Sénégal : Comment contraindre l’Etat à se mettre au service des populations ?
La «Révolution du Jasmin», en Tunisie, en a donné une parfaite illustration et Sidy Diop le souligne : «Aucun Etat ne peut se vanter d’être démocratique si sa population est en majorité dans le dénuement, alors qu’une minorité devient de plus en plus riche, avec l’appui des pouvoirs publics, à travers des options économiques qui ne sont pas le résultat d’une consultation spécifique des citoyens». Cette fracture prévaut dans la quasi totalité des pays d’Afrique subsaharienne, même si leurs dirigeants essayent de faire de ce qui se passe en Tunisie et en Egypte une réalité d’un «autre monde». Sidy Diop le souligne à travers l’exemple du Sénégal.
La politique de planification conduite par l’Etat du Sénégal pour, dans le principe, favoriser l’investissement structurant, à partir d’une perception qui embrasse l’ensemble des activités et des secteurs, a cédé la place au libéralisme au bout des 25 premières années. Ce changement fut la conséquence de l’avènement de l’ajustement structurel (apparaissant comme la sanction d’une gestion inefficace), qui a placé le Sénégal sous la tutelle des institutions financières internationales, réduisant ainsi les pouvoirs publics à leur rôle de puissance publique, au détriment de leur vocation de service public et leur enlevant toute responsabilité dans la direction du développement du pays. Depuis l’alternance en 2000, un régime qui se proclame ouvertement libéral est aux commandes et n’a pas profondément modifié la donne dans ce domaine.
D’autre part, les partis politiques qui sont censés définir les options économiques et accompagner les différents gouvernements dans la mise en œuvre de ces dernières, n’ont pas réellement été à la hauteur de leur mission : leur attitude a principalement été marquée par le respect aveugle de la pensée unique du chef, l’absence de réelles discussions concernant les orientations, l’inexistence de contrôle et de sanction et l’exécution d’un simple rôle d’enregistrement au Parlement.
Et le présidentialisme, renforcé par la personnalisation du pouvoir qui interdit le débat, a empêché de tirer profit de toutes les compétences et a contribué à affaiblir la capacité d’analyse et de conception, qui aurait pu aider à mieux cerner les besoins et à établir d’autres ordres de priorités. Et même dans les cas où certaines priorités sont tenues en compte, la conduite des actions de développement est, souvent, gravement compromise par l’impunité que confère l’appartenance au parti du Président.
Nous sommes donc face à une situation préoccupante, qui est la conséquence des insuffisances constatées dans l’action de l’Etat, aggravée par l’absence de perspective politique claire, susceptible d’apaiser les appréhensions des uns et des autres. Par exemple, parce que Dakar et sa banlieue sont un concentré exacerbé de toutes les difficultés du pays, certains identifient dans cette agglomération une véritable poudrière. Cette impression est partagée par une grande partie de l’opinion, et les autorités, elles- mêmes, ont dû faire ce constat qui les a conduites à prendre certaines mesures : création d’un office pour s’occuper du chômage des jeunes de la banlieue, réduction des délestages de la SENELEC (Société nationale d’électricté) dans l’agglomération du Cap vert pour les déplacer vers les villes de l’intérieur où les protestations ont moins d’écho ; création de magasins de référence dans la banlieue, pour en partie, juguler la montée des prix des denrées de première nécessité, etc.
Mais toutes ces décisions ne sauraient venir à bout du problème. En l’absence d’une grande industrie qui opérerait un transfert de nombreuses populations rurales vers les usines et augmenterait radicalement leur productivité, la seule issue est dans l’investissement massif dans le secteur primaire (dans l’agriculture, l’élevage, la pêche, notamment). L’objectif visé serait, ici, d’allonger la durée des activités de production, de réformer les modes d’exploitation et de cibler l’augmentation de la valeur ajoutée par l’accroissement des rendements et par l’intégration, dans les unités de production, des premiers stades de la transformation.
Comme conséquence de cette nouvelle orientation, on verra, en particulier, tous ces jeunes de la banlieue de Dakar, mais aussi des autres villes, se replier vers la campagne, s’ils réalisent que c’est là qu’ils pourront désormais s’occuper utilement. Il ne faut pas, en effet, oublier que cette jeunesse des banlieues est issue de parents qui ont constitué les vagues de migrants, venus de l’intérieur du pays, pendant les années 1970, pour échapper aux difficultés créées par la sécheresse dans leur région d’origine.
La prochaine élection présidentielle en 2012, quel que soit son résultat, en particulier si un parti ou une coalition l’emporte, ne garantit pas que le même cheminement dans la conduite de l’Etat ne sera pas poursuivi, et cela pour encore un mandat. La démocratie dans sa forme actuelle a ceci de curieux que, une fois que l’on dépose son bulletin dans l’urne, l’on se dessaisit en même temps du pouvoir que l’on avait, au profit d’autres personnes sur lesquelles l’on ne dispose d’aucun contrôle, ni d’aucun moyen de sanction, avant la fin du mandat qui leur est donné.
