Les drames de l’Afrique au fond d’une bouteille
Dieu a donné dites vous (1) ? Quelle ironie d’appeler d’un nom aussi faste un personnage dont l’existence, dès le départ, n’a été jonchée que d’amères déceptions et de cruelles injustices et dont les motifs de réjouissance ne proviennent que du faux sentiment d’exaltation que procure un esprit embrumé par l’alcool. Pour autant, point de confusion dans le propos de ce disciple de Bacchus lorsqu’il s’agit de débattre de la dramatique situation qui est la sienne, encore moins quand il est question de discuter les tares générées par le colonialisme dans son pays d’origine, ce foyer de tension au nom significatif de Warzone (zone de guerre).
En effet, jamais sa lucidité n’a été aussi évidente qu’en ces moments où, lancé dans le récit pathétique de son infortunée existence, il égrène au fil des bouteilles de bière qu’il descend avec une rare régularité devant un auditoire conquis par ses talents de narrateur, l’interminable chapelet des malheurs qui accablent son continent.
Dans l’univers glauque et sordide où évoluent ses personnages, l’auteur semble vouloir nous dire que l’ébriété n’est pas toujours le moment de dégénérescence mentale que l’on pense mais aussi, pour le cas d’espèce, un état d’intense activité cérébrale.
Aucun autre comme Dieudonné en effet, pas même cet étudiant de ses amis au nom pourtant si prometteur : Dieumerci, encore moins les Toubaaby, ces illustres académiciens qui lui servent de patrons, ne justifie d’une lecture aussi pertinente des enjeux géostratégiques qui ont conduit à l’embrasement du continent africain au lendemain des indépendances. C’est par sa bouche d’ivrogne que l’auteur choisit de décrier les abus perpétrés par le système colonial ainsi que les exactions de la bourgeoisie consumériste locale qui les aggravent.
Dans un débit de boisson, lieu réputé être le temple de la débauche, l’auteur déroule son discours satyrique sur la famine, le déficit de démocratie, les maladies épidémiques endémiques et pandémiques, la toxicomanie, la dépravation morale, l’économie extravertie, l’inflation et la dévaluation bref, tous ces maux qui rongent l’Afrique contemporaine et dont l’objet est traditionnellement réservé aux cadre des amphithéâtres ou à d’autres cercles intellectuels.
Si chez tout autre auteur cette approche aurait pu donner l’impression d’une certaine incohérence, il n’en est rien chez l’auteur de A Nose for money dont le moyen d’expression par excellence semble définitivement être le paradoxe, mieux le sarcasme. Assurément, les habitués de sa plume mordante ne manqueront pas de reconnaître dans ce roman, un tantinet tragi-comique, la même pointe de cynisme qui chez les classiques s’exprimait en ces termes très particuliers : ‘‘ Je me presse d’en rire, de peur d’avoir à en pleurer’’.
Et de rire, il est abondamment question dans ce roman. Est-il une situation dramatique ? La tragique condition d’immigré du héros par exemple et le pénible récit de son odyssée dans son pays d’accueil, lui-même au bord du gouffre ? L’auteur choisit d’en référer à travers des expressions très colorées où l’humour se le dispute au tragique. Voudrait- il dénoncer la prévarication, la corruption, la délation et la violation des droits ? La dérision, une fois de plus, lui sert de vecteur.
Aussi les fonctionnaires véreux sont-ils affublés de noms à la signification très révélatrice. Tchopngomna (pilleur de fonds publics) ‘bonbon alcoolisé’’ ‘moni man tchop fine ting’ en sont quelques échantillons non exhaustifs. Les leaders dictatoriaux sont appelés par des attributs très significatifs tel que ‘’ President Longstay’’ (Président au règne interminable). Quant à l’égoïsme, la luxure, l’individualisme, comportements qui caractérisent bon nombre de ses personnages, la façon cocasse par laquelle ils sont stigmatisés vaut bien la meilleure des caricatures. Aussi, le refus de maternité de Mme Toubaaby frise-t-il le comique à côté de l’attachement dont elle fait paradoxalement preuve pour sa portée de chatons.
Que dire alors de l’attitude de Madame Mohammed, cette intellectuelle, compatriote du héros qui pousse le ridicule dans le comportement au point de confier à un homme le soin de son linge intime ? Assurément, avec elle, l’aliénation culturelle de l’intelligentsia africaine a atteint la côte d’alerte. Il n’y a plus qu’à espérer que l’esprit de probité, le sens élevé des valeurs sociales traditionnelles manifestés par Dieumerci, ce modèle de la jeunesse africaine positive, soient suffisamment porteurs pour maintenir à flot ce qui reste de l’identité de la culture africaine. Heureusement, on peut on peut compter sur l’auteur ou plutôt sur Precious, ce prototype de la femme africaine authentique, pour veiller au grain.
Enfin de compte, par delà le style désopilant du roman, c’est le drame de tout un continent spolié de son devenir par les avatars de son passé qui est dépeint à travers ces cent soixante quatre pages de notes très spirituelles. Face à la familiarité des cas de figures qui y sont traités, on a envie de dire : ‘’ il était temps’’. Il était temps, à l’égard du drame de l’Afrique contemporaine, de sortir des approches globalisantes et par trop intellectualistes qui en atténuent parfois l’ampleur du traumatisme, pour aborder les faits à l’empan des destinées individuelles. Car au vrai, c’est à travers l’expérience des petites gens, ces milliers de Dieudonné, représentants de la pléthore des damnés anonymes et méconnus des champs de guerre dans le Tiers monde que l’espoir sera communiqué à tout un continent ou ne sera pas.
1 - "The travail of Dieudonné", Francis B. Nyamnjoh, E.A.E.P. Nairobi, Kenya, 2008
* Veuillez envoyer vos commentaires à ou commentez en ligne sur