L’évolution régressive et préoccupante de la démocratie en Afrique

Au début des années 1990, on parlait de printemps de la démocratie Afrique. La dictature de parti unique s’étiole, la liberté d’expression s’émancipe et une société civile émerge, qui accompagne et encadre l’affirmation d’une opinion publique de plus en plus impliquée dans la gestion de la cité. Il a suffit qu’une quinzaine d’années pour que tout cela commence à faire l’objet d’une remise en cause. Les coups d’Etat ramènent à la surface les périodes troubles des années 1960 à 1980, les manipulations constitutionnelles réinstaurent la présidence à vie et des formes de succession monarchique au pouvoir se mettent pour les fils succèdent aux pères. Président de la Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l'Homme (RADDHO), Alioune Tine fait le point sur l'évolution de la démocratie sur le continent, au regard des dérives constatées au Niger et en Guinée.

Quel regard jetez-vous sur l'évolution de la démocratie en Afrique ?

Alioune Tine : Ce qu'on constate aujourd'hui est préoccupant, après un espoir immense né de la création de l'Union africaine avec des textes révolutionnaires, notamment l'Acte constitutif. A quoi s'ajoute le NEPÂD qui est un engagement personnel des chefs d'Etat africains. Quand on constate tout le travail qui a été fait du temps de Alpha Omar Konaré à la présidence de la Commission africaine, une période durant laquelle l'Union africaine avait suscité beaucoup d'espoir et de fierté de la part des Africains de façon globale, il y a aujourd'hui une évolution régressive et préoccupante. Ceci avec des tendances à être président à vie et à la suppression de la limitation des mandats qui s'est faite dans beaucoup de pays comme une traînée de poudre.

Il y a également la tendance lourde à une succession dynastique, monarchique ou familiale. En Egypte, au Sénégal, on en parle ; de même qu'au Burkina Faso, sans compter des cas concrets au Congo, au Togo et très récemment au Gabon. Tout cela est extrêmement préoccupant. C'est qu'au moment où il y a une espèce d'abolition des coups d'Etat militaires, on assiste à d'autres formes de coup d'Etat plus subtiles, qui sont de nature électorale ou constitutionnelle.

Alioune Tine : Aujourd'hui, tout le monde se focalise sur la Guinée, mais il me semble qu'on doit exercer les mêmes pressions sur les autorités nigériennes. Sur cette question, c'est le silence total des chefs d'Etat comme si c'était une nouvelle expérience intéressante après celle d'Eyadema en 2005. Tout est parti de là. Quand la CEDEAO s'est organisée pour faire une fraude électorale au bénéfice de Faure Eyadema, suivie du clash entre le président Obasanjo et Alpha Omar Konaré qui était fondamentalement contre cette fraude, nouvelle étape, un nouveau paradigme a été couvert. Depuis ce contre-exemple, il y en eu d'autres, sous d’autres formes. Et chaque fois qu'il y a eu une impasse à organiser une alternance de façon démocratique, les coups de force reviennent. C'est ce qui est arrivé en Mauritanie et en Guinée. Et on espère que cela ne va pas être une traînée de poudre sur le continent. Si les chefs d'Etat veulent créer aujourd'hui une succession monarchique et la présidence à vie, c'est évident que l'ère des coups d'Etat va revenir comme avant.

Qu'est-ce qui justifierait, selon vous, la passivité affichée par la communauté internationale au Niger, au moment où les oppressions se poursuivent à l'encontre des opposants et autres membres de la société civile ?

Alioune Tine : La communauté internationale a l'habitude d'abord d'écouter la réaction de la CEDEAO. Au niveau de cette structure, les fonctionnaires de la commission de la CEDEAO ont une position sans faille contrairement à celle des chefs d'Etat, hommes politiques et ministres des Affaires étrangères au sein desquels il y a une division. Quand il y a eu, par exemple, le coup d'Etat militaire en Guinée, on a convoqué immédiatement un sommet extraordinaire pour dégager une position très nette en disant au capitaine Dadis Camara ce qu’il doit faire et ne pas faire. Mais dans le cas du Niger, seul le Nigeria a réagi. Les autres chefs d'Etat se sont tus parce qu'il y a une espèce d'assentiment, parce que certains trouvent cette expérience assez intéressante pour ne pas être suivie.

Il y a ainsi une restauration des autoritarismes en Afrique. Et c'est préoccupant à un moment où les organisations de société civile deviennent de plus en plus faibles au niveau institutionnel, financier et même de la légitimité de certaines organisations. Donc on est dans une phase de reflux démocratique en Afrique. Et nous devons, tant d'années après les conférences nationales, évaluer le système démocratique et l'Etat de droit en Afrique, essayer de travailler à une nouvelle vision de l'Etat de droit et des droits humains en Afrique.