José Saramago (Ecrivain portugais, prix Nobel de littérature 1998) a eu cette pensée, dans un article intitulé « Que reste-t-il de la démocratie ? », publié dans le « Monde Diplomatique » d’août 2004 : « Voter, une forme de renonciation ? Les instances du pouvoir politique tentent de dévier notre attention d’une évidence : à l’intérieur même du mécanisme électoral se trouvent en conflit un choix politique représenté par le vote et une abdication civique. N’est-il pas exact que, au moment précis où le bulletin est introduit dans l’urne, l’électeur transfère dans d’autres mains, sans autre contrepartie que des promesses entendues pendant la campagne électorale, la parcelle de pouvoir politique qu’il possédait jusqu’alors en tant que membre de la communauté de citoyens ? » L’auteur poursuit : « Cette renonciation peut constituer, pour la minorité élue, le premier pas d’un mécanisme qui autorise souvent, malgré les vaines espérances des électeurs, à poursuivre des objectifs qui n’ont rien de démocratiques et qui peuvent être de véritables offenses à la loi… Parler de démocratie deviendra de plus en plus absurde si nous nous obstinons à l’identifier à des institutions qui ont pour noms partis, Parlements, gouvernements, sans procéder à un examen de l’usage que ces derniers font du vote leur ayant permis d’accéder au pouvoir. Une démocratie qui ne s’autocritique pas se condamne à la paralysie. »
Au Sénégal, nous l’avons vu, les politiques économiques ne sont pas conduites, depuis cinquante ans, pour relever le niveau des revenus de la majorité de la population, qui restent inférieurs à 15 % de la richesse nationale ; et pourtant c’est cette majorité qui, par son vote, forme le parlement, élit le Président de la République.
Tout le monde sait que le budget d’investissement, qui maintenant se chiffre à plusieurs centaines de milliards (les chiffres réels disponibles sont ceux du budget 2008 et se montaient à 594 milliards dont 314 sur ressources internes et 280 sur concours extérieurs ; source : Situation Economique et Sociale du Sénégal publiée par l’ANSD), s’il était utilisé pour financer des actions ciblées, aurait pu en quelques années, faire doubler le produit intérieur du secteur primaire, c'est-à-dire faire évoluer dans les mêmes proportions, le revenu des populations concernées. Mais pour cela, on ne le répétera jamais assez, il est d’une nécessité absolue de revenir à la planification et de modifier l’ordre des priorités, car on ne peut pas diriger un pays comme le nôtre et l’engager sur la voie du progrès, sans mener une action volontariste, pour allouer aux secteurs dont dépend son développement, la part la plus importante des ressources disponibles. On ne peut, non plus, se contenter d’actions « au coup par coup », n’obéissant à aucune cohérence entre elles.
Il est également grand temps de sortir des conduites minimalistes que sont les politiques dites de « réduction de la pauvreté », concept sorti de l’imagination de certains experts qui ne semblent pas vouloir reconnaître à l’Afrique une plus grande ambition. Nous devons rester vigilants et ne pas nous laisser envelopper par cette idéologie pernicieuse, qui laisse entendre que notre continent ne serait apte qu’à fournir des matières premières aux autres, ensuite à recevoir des aides pour diminuer la pauvreté de ses habitants et ainsi tenter de retarder une explosion sociale qui menace.
D’un autre côté, si des politiques sectorielles semblent avoir la faveur du gouvernement et de certains bailleurs de fonds, les secteurs eux-mêmes doivent faire l’objet d’une attention différenciée en fonction de critères objectifs : efficacité du capital investi, certes, mais aussi, importance de la population concernée et impact sur le progrès du pays dans son ensemble. Au Sénégal qui pourrait contester que l’agriculture, à côté de l’énergie et de l’éducation, est actuellement la plus grande priorité ? L’agriculture pour vaincre la pauvreté, instaurer une souveraineté alimentaire et libérer les populations des contraintes que constituent le poids des besoins primaires ; l’énergie pour assurer la possibilité d’utiliser les capacités de production déjà installées et celles à venir, tant dans l’industrie que dans les services ; l’éducation qui, par une réforme des itinéraires, doit garantir la formation, en très grand nombre, des cadres scientifiques et techniques, des chercheurs de niveau international, dont la fonction sera principalement, de favoriser à terme, l’éclosion au Sénégal, d’une économie tirée par l’innovation, ceci étant la condition nécessaire pour que le pays ne reste pas en dehors de l’évolution du monde.
