Le Sénégal ne jugera pas Hissène Habré

Depuis 1990, renversé par une rébellion menée par Idriss Déby, Hissène Habré vit en exil au Sénégal. En 2000, il est inculpé par la justice sénégalaise pour répondre de ses crimes alors qu’il était au pouvoir. Débute alors un processus qui, onze après, reste au point mort, avec des avancées, des reculs et des blocages qui font dire à Souleymane Guengueng que l’Etat sénégalais use du dilatoire pour que jamais Habré ne soit jugé.

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Il y a vingt et un ans, Hissène Habré, le dictateur du Tchad, est renversé et s’enfuit au Sénégal. J’ai pu enfin rentrer chez moi, cadavre ambulant, après deux ans passés en prison. Injustement arrêté et emprisonné, j’ai vu mourir sous mes yeux mes compagnons de cellule, et mon corps porte encore aujourd’hui les séquelles des tortures que j’ai subies. Ma famille me croyait mort.

Le jour de ma libération, j’ai fait le serment de lutter pour que justice soit rendue, et que Hissène Habré réponde enfin de ses actes. Ma détermination est sans borne et je me battrai sans relâche pour que toutes les victimes retrouvent leur honneur. Aujourd’hui, celles-ci sont animées par une juste colère, par le sentiment d’avoir été trahies et bernées. Nous ne sommes pas de simples pions sur l’échiquier politique du Sénégal, nous sommes des victimes, nous avons souffert, et aujourd’hui nous réclamons justice devant l’Afrique toute entière.


En reportant sine die les discussions avec l’Union africaine au sujet du tribunal qui devait juger Habré, le gouvernement sénégalais s’est encore joué de nous, trompant ceux qui avaient placé leur confiance entre les mains du président Wade, fermement convaincus que celui-ci agirait en promoteur des droits de l’homme et de la justice sur le continent. Après cette pantalonnade, qui n’est que le dernier revirement en date d’une longue série de subterfuges employés par le gouvernement du Sénégal pour tenter de masquer son absence de volonté politique à juger notre bourreau, il faut réagir ! Soyons réalistes, soyons cohérents, le Sénégal ne jugera pas Hissène Habré, c’est un fait. 



L’exceptionnelle détermination des militants au Tchad et au Sénégal a sensibilisé l’opinion publique sur l’affaire Habré. Samedi 11 juin, à Guédiawaye (Ndlr : dans la banlieue de Dakar), une manifestation dans le quartier de l’unique victime sénégalaise survivante des geôles de Habré, Abdourahmane Guèye, a réuni des membres de la société civile et de la communauté religieuse, qui ont exprimé leur indignation et ont appelé à l’extradition de Habré vers la Belgique. Au Tchad également, les victimes, la société civile et le gouvernement s’unissent pour demander l’extradition vers Bruxelles. L’intérêt suscité au Sé­né­gal com­me au Tchad pour cette affaire, est la preuve que l’Afrique est prête à prendre ses responsabilités, les dirigeants doivent s’y plier. Un seul mot d’ordre : l’extradition.



Rappelons-le, si le Sénégal ne juge pas Habré, il est obligé en vertu de ses engagements internationaux de procéder à son extradition vers la Belgique. Le système judiciaire belge a déjà rassemblé suffisamment de preuves pour poursuivre l’ancien tyran et ainsi rendre justice aux victimes. 


En effet, en 2000, le doyen des juges d’instruction sénégalais a inculpé Habré mais celui-ci a été écarté et les tribunaux sénégalais ont fini par se déclarer incompétents. Plusieurs victimes de nationalité belge se sont alors tournées vers la Belgique et en 2005, un juge belge a lancé un mandat d’arrêt international à l’encontre de Hissène Habré. Le Sénégal a cependant refusé de l’extrader. En 2006, le Comité des Nations unies contre la torture a demandé au Sénégal de poursuivre ou d’extrader Habré. Injonction soutenue par l’Union africaine qui, la même année, a donné mandat au Sénégal pour juger Habré «au nom de l’Afrique». Enfin, une table-ronde des donateurs internationaux réunis à Dakar, en novembre 2010, a permis de mobiliser près de 5 milliards 640 millions de francs Cfa.



Avant la table-ronde, la Cour de justice de la Communauté des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cedeao) avait demandé au Sénégal de juger Habré dans le cadre d’un tribunal «ad hoc à caractère international». L’Union africaine a alors présenté en janvier 2011 un projet de création de «Chambres extraordinaires», composées de juges sénégalais et internationaux. Depuis la volte-face de la délégation sénégalaise lors de la dernière réunion avec l’Union africaine, la situation reste bloquée. Les survivants, mes compagnons de cellule, continuent de périr tandis que Hissène Habré corrompt les dirigeants sénégalais et achète sa tranquillité.



L’affaire Habré n’est pas l’affaire d’une poignée de victimes animées par la vengeance, mais bien celle de l’Afrique, pour dire non, ensemble, à l’impunité. 

Si nous réussissons, cela pourrait bien faire réfléchir à deux fois d’autres despotes africains avant de martyriser leurs citoyens et de partir se réfugier à l’étranger ! Si au contraire, le Sénégal attend que meure Habré pour enterrer l’affaire, il ouvrirait la voie à ce que tous les despotes sur le continent viennent passer leur retraite à Dakar. 


Depuis New York, ma terre d’exil, je soutiens mes frères et sœurs dans leur lutte et rend hommage à leur persévérance. Nous espérons que nos voisins africains prendront toute la mesure de la situation, et n’attendront pas qu’il soit trop tard pour réagir et soutenir l’extradition de Hissène Habré vers la Belgique.


* Souleymane Guengueng est fondateur de l’Association des victimes des crimes 
de répressions politiques au Tchad

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