 ans, ne signifie aucunement fermeture. Tous ceux qui l’ont connu à cette époque et jusqu’au départ de l’ancien président tunisien, et en premier lieu sa femme Edith Lhomel, ici présente, savent l’obsession que constituait quotidiennement pour lui la problématique des libertés en Tunisie. On aurait dit, à le voir certains jours, qu’il vivait dans sa chair les souffrances des embastillés de sa terre natale. Et là aussi, que de communiqués, de réunions, de voyages auprès des députés européens, de rencontres avec les ONG internationales, les familles de victimes pour rapporter les crimes, dire l’intolérable, témoigner pour ceux et celles qui sont privés de voix. Mais la Tunisie qui l’habite ne l’empêche nullement d’agir pour les autres peuples et pays et notamment pour ceux de cette rive Sud qui semblaient alors exclus du bénéfice de la démocratie et de l’histoire pour l’éternité.
Peu de temps après le déclenchement de la révolution tunisienne et alors que personne ne pouvait prédire le départ de Ben Ali, Kamel Jendoubi me téléphonait au Maroc pour m’annoncer son retour en Tunisie, quel qu’en soit le prix. Ancien exilé moi-même, qui avais décidé de rentrer pour participer au mouvement de réformes, je crois avoir compris cette décision, mais je lui demandais de faire attention à sa santé. Décidées donc avant, ces retrouvailles avec sa terre et son peuple eurent lieu trois jours après le départ de Ben Ali. Nous savons le rôle central qu’il a joué en présidant à la création puis à la direction de l’Instance qui a veillé à l’organisation des premières élections démocratiques en cinquante-six ans d’indépendance de Tunisie. Comme à son habitude, il a mené cette mission avec rigueur, sans esprit partisan, sans se ménager, à l’écoute de tous. Il fut ainsi et reste une des figures-clefs de la transition tunisienne, un de ceux qui permettent aux Tunisiens de dire librement leur mot.
Tous ces engagements ont été menés en parallèle, bénévolement, avec quelques traits de caractère dont tous ses amis peuvent témoigner. Il y a en premier lieu une rigueur dans la gestion des projets et activités, une attention soutenue aux hommes et femmes avec lesquels il travaille, qu’ils soient militants ou salariés. Mais il y a aussi une extrême disponibilité pour tous ceux qu’il fréquente, une capacité d’écoute de leurs avis mais aussi de leurs problèmes et difficultés. Et une force pour s’en occuper qui m’a toujours fasciné.
J’ai évoqué au début de cette allocution la coïncidence qu’il y avait entre la cérémonie de Casablanca et celle d’aujourd’hui et la similitude qu’il y a entre les deux contextes où elles se tiennent. Je crois pouvoir dire maintenant qu’il s’agit en réalité d’une convergence, de ces convergences qui ne se décrètent pas et qui font que l’espoir est toujours permis, y compris dans les moments les plus sombres. De ces convergences qui nous font croire en nos frères humains, même lorsque certains de leurs actes portent atteinte à notre humanité.
Cette priorité que vous donnez au savoir, à la raison, aux valeurs d’ouverture; cet accent mis sur l’être humain, quelles que soient ses appartenances particulières; cet attachement sans concessions aux droits de l’Homme, vous honorent et sont les nôtres. Je remercie Georges et tous ses amis du mouvement culturel Antelias de m’avoir permis de le vivre encore une fois à l’occasion de cet hommage rendu à un homme, à l’ami, qui les illustre de manière si noble et si rigoureuse. Kamel, nous t’aimons ».
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* Driss El Yazami est président du Conseil National des Droits de l’Homme. Ce texte a été publié par Libération (http://bit.ly/zRmPhu)
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