Que faudrait-il faire de façon urgente face à la situation en Guinée ?

Alioune Tine : De façon urgente, il faut une mission diplomatique de l'Union africaine, de la CEDEAO. Mais ce ne sera pas une mission qui viendra parler à Dadis Camara et repartir. Il faudra rester sur place pour parler aussi bien à ce dernier qu'aux hommes politiques. Quand Dadis Camara a pris le pouvoir, il a été soutenu par tout le monde. Et il avait donné les engagements qu'il allait rendre le pouvoir. Mais la situation Guinée est particulière. Nous avons rencontré le chef de la junte à deux reprises au camp Alpha Yaya (Ndlr : siège de la junte militaire au pouvoir). Et lorsque vous arrivez à ce lieu, vous pouvez constater un lobbying inouï qui s'y déroule avec un défilé interminable des populations. Il s’agit là d’un héritage direct de l'époque de feu Sékou Touré. Les gens viennent au palais et ils ont accès au président. Donc il y a eu un lobbying très fort pour demander à Dadis Camara de rester.

Ensuite, au sein du Comité national pour le développement et la démocratie, je ne pense pas qu'il y ait une harmonie parfaite. Car si certains veulent rester, d'autres par contre veulent partir et restituer le pouvoir aux civils. Dadis en a profité pour manœuvrer avec une volonté de tout contrôler. Il a réussi à faire en sorte que tous les anciens Premiers ministres soient neutralisés avec l'histoire de ces audits sur les vingt quatre ans de gestion du pays. Et comme il y avait une possibilité dans la Constitution d'éliminer les gens qui avaient plus de soixante-dix ans, il allait se retrouver tout seul. Mieux, si vous allez en Guinée, vous allez avoir l'impression d’être en Etat de siège permanent. Les militaires sont armés et sont partout. Ils violent les droits humains, s'adonnent à des détentions arbitraires installant un régime de terreur. Sans compter des actes de délinquance dont récemment un ambassadeur africain a été la victime. Il y a également le fait que tous les médias d'Etat sont contrôlés par Dadis. Vous ne voyez que les militaires partout et tout le temps. C'est une situation extrêmement dangereuse.

Compte tenu de la connaissance que nous avons de la Guinée, la proclamation de la candidature de Dadis sera une véritable menace à la stabilité du pays. Des chefs de partis sont menacés en permanence à l'image de l'ancien Premier ministre, Cellou Dalein Diallo qui a fait l'objet d'attaques à plusieurs reprises. Et si, aujourd'hui, vous l'écoutez parler avec tous les gens qui le soutiennent, il est clair que s'il n’y a pas d'élections libres et transparentes, il y a de réelles menaces pour la Guinée. Tout doit être fait pour que Dadis Camara ne soit pas candidat. Et il faut aussi que ce dernier sache que s'il veut sauver la Guinée et que l'histoire puisse bien retenir son nom, il doit pouvoir avoir un bon comportement à l'image de Amadou Toumani Touré au Mali.

La Guinée Bissau qui tente un nouveau départ avec la récente élection de Malam Bacaï Sanha. Quel programme de redressement faudrait-il adopter pour ce pays afin de lui permettre de retrouver la voie de la stabilité ?

Alioune Tine : Le premier des problèmes de la Guinée Bissau est celui du développement. Et pourtant il y a beaucoup d'acquis pour le développement dans ce pays. Des potentialités énormes au plan de l'agriculture, de la pêche et même avec le pétrole. Et aussi sur le plan touristique, c'est presque un pays vierge. Le deuxième problème, reste que c'est un Etat défaillant, avec une administration défaillante. Il y a un travail de refondation de l'Etat de même que de la société pour les mettre au travail. Mais aujourd'hui, il y a une aspiration très forte des Guinéens à devenir un Etat normal. Les gens sont fatigués des assassinats politiques ainsi que des violations des Droits de l'homme. Sur toutes ces questions, il faut voir quel angle d'attaque il faut avoir pour établir une coopération dans la durée. Car le fait, aujourd'hui, c'est que quand il y a un problème du côté des pays africains, avec la communauté internationale, on le règle et on rentre. Il faut désormais construire un programme dans la durée. En Guinée Bissau, c’est ce qu’il faut avec le président Malam Bacaï et l'ensemble des acteurs politiques de son pays dont le Parlement ou la société civile.

