Cheikh Tidiane Dièye : «La souveraineté alimentaire doit primer sur le commerce»

http://www.pambazuka.org/images/fr/articles/55/47993man.jpg L’agriculture en Afrique est en faillite. Elle n’arrive plus à nourrir les populations qui dépendent aujourd’hui des exportations alimentaires pour leur survie. Les émeutes de la faim qui ont secoué ces derniers temps plusieurs pays du continent en constituent la preuve la plus évidente. Si l’Afrique est incapable d’assurer sa souveraineté alimentaire, ce n’est point qu’elle manque de ressources pour relever ce défi. Les terres agricoles sont encore peu exploitées, l’eau est disponible à profusion et les bras valides pour remuer les sols sont là. La dépendance alimentaire dans laquelle se trouve le continent est tout simplement due aux chaînes des politiques néolibérales qui l’entravent.

Les puissances du Nord, qui détiennent le cordon de la bourse, interdisent aux Etats pauvres d’investir dans l’agriculture, sous le prétexte que leurs produits ne sont pas compétitifs sur le marché. En vérité, c’est pour maintenir les Africains et, de façon générale, tous les peuples déshérités du Sud dans une situation de dépendance alimentaire permanente. Or, les analystes économiques ont démontré qu’aucun n’a peuple, dans l’histoire de l’humanité, ne s’est développé avec la faim. Pour que l’Afrique amorce son véritable développement, il faut qu’elle assure sa souveraineté alimentaire. Mais les conditions permettant d’y accéder ne seront réunies qu’après avoir fait sauter les verrous posés par les puissances du Nord, à travers l’organisation mondiale du Commerce (Omc), pour contrôler l’agriculture mondiale.

Cette question de souveraineté alimentaire a été débattue, le 21 avril, par des organisations de la société civile actives dans l’agriculture (Le Roppa et Enda Tiers monde), à l’occasion de la Cnuced XII dont les travaux ont débuté le 20 avril 2008, à Accra, la capitale ghanéenne.

A l’issue des échanges, l’annonce d’une nouvelle initiative mondiale permettant à l’Afrique d’accéder à la souveraineté alimentaire a été faite. Portée par Enda Tiers monde et le Roppa, cette initiative qui partira de l’Afrique de l’Ouest –comme la bataille engagée pour le coton- vise à modifier les règles du commerce mondial de l’Omc dans le secteur de l’agriculture. Coordinateur du Programme Commerce à Enda Syspro, Cheikh Tidiane Dièye parle de ce nouveau chantier qui va mobiliser, pour les années à venir, la société civile mondiale et les gouvernements des pays en voie de développement, selon lui.
Entretien

Une nouvelle initiative se prépare, dont l’objectif est de créer les conditions pour l’accession de l’Afrique et les autres continents déshérités à la souveraineté alimentaire. Qu’est-ce qui a suscité la mise en marche d’une telle initiative ?

Cheikh Tidiane Dièye : Différents éléments nous ont motivés à mettre en place cette nouvelle initiative qui est une démarche nouvelle par rapport à tout ce qu’on a connu jusqu’ici et elle s’appuie sur un certain nombre de conditions. La première, c’est que le constat est évident que les règles du commerce mondial sont injustes. Ce sont des règles inéquitables et la plupart d’entre elles sont dépassées. Et Pascal Lamy, lui-même, l’a reconnu à cette conférence de la Cnuced, en disant que les règles du commerce mondial, telles qu’elles fonctionnent, ne sont pas favorables aux pays en développement.

Deuxième élément, c’est qu’aujourd’hui beaucoup d’acteurs qui appartiennent à cette mouvance libérale – donc qui sont des acteurs importants du système mondial libéral - ont démontré que le système tel qu’il est configuré reste favorable au pays développés et laisse très peu de place aux pays en développement, en particulier aux pays les moins avancés, Je vais citer, entre autres, Joseph Stiglitz qui, dans son dernier livre, a montré comment le système agricole aujourd’hui et les règles du commerce en matière d’agriculture faussent l’objectivité des échanges, comment ça profite aux multinationales et aux pays développés, et comment ça affaiblit les agricultures des pays en développement.

Le troisième est dernier élément, c’est le cas concret qu’on observe tous les jours sur le terrain. La crise de l’agriculture se vit, ce n’est pas une culture qu’on professe. Elle se vit au quotidien au Cameroun, elle se vit au quotidien au Sénégal, au Burkina Faso, au Niger, au Mali. Vous avez aujourd’hui des émeutes dans toutes ces capitales qui sont liées à la crise de cette agriculture qui ne nourrit plus les populations. Nous nous sommes posés la question de savoir pourquoi. Nous avons remonté aux mécanismes d’élaboration des règles pour nous dire : si le jeu n’est pas équitable, il faut alors changer les règles du jeu. Cette initiative a pour objectif justement de retourner là où les règles du jeu sont élaborées pour les changer à la racine. C’est cela la base de l’initiative.

Votre nouvelle initiative s’inscrit dans le sillage de la bataille du coton autour duquel il y a eu une grande mobilisation en Afrique ces dernières années. Peut-on savoir à quel niveau se trouvent aujourd’hui les négociations sur ce coton ?

Si nous parlons, à cette session de la XII Cnuced, de souveraineté alimentaire, ce n’est point parce que nous avons laissé tomber le coton. Vous savez que la mobilisation sur le coton est parti de l’Afrique de l’Ouest ; c’est un produit important qui nourrit beaucoup de populations dans cette région du monde. Et comme le système commercial multilatéral était plus ou moins inéquitable par rapport à la question du coton, nous avons levé cette initiative au niveau sous régional pour la porter au niveau international, avec un degré de visibilité jamais atteint par aucun autre produit.

Nous comptons avec cette nouvelle initiative sur la souveraineté alimentaire prendre la même démarche que ce qui a été fait sur le coton, c'est-à-dire travailler au niveau local, remonter une sorte de force de propositions populaires, paysannes, pour la faire porter par les Etats qui