Sénégal : Dissiper les malentendus sur la société civile et le M23
La révolte populaire du 23 juin, pour s’opposer une nouvelle modification constitutionnelle synonyme d’un accaparement encore plus forcené du pouvoir, a donné une nouvelle impulsion aux dynamiques politiques au Sénégal. Pour Cheikh Tidiane Dièye, il se dessine ainsi un processus dans lequel la société civile doit jouer sa partition dans un engagement total, parce que conforme à l’intérêt général.
Les processus de reconfiguration des espaces sociaux et politiques qui sont en cours au Sénégal depuis maintenant plusieurs années ont atteint, avec les événements du 23 juin 2011, une étape décisive. Cette étape annonce de profondes mutations non seulement dans les rapports entre l’Etat et les citoyens mais aussi dans les positions et les rôles de différents groupes d’acteurs au sein de l’espace public.
Certes, nous n’avons pas encore le recul nécessaire pour bien cerner les contours de ces transformations et pour analyser leur réalité sous-jacente. C’est pourquoi une partie importante du débat entretenu au niveau des spécialistes ou des acteurs politiques sur l’avant et l’après 23 juin, en particulier le rôle de chacun des groupes d’acteurs impliqués, repose, me semble-t-il, sur des bases théoriques et conceptuelles approximatives.
Je voudrais proposer une grille de lecture supplémentaire pour dissiper un flou entretenu et questionner le jeu de brouillage destiné, peut-être, à amoindrir la portée du M23 et confiner la société civile durablement et définitivement dans une posture de neutralité et d’équidistance vis-à-vis du pouvoir et de l’opposition.
Je voudrais tout d’abord commencer par les événements du 23 Juin que certains ont qualifié de phénomène spontané qui a vu le peuple descendre dans la rue pour s’opposer, de manière tout à fait ponctuelle, au projet de loi sur l’élection simultanée du Président et du vice-président. Les tenants de cette thèse estiment qu’il est peu probable qu’un tel mouvement puisse se reproduire, car les conditions de sa mise en branle pourraient ne plus se réunir. Cette lecture n’est pas fondée. Le 23 juin a été le point de confluence de dynamiques politiques et sociales petites ou grandes, éparses ou organisées, souterraines ou visibles portées par des acteurs institutionnels ou individuels depuis plusieurs années.
Si on accepte l’hypothèse que l’esprit, ou le sursaut citoyen, qui a guidé les événements du 23 juin 2011 est, toutes proportions gardées, le même que celui qui avait rendu le 19 mars 2000 (Ndlr : élection du président Wade et alternance au pouvoir) possible, on peut considérer que les dynamiques que j’évoque plus haut viennent au moins d’avant 2000. Le 23 juin 2011 n’est pas un point d’achèvement des processus de construction de la République des citoyens. C’est une étape sur le chemin vers une nouvelle République. Il a ceci de particulier qu’il s’est manifesté à travers un mode d’expression qui a conjugué la résistance physique des citoyens, une détermination inédite et une jonction intelligente des forces politiques, sociales et citoyennes. Cette expression de la « force du peuple » entre de la même trame symbolique que les Assises nationales (Ndlr : conclave réunissant la société civile et les partis politiques pour élaborer un programme un charge de gouvernance), qui peuvent être tenues pour être l’étape de la construction intellectuelle d’un projet de société, et les élections locales de 2009 (Ndlr : Le PDS, parti pouvoir, avait perdu l’essentiel ds grandes villes) que l’on peut considérer comme étant la première réponse du peuple sénégalais au projet de dévolution monarchique du pouvoir.
Le Sénégal connaitra sûrement d’autres événements de cette nature. Leur ampleur dépendra de la lecture que le pouvoir fera des forces en présence ainsi que de la qualité des réponses qu’il apportera aux demandes citoyennes. Réduire les dynamiques actuelles à de simples éléments de jeux politiques entre le pouvoir et l’opposition et le M23 à un simple « regroupement politique » est une erreur de jugement du pouvoir et de certaines organisations de la société civile qui ont fait le choix de ne pas adhérer à ce mouvement, au motif que la société civile ne peut marcher avec les politiques.
Le M23 n’appartient ni aux partis politiques de l’opposition ni à la société civile, ni à aucune des 130 organisations et personnalités indépendantes qui le composent. C’est le réceptacle qui couve l’esprit du 23 juin. Je peux concéder à ses détracteurs l’idée selon laquelle le M23 ne saurait représenter tout le peuple qui était devant l’Assemblée nationale le 23 juin 2011. Peut-être ont-ils raison. Mais je ne crois pas que ce mouvement ait revendiqué une telle représentativité. Je ne crois pas non plus que le M23 ait demandé autre chose que le respect de la constitution et tous les principes, lois et règlements qui garantissent l’Etat de droit et l’effectivité d’une gouvernance vertueuse. Ce qui correspond, me semble-t-il, à la volonté de ceux qui étaient dans les rues le 23 juin et à celle des millions d’autres Sénégalais.