Le président Sanha pourrait donc relever les nouveaux défis de Bissau…

Alioune Tine : Nous nous trouvons comme un impératif aujourd'hui d'organiser une sorte de conférence nationale post-électorale. D'ailleurs c'est un concept de Malam Bacaï lui-même. Et cette conférence, qui regroupera tous les acteurs, va mettre sur la table tous les problèmes. Avec notamment, l'impunité, la défaillance de l'Etat, le traffic de drogue, la refondation de l'administration et de la société. Et je sais, qu'en ce moment, les gens y travaillent sur place. Il y a également l'urgence de la réforme du système de sécurité tout en dégageant une plate-forme minimale que tout le monde défendrait. Cela permettra d'accompagner le président actuel sur trois ou quatre ans dans sa mission afin qu'il puisse faire face à ce qu'on pourrait appeler «les douze travaux d'Hercule».

Face à tout cela, qu'est-ce qui fait le secret d'un pays comme le Ghana devenu subitement un exemple de démocratie en Afrique ?

Alioune Tine : Je vais peut-être vous décevoir, parce que le Ghana a été sauvé d'un doigt lors des dernières élections. Sans compter que ce pays est en proie aux démons de la division ethnique. Mais le Ghana a eu la chance d'avoir des leaders qui sont en permanence sur le terrain et qui peuvent être écoutés. C'est important dans un pays qu'on puisse avoir un leadership fort. Vous avez parmi eux Koffi Annan et l'ancien président John Kuffor. Ce sont deux leaders dont la contribution et la capacité à permettre aux gens de s'entendre a été fondamentale. Mais il y a aussi quelqu'un comme Jerry Rawlings ; et malgré toutes les violations graves des Droits de l'homme qu'il y a eues avec lui, il a beaucoup contribué à remettre sur les rails l'Etat en suscitant le travail.

Aujourd'hui, les infrastructures routières au Ghana, vous ne les retrouverez nulle part ailleurs en Afrique de l'Ouest. Il faut en savoir gré à un NKrumah qui a mis en place un bon système d'éducation. Les internats existent toujours au Ghana avec une bonne université, celle de Lagon. Sans compter la discipline qui est très visible dans ce pays. Mais aujourd'hui, il faut l'encourager à aller de l'avant. Mais on ne peut pas parler du Ghana sans parler du Sénégal. Ce pays, qui avait assuré le leadership africain en matière d'Etat de droit, de démocratie, de Droit de l'homme du temps de Senghor et d'Abdou Diouf. Et il faut dire que si cette démocratie s'est bien développée, il y a également la contribution inestimable du président Wade. Donc on ne comprend pas aujourd'hui la régression du Sénégal. Ce pays doit se ressaisir et procéder à un examen de conscience pour reprendre son rôle de leadership. C'est important. Parce que quand le Sénégal se met à sortir des rails, tout le monde se relâche. Nous lançons vraiment un appel au président Wade pour qu'une espèce d'électrochoc puisse avoir lieu. Cela pour que tous les démons que les Sénégalais craignent aujourd'hui au plus profond d'eux-mêmes soient définitivement balayés.

Comment interprétez-vous les reproches qui lui sont faites d’appuyer le chef de la junte guinénne, le capitaine Dadis Camara ?

Alioune Tine : Il y a un paradoxe chez le président Wade, car il est un des doyens parmi les chefs d'Etat et à la tête d'un pays qui a une voix forte au plan diplomatique sur le continent et plus précisément en Afrique de l'Ouest. Donc sa voix compte beaucoup. Il ne doit pas la prêter à des dictateurs, encore moins dire que tel dictateur a raison, de même qu'un militaire qui a fait un coup d'Etat. Et cette image qu’on lui colle de souteneur d’auteurs coups d'Etat qui exercent des dictatures commence à prendre de l'ampleur dans l'opinion. Il y a une aspiration forte au changement en Guinée. Tous les éléments issus des populations de ce pays, des partis politiques, des syndicats, de la société civile, que nous avons rencontrés, se mobilisent pour qu'il y ait une réelle démocratie en Guinée, avec un Etat de droit et la transparence dans la gestion. Et je vous répète qu'elle est incroyable cette mobilisation. Donc je ne pense pas aujourd'hui que les Guinéens puissent permettre à un quelconque dictateur d'aller à l'encontre de ce choix.

Wade est condamné à faire avec cette aspiration fondamentale à la démocratie. Qu'il soit net et clair dans ses positions et qu'il se démarque de tout projet du capitaine Dadis Camara consistant à s'éterniser au pouvoir. Je pense qu'il est immoral de faire un coup d'Etat et de le légitimer par des élections. Il y a eu le mauvais exemple de la Mauritanie qui est là et qui est un pis aller. Et ce n'est pas un exemple à suivre.

* Alioune Tine est président de la Rencontre Africaine des Droits de l’Homme. Cet entretien réalisé par Aziz Agne est paru dans le quotidien sénégalais Wal Fadjri

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