Nouveau cycle de luttes sociales et politiques en Afrique subsaharienne : Enjeu pour le mouvement syndical
Depuis les indépendances dans les années 1960, le mouvement syndical africain a connu des défis et des mutations importants en rapport avec les contextes politiques et sociaux de l’époque. De la légitimité historique qui a fait jouer à certains syndicalistes, comme Sékou Touré et Ruben Um Nyobe un rôle fondamental dans la lutte anticoloniale, aux crises récurrentes qui les ont affaiblis depuis les années 1980, les mouvements de travailleurs sont encore interpellés plus aujourd’hui, dans le contexte de la mondialisation. En remontant de manière synthétique le cours de cette évolution syndicale, Olivier Blamangin aboutit à une esquisse du chantier qui lui paraît majeur : celui «pour un nouvel internationalisme syndical».
(…) Nous sommes entrés, sans doute depuis le milieu des années 2000, donc avant la crise mondiale que nous traversons actuellement, dans un nouveau cycle de luttes sociales et politiques en Afrique subsaharienne. Dans ce nouveau cycle de luttes, le mouvement syndical a pris ou retrouvé une place déterminante, dans un certain nombre de pays, alors qu’il était, souvent, en retrait des mobilisations des décennies précédentes. La refondation en cours du mouvement syndical lui donne une nouvelle audience et une capacité renouvelée à créer les rapports de force nécessaire pour mener des luttes de résistance ou de changement.
Avant de développer rapidement cette hypothèse d’un nouveau cycle de luttes et d’insister sur certaines de ses caractéristiques, je voudrais revenir sur quelques éléments de la crise du mouvement syndical, en Afrique et dans le reste du monde, et interroger quelques enjeux communs. Le syndicalisme traverse en effet, dans la plupart des pays, une crise profonde, et le syndicalisme africain n’y échappe pas. Sa place retrouvée dans les luttes sociales du moment montre que certains éléments à l’origine de cette crise trouvent des débuts de solutions. D’autres limitent toujours considérablement sa capacité d’action. Ce sont des éléments déterminants des transformations en cours.
Crise, enjeux et recompositions du mouvement syndical en Afrique sub-saharienne
Le mouvement syndical africain, bien que disposant d’une base sociale numériquement faible dans des pays principalement agricoles, a joué un rôle essentiel dans les luttes anticoloniales et dans la promotion du modèle dit « des indépendances ». Nombre de figures progressistes de la décolonisation ont été, avant d’être des leaders politiques, des responsables syndicaux (Ruben Um Nyobé au Cameroun, Sékou Touré en Guinée, Modibo Keïta et Mamadou Konaté au Mali, Djibo Bakary au Niger, etc.). Nous sommes donc, au lendemain des indépendances, face à un mouvement syndical relativement puissant, qui dispose d’une forte légitimité. Cette légitimité historique va cependant être rapidement ébranlée, pour toute une série de raisons, variables selon les pays, mais avec trois problématiques communes :
- Celle de l’indépendance et/ou de l’autonomie du mouvement syndical
- Celle de la réduction des bases sociales et de l’éclatement des statuts salariaux
- Celle de l’éclatement du mouvement syndical et de l’unité syndicale.
La question de l’indépendance du mouvement social
La première question centrale de la crise du mouvement syndical me semble être celle de son indépendance, qui renvoie plus largement à la question toujours actuelle – et, j’insiste, qui ne concerne pas seulement l’Afrique – et de l’autonomie du mouvement social.
Clairement, dans le contexte des années 1960 et 70, rares sont les pays francophones où le mouvement syndical africain a su, ou pu, préserver son indépendance. Etroitement lié à des régimes discrédités, le mouvement syndical africain a rapidement perdu, auprès des populations, une grande partie de sa légitimité historique. Cela apparaît évident dans les pays où il a été caporalisé lors de la mise en place de régimes autoritaires au service des intérêts des anciennes puissances coloniales. Mais c’est aussi le cas dans les pays où les organisations se sont engagées au service de régimes plus progressistes. L’échec du modèle dit des « indépendances » - et l’on pourrait discuter longuement des raisons, interne et externe, de cet échec – a entraîné dans sa chute l’ensemble des organisations qui s’étaient rangées dans ce camp du progrès.