Les pays développés ont tous compris en effet, qu’après une forte productivité sectorielle enregistrée dans l’industrie et certains services, le tassement observé dans la croissance de l’économie ne pouvait être dépassé qu’au moyen d’une nouvelle productivité, celle-là intensive, qui recourt à une combinaison de l’innovation, de la capacité entrepreneuriale et des capitaux à risque. C’est en tout cas l’opinion des nouveaux économistes de la classe de Christian Saint Etienne (cf. son ouvrage intitulé « Guerre et Paix au XX1e siècle, comprendre le monde de demain »)
Il est donc devenu indispensable de hiérarchiser, à partir d’une vision globale, les objectifs du développement. Pour illustrer ce propos, l’on pourrait citer la fameuse Stratégie de Croissance Accélérée (SCA), qui n’a point visé les secteurs où s’exprime la plus grande pauvreté, ne retenant que les grappes dites « porteuses ». Par exemple, quand cette stratégie s’intéresse à l’agriculture, ses cibles ne sont ni les cultures sous pluie, ni la grande masse des pauvres qui s’y activent Nous citons à ce sujet les lignes du rapport de l’IRAM (Institut de Recherches et d’Applications des Méthodes de Développement), publié en mai 2009 et consacré à l’examen de la Stratégie de Croissance Accélérée : « L’analyse détaillée du plan d’action à court terme de la SCA montre qu’aussi bien les filières ciblées que les zones auxquelles elles renvoient, ne permettent pas le développement d’un secteur agricole inclusif, permettant aux agricultures familiales (représentant plus de 96% des exploitations) d’accéder au marché » La croissance n’est pas alors le développement.
En somme, la majorité de la population, qui accorde sa confiance à un ou plusieurs candidats selon la nature du scrutin, a vu régulièrement cette confiance trahie par ceux qu’elle avait chargés de soigner ses intérêts. Et c’est peut-être l’impuissance totale dans laquelle se trouve ce corps électoral devant pareille situation, qui le pousse à une abstention de plus en plus forte, qui atteint désormais plus de 50 %.
La politique économique doit donc profondément être réformée. Mais pour garantir un tel changement, les élites (partis, société civile)- et ce sera là le meilleur test de leur vrai attachement à l’intérêt du pays- doivent s’entendre sur les modifications qui nous semblent indispensables à apporter au système politique :
- D’abord, ainsi que nous l’avons déjà proposé, il est nécessaire de corriger certains effets pervers de la démocratie représentative, par le recours à des formes d’expression appartenant à la démocratie directe, en institutionnalisant les initiatives populaires ou pétitions. Ainsi, il sera possible de contourner le comportement mécanique des majorités parlementaires, et faire droit à des revendications légitimes des populations, qui ne peuvent pas attendre les élections suivantes.
- Ensuite, tenir compte de la situation réelle du Sénégal et des besoins de ses populations, en inscrivant, dans le serment du Président de la République, en plus de l’engagement à respecter et à faire respecter la constitution et les lois, l’obligation de consacrer les moyens de l’Etat, en toute priorité, aux actions devant permettre l’augmentation des revenus de la majorité de la population et l’amélioration de ses conditions d’existence. Il ne sert à rien de recopier des formules de serment si elles ignorent la réalité qui est vécue par la nation. Et l’enjeu est tel, qu’il ne saurait dépendre d’une idéologie plutôt que d’une autre : pour un pays dont la population double tous les vingt cinq ans et qui se trouve dans la situation de pauvreté que l’on connaît, il s’agit simplement d’une question de survie.
De plus, les manquements aux obligations figurant dans ce serment n’ont jamais donné lieu à des sanctions, sur le plan juridique : il nous semble donc parfaitement opportun, par une disposition constitutionnelle, de qualifier de telles violations, d’actes de haute trahison et d’en tirer, le cas échéant, toutes les conséquences.
- enfin, la durée des mandats présidentiel et parlementaire ne devrait plus dépasser quatre ans, car l’inefficacité de l’action des élus n’est que plus dommageable si ceux-ci restent plus longtemps au pouvoir.
Pour conclure, nous devons admettre qu’aucun Etat ne peut se vanter d’être démocratique, si sa population est en majorité dans le dénuement, alors qu’une minorité devient de plus en plus riche, avec l’appui des pouvoirs publics à travers des options économiques qui ne sont pas le résultat d’une consultation spécifique des citoyens. Un pays sous développé, comme le Sénégal, ne trouve pas la vraie solution à ses difficultés, à travers une démocratie simplement représentative, dont la grande faiblesse réside dans le dévoiement, quasi inévitable, du mandat populaire. En effet, même quand une majorité est sanctionnée et laisse la place à une autre, rien ne garantit que l’intérêt partisan, les logiques d’appareil et le clientélisme, considérés par les politiques comme les seuls facteurs pouvant permettre leur maintien au pouvoir, ne continueront pas d’empêcher que l’Etat se mette au service du plus grand nombre.
* Sidy Diop dirige le mouvement « Convergence patriotique – le Sénégal d’abord
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