Ceci m’amène à mon deuxième point. De nombreux acteurs du pouvoir et de la société civile sont montés au créneau pour reposer le débat sur le rôle de la société civile en démocratie et en République. J’ai observé que la plupart des analyses et réflexions sur la société civile sont faites à partir de cadres théoriques et de concepts pour le moins biaisés. Ceux qui appellent les organisations de la société civile à se démarquer du M23, en arguant qu’en s’y engageant ces organisations font alliance avec l’opposition au détriment du pouvoir et violent ainsi leur devoir de neutralité et d’équidistance vis-à-vis des acteurs politiques, ne saisissent pas toutes la réalité de la société civile.
Procédons à une analyse avec des éléments simples. Si nous sommes d’accord sur le fait que la politique est « l’art de gérer les affaires de la cité », peu d’activités humaines pourraient sortir de la politique. A partir du moment où une organisation de la société civile est créée autour de l’ambition de veiller sur la démocratie, la bonne gouvernance, le respect des droits humains et des citoyens entre autres, elle prend ipso facto pied dans le champ politique. Elle devient un acteur politique au même titre que n’importe quel autre acteur qui s’intéresse aussi à la façon dont la cité est gérée. La seule différence entre des catégories d’acteurs qui interagissent dans l’espace politique et qui fait que certaines sont classées société civile tandis que d’autres sont estampillées « politiques » - par abus de langage d’ailleurs puisque j’ai dit que tous font de la politique – tient à leur intentionnalité immanente qui se manifeste à travers leur objet, leur but et leurs ambitions ainsi que leurs méthodes.
L’espace politique est le lieu de production des normes et des règles destinées à codifier les relations et à organiser le jeu des acteurs et la compétition autour du pouvoir, pouvoir dont la finalité est de gérer la société dans l’intérêt de tous. Cet espace politique est subdivisé en deux sous-espaces qui doivent être distincts : le premier est l’espace politique partisan qui est composé de tous les partis et regroupements qui, soit exercent le pouvoir, soit cherchent à le conquérir pour l’exercer. Dans ce sous-espace le facteur d’identification est la volonté commune de tous (pouvoir et opposition) à exercer le pouvoir à travers des regroupements privés que sont les partis. Le second est l’espace politique non partisan. Il regroupe tous ceux qui ne cherchent pas à exercer directement le pouvoir, mais revendiquent le droit de le contrôler et d’influencer les décisions publiques dans un sens conforme à ce qu’ils estiment être l’intérêt général. On retrouve dans cet espace non partisan une large palette d’acteurs logés dans la catégorie générique de société civile. Cette catégorie regroupe les associations, les organisations non gouvernementales, les leaders et groupes religieux, les syndicats -lorsque leurs actions se manifestent hors de l’entreprise – et les intellectuels, etc.
Il ne peut donc y avoir d’amalgame entre les catégories si on considère leurs objets respectifs et leurs ambitions. Il y a d’une part la société civile qui agit dans l’espace politique à partir d’un d’ancrage dans le sous-espace non partisan et il y a ensuite les partis et regroupement « politique » qui interviennent dans le même espace à partir d’un ancrage partisan assumé. Il arrive que ces catégories aient des objectifs et de buts communs à des moments situés et datés si les circonstances historiques le dictent. C’est exactement ce qui s’est passé le 23 juin et qui se poursuit depuis, à travers le M23, autour de la défense de la Constitution. Mais chacune de ces catégories garde son indépendance et sa sensibilité.
On peut d’ailleurs citer comme exemple le choix du mouvement Yen a marre (Ndlr : Un mouvement lancé et animé par des rappeurs) qui, quoiqu’étant membre du M23, n’en épouse pas forcément toutes les méthodes et les décisions d’actions. Il poursuit dans bien des cas ses propres stratégies et retrouve ses alliés du M23 à chaque fois que c’est nécessaire. Loin d’affaiblir le M23, une telle démarche contribue au contraire à le renforcer.
La société civile qui fait aujourd’hui cause commune avec des partis politiques de l’opposition dans le cadre du M23 sait bien que ce n’est que par cette stratégie qu’elle peut asseoir un pouvoir citoyen capable d’arrêter celui de l’Exécutif. Car seul le pouvoir arrête le pouvoir. Chacun de leur côté, ni la société civile ni l’opposition n’aurait pu déclencher le mouvement du 23 Juin, encore moins réussir un mois plus tard, la formidable mobilisation du 23 juillet à la place l’Obélisque.
Avant 2000, la société civile avait partagé nombre de combats avec ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir. Et ces combats communs société civile-opposition de l’époque étaient menés contre le pouvoir socialiste. Le fait que cette même société civile se retrouve encore dans la même posture montre qu’elle n’a pas changé de camp. Les partis politiques qui cheminent avec la société civile dans le M23, autour d’objectifs communs, pourraient d’ailleurs connaitre un réveil brutal si, une fois au pouvoir, ils se mettaient aussi à reproduire les mêmes modalités de gouvernance vicieuse. C’est ainsi que marchent les démocraties.
On ne peut pas, au motif que la société civile doit être équidistante, la pousser à se confiner dans un rôle d’observateur ou d’arbitre neutre. La vocation première des organisations ou associations dites de la société civile n’est pas de servir d’arbitre aux acteurs de l’espace politique partisan ni de préserver une neutralité qui leur permettrait d’occuper des positions dans des structures et institutions de l’Etat, que celles-ci soient liées aux questions électorales ou à d’autres. Dans une vraie démocratie, il existe des mécanismes et des instruments politiques, juridiques et administratifs qui règlent le jeu des acteurs, organisent les débats et les consensus, rendent possibles les décisions et opèrent les arbitrages nécessaires ainsi que les sanctions quand c’est nécessaires.
Le rôle d’une organisation de la société civile, c’est de prendre position autour de ce qu’elle estime être la vérité et ce qui lui parait conforme à l’intérêt général. C’est aussi de faire face, dans les domaines dans lesquels elle s’est positionnée, à l’arbitraire du pouvoir.
Chacun est libre d’avoir sa propre lecture et de pendre la posture qui lui semble la plus appropriée face au M23. Il faut toutefois respecter tous les choix et éviter de croire que ceux qui sont avec les partis politiques de l’opposition dans le M23 incarnent moins les principes de la société civile ou sont moins aptes à agir au nom de l’intérêt. Car on pourrait aussi rétorquer aux organisations qui se sont démarqués du M23 et qui seraient tentés de jeter l’opprobre sur celles qui s’y engagent que leur posture de neutralité supposée est de nature à renforcer le pouvoir dans ses choix. Mais à ce jeu, vous en convenez, nul ne saurait tirer profit.
Dans le contexte actuel, s’allier avec les forces politiques et sociales pour contraindre le président de la République à respecter la Constitution et renoncer à se présenter pour un 3ème mandat pourrait éviter à notre pays bien des dangers. Et s’il faut aller à Touba, à Tivaouane (Ndlr : deux fiefs confrériques influents dans l’espace politique) ou auprès de l’église pour obtenir ce résultat, il faudrait le faire plutôt dix fois qu’une.
Je voudrais dire un mot sur le rôle des marabouts pour finir. Suite au voyage du M23 à Touba, de nombreux acteurs avaient fustigé l’attitude de la société civile en avançant qu’elle serait peu républicaine et que cet acte pourrait contribuer à ramener les marabouts dans l’espace politique. Cette position découle encore, à mon avis, d’une mauvaise lecture et d’une méconnaissance des réalités sociopolitiques. Si je comprends bien qu’il soit nécessaire de réduire et de supprimer l’influence des leaders religieux dans le choix des citoyens lors des élections, je comprends bien moins pourquoi on cherche à les exclure de l’espace politique et citoyen. Les exclure de l’espace politique n’est ni possible ni souhaitable, car le faire reviendrait à les sortir aussi de l’espace social puisque ces deux réalités se confondent. Rien de ce qui est social n’échappe à la politique et rien de ce qui est politique n’échappe au social.
La gouvernance est un construit social et culturel. Elle suggère l’existence de multiples acteurs ayant conscience de leurs droits et obligations et décidés à créer des espaces de négociation et de dialogue sur les principes fondateurs de l’Etat, les modalités d’exercice du pouvoir, la gestion des biens communs et la façon d’assurer la paix, la stabilité et la cohésion de la société. Une telle démarche s’inscrit nécessairement sur les systèmes de valeurs, les références symboliques et les croyances de chaque société.
Si les leaders religieux sont appelés à jouer un rôle au quotidien dans la société, ils ne peuvent pas ne pas jouer un rôle dans la gouvernance des relations et des interactions sociopolitiques. En tant que régulateur sociaux, je les vois bien aider à décrisper les tensions, apaiser les rancœurs et servir de liant intercommunautaire dans le respect strict de la vérité de Dieu et de l’intérêt général. En agissant hors de tout cadre sectaire, partisan ou communautariste, ces leaders pourraient jouer un rôle irremplaçable pour garantir la stabilité et la cohésion sociale. Telle a était la posture de feu Dabakh Malick (ndlr : khalif général de la confrérie tidjane, disparu en 1997) et nul n’a jamais contesté l’utilité de cette posture. C’est une telle attitude qui est prêtée à Serigne Sidy Moctar Mbacké (Ndlr : khalif général des mourides) qui, jusqu’à preuve du contraire, a agi et agira encore non pas dans le sens de l’intérêt strict de sa communauté ou d’un quelconque camp politique, mais dans celui de la nation toute entière. C’est ce qu’incarne aussi, je crois, Serigne Mansour Sy (Ndlr : khalif général des tidjane) et le Cardinal Adrien Sarr.
C’est peut-être en reconnaissance de ce rôle que le M23 est allé à Touba. Et c’est en cela que le voyage me parait justifié. Le message était simple et le marabout devait l’entendre. Cela ne signifie pas que le M23 renoncera à mener son combat pour le respect de la constitution. Cela signifie simplement que ses membres sont prêts à marcher jusqu’aux confins de l’univers si ce qui doit sauver notre pays se trouvait à cet endroit.
* Cheikh Tidiane Dièye est sociologue, Docteur en étude du Développement
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