C’est donc un premier défi majeur qui concerne l’ensemble du mouvement syndical international : celui de son indépendance et de son autonomie et, indirectement, de son rapport au mouvement politique. C’est une question complexe, pour laquelle il n’y a de réponse simple comme on peut le voir aujourd’hui en Guinée, avec d’intenses débats sur la place du mouvement syndical dans le processus de transition, ou en Afrique du Sud, avec des interrogations profondes sur les relations entre Cosatu et l’ANC.
La faiblesse des bases sociales et l’éclatement des statuts salariaux
La question des bases sociales est une seconde question déterminante dans la crise du mouvement syndical.
Le salariat reste, dans le monde, le type de rapport social dominant et en croissance. Mais les politiques d’ajustement structurelles des années 1980, avec leurs cortèges de privatisations, de restructuration du secteur parapublic et de réduction des effets de la fonction publique, ont considérablement affaibli le mouvement syndical africain, en réduisant ou en éclatant ses bases sociales.
Là aussi, il ne s’agit pas d’une spécificité africaine, même si la contre-révolution libérale a été, sur le continent, d’une violence particulière. Alors que le secteur informel avait connu une décroissance jusqu’aux années 1980, la tendance s’est brusquement inversée à cette date et le secteur informel est devenu dominant dans la plupart des pays en développement. Selon les chiffres publiés par le BIT, ce secteur est passé à l’échelle mondiale de 22,6 % de la population active non agricole dans les années 1970 à 28 % dans les années 1990. En Afrique, de 28 % en 1970 à 55 % en 1990.
Se donner les moyens de combattre l’individualisation et la précarisation des statuts professionnels, dont le travail informel est une des formes les plus aboutie, et donc trouver les formes et les moyens d’organiser ces catégories de travailleurs, est aujourd’hui un défi majeur pou l’ensemble du mouvement syndical.
La question de l’unité syndicale
La troisième grande question, le troisième enjeu, est, me semble-t-il, celui de l’unité syndicale. A partir du début des années 1990, la disparition progressive des partis uniques, et par là de la plupart des vieilles centrales syndicales uniques, a permis une recomposition du mouvement syndical en Afrique sub-saharienne. Cette recomposition a eu, on le verra plus loin, un certain nombre d’effets positifs. Mais elle s’est aussi souvent traduite par un émiettement extrême des forces syndicales comme au Sénégal, avec aujourd’hui 18 confédérations pour environ 400.000 travailleurs dans le secteur formel.
La difficulté des principales centrales a reconquérir la confiance des travailleurs a souvent eu pour conséquence la création de multiples organisations autonomes, isolées au sein d’une entreprise ou d’un secteur professionnel, sur des bases très corporatistes et avec des organisations fragiles.
D’une façon générale, l’éclatement du mouvement syndical rend plus difficile la création des rapports de force nécessaires au changement et facilite les tentatives d’instrumentalisation ou de corruption des gouvernements et du patronat. Le gouvernement camerounais par exemple l’a bien compris, qui est devenu un expert dans l’organisation de la division.
Cette question de l’unité, sur laquelle le mouvement syndical français n’a bien évidemment aucune leçon à donner, est de mon point de vue un défi majeur pour l’ensemble du mouvement syndical international.
Un nouveau cycle de lutte sociale et politique
Les évolutions évoquées ci-dessus participent donc à la crise du mouvement syndical. Le mouvement démocratique des années 1990 a aussi ouvert de nouvelles perspectives plus positives. Il a entraîné une prise de distance progressive des organisations de travailleurs d’avec le pouvoir politique et la redécouverte d’une « culture démocratique » interne aux organisations. Il me semble qu’on assiste aujourd’hui à une montée en puissance des organisations syndicales les plus combatives et les plus indépendantes, même si le « paysage » syndical africain reste très divers. Les mutations en cours sont loin d’être achevées et la crise syndicale reste par exemple très profonde dans des pays comme le Cameroun ou le Congo. Il est cependant tout à fait symptomatique que les organisations syndicales soient (re)devenues des acteurs majeurs de la contestation sociale au Niger, en Guinée, au Sénégal, au Bénin ou au Zimbabwe.
Un cycle de lutte fondateur : le mouvement démocratique des années 90
Si l’on essaye de brosser à gros traits l’histoire des luttes sociales en Afrique, sur les dernières décennies, celle des années 1980, de la « contre-révolution » libérale et de l’ajustement, est aussi celle du reflux des luttes sociales, à l’exception notable de l’Afrique australe, qui menait alors son ultime combat contre l’apartheid. L’ajustement structurel a eu des effets dévastateurs pour l’ensemble des secteurs sociaux, urbains ou ruraux. Le mouvement syndical s’est trouvé, pour diverses raisons, très désarmé face à cette première vague d’offensives libérales.
Ce reflux apparent des grandes luttes sociales masque en réalité de profondes mutations du mouvement social. Sur le terrain, au quotidien, les ONG de développement rural, les organisations de femmes ou d’habitants des bidonvilles, les mouvements confessionnels ou les regroupements de petits producteurs, ont organisé les populations et tissé des réseaux, à la base, souvent peu visibles. Les partis uniques et les organisations qui leur étaient liées ont aussi perdu progressivement leur monopole sur l’organisation de la population, dans une période de transformation en profondeur des relations sociales. C’est aussi la période de l’émergence d’une nouvelle génération de militants, qui n’avaient guère connu les luttes des indépendances et qui portait de nouvelles aspirations.
La chape de plomb des régimes dictatoriaux s’est fissurée progressivement et a volé en éclat avec le mouvement démocratique du début des années 90 qui est, de mon point de vue, un cycle de lutte fondateur de la nouvelle période. Celui-ci n’a pas attendu le fameux discours du président Mitterrand à la Baule, en juin 1990, pour faire vaciller les vieux dictateurs. Les manifestations populaires, dans lesquels la jeunesse urbaine, lycéenne ou estudiantine, va jouer un grand rôle, se sont propagées sur tout le continent (1) . La répression a souvent été sauvage, mais la pression populaire a fait tomber quelques tyrans et arraché de nouveaux espaces démocratiques (conférences nationales, liberté de la presse, multipartisme, etc.). C’est un mouvement de fond, mais dans lequel le mouvement syndical a été, à de rares exceptions près, très en retrait.
La question sociale indissociable de la question politique
Le cycle des luttes démocratiques des années 1990 se prolonge aujourd’hui encore au Togo, au Niger, au Swaziland, au Zimbabwe, au Burkina Faso ou en Guinée, mais il a, me semble-t-il, changé de nature et de dimension à partir du milieu des années 2000, avec une montée en puissance des questions sociales, en lien avec la question politique. Finalement, l’espérance née du mouvement des années 1990 trouve ses limites et les populations expriment plus fortement leur volonté de changement. C’est ce qui me fait dire que nous sommes entré dans un nouveau cycle de luttes sociales et politiques.
Les « émeutes de la faim » qui ont secoué en 2008 le Cameroun, l’Ethiopie, le Sénégal, la Côte d’Ivoire ou le Burkina Faso, face à une augmentation insupportable, pour les plus pauvres, des prix produits alimentaires et des produits pétroliers, ont été le moment le plus visible des mouvements sociaux qui touchent depuis quelques années la presque totalité des pays africains.
La crise alimentaire a ainsi été un puissant catalyseur des contestations sociales sous-jacentes : la « vie chère » était déjà, en mars 2005, au cœur des manifestations de masse au Niger, ou du soulèvement populaire de janvier – mars 2007 en Guinée. On en parle moins, mais la question sociale était également très prégnante dans l’explosion post-électorale kenyane de janvier 2008. La Côte d’Ivoire, le Bénin, le Gabon, etc., ont connu, ces dernières années, des mobilisations sociales inédites.
En retour, si la question sociale domine les revendications des mouvements actuels, la question politique et démocratique a surgi immédiatement dans les manifestations, dans un contexte de discrédit presque généralisé des oppositions politiques. Trois exemples :
- En Guinée, les questions du changement de gouvernement, de l’organisation d’élections démocratiques et de mesures concrètes de lutte contre la corruption (commission de révision des contrats miniers, audits des départements ministériels, etc.) se sont vite imposées aux organisations syndicales à l’origine du mouvement de 2007 comme indissociables des revendications sur le pouvoir d’achat.
- Au Cameroun, en février 2008, l’augmentation des prix du carburant a servi de déclencheur aux plus importantes émeutes que le pays ait connu depuis les indépendances. Les pancartes des jeunes manifestants de Douala ou Yaoundé demandaient la baisse du prix du carburant et du riz. Elles protestaient également contre la corruption qui gangrène le pays et contre le projet d’amendement de la constitution – adopté depuis – qui devait mettre fin à la limitation du nombre des mandats présidentiels.
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- Au Burkina Faso, la coalition à l’initiative des journées de grève générale de ces dernières années s’intitule « Coalition nationale de lutte Contre la Vie Chère, la Corruption, la fraude, l’impunité et pour les libertés ». Sa plateforme revendicative souligne que « les causes fondamentales de cette situation sont à rechercher […] dans la mauvaise gestion des ressources humaines, matérielles et financières du pays, marquée par la corruption, la fraude, l’impunité des crimes de sang et des crimes économiques, etc… ». Et de revendiquer des mesures concrètes contre la corruption, pour garantir effectivement la liberté de presse et d’expansion, ou le libre choix des citoyens lors des élections.
Réactions à la crise financière
Avec le choc de la crise financière, extrêmement violent dans de nombreux pays, le souffle de la contestation est peut-être un peu retombé. Les grandes mobilisations nationales ont sans doute été moins nombreuses sur les dix-huit derniers mois, mais le niveau de conflictualité sectoriel reste très élevé. (…) En République démocratique du Congo, très touché par la chute des cours des matières premières, la Gécamine a connu d’importants mouvements de grèves et de conflits majeurs, notamment dans les services publics. La tension sociale reste très vive en Mauritanie, comme en témoigne le mouvement actuel des Dockers du port de Nouakchott ou celui des travailleurs de la Société Nationale Industrielle et Minière (SNIM). La Guinée a également connu, ces dernières semaines, d’importants conflits dans le secteur bancaire et dans le secteur minier.
Je voudrais terminer sur cette nouvelle période de luttes sociales et politiques en soulignant deux caractéristiques de ces mouvements me semblent déterminantes dans la période actuelle et pour la suite des mobilisations :
- Le premier concerne le renforcement des dynamiques syndicales unitaires qui progressent sensiblement en Guinée, au Burkina, au Bénin, au Togo, au Niger, en Mauritanie ou au Sénégal. On voit ici très clairement que, pays par pays, la force des mobilisations est directement liée à la force de ces dynamiques unitaires.
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- Le second concerne le développement des alliances avec d’autres secteurs de la société civile, au sein de larges coalitions contre la vie chère comme au Niger ou au Burkina, ou de ce que les Guinéens appellent le « mouvement social ». Ces alliances se multiplient également au sein de coalitions plus sectorielles, contre la corruption, contre les accords de partenariat économiques ou sur la transparence dans le secteur extractif. Cette dynamique, que l’on retrouve également dans les multiples forums sociaux nationaux, me semble porteuse d’un grand avenir.
Pour conclure, et au-delà des trois défis évoqués dans la première partie (la question de l’indépendance, celle de l’unité et celle de l’organisation des catégories de travailleurs les plus précaires), il est un dernier enjeu pour le mouvement syndical africain et pour le mouvement syndical international que je n’ai pas évoqué mais qui, de mon point de vue, conditionne largement l’avenir. C’est celui des entreprises transnationales.
Ces entreprises deviennent chaque jour des puissants de la mondialisation et des économies africaines. Construire un mouvement syndical national et international au service des revendications des travailleurs, c’est nécessairement organiser les travailleurs, construire des contre pouvoirs et des rapports de force au sein de ces entreprises transnationales. Le chantier est immense, difficile parce que la réalité de ces entreprises est mouvante, complexe, qu’elle nécessite une approche globale, qui prenne en compte par exemple les fournisseurs et sous-traitants, etc. Mais c’est, me semble-t-il, le chantier majeur des prochaines années pour le mouvement syndical africain et international, un enjeu majeur pour un nouvel internationalisme syndical.
* Olivier Blamangin est conseiller confédéral de la Confédération Générale des Travailleurs de France (CGT). Cette communication a été présentée lors du colloqué organisé par la Fondation Gabriel Peri et le Parti de l’indépendance et du travail-Sénégal, à Dakar, les les 18 et 19 mai 2010. M. Blamangin a fait cette contribution en tant qu’«observateur, extérieur au continent africain mais en relation de coopération avec des organisations syndicales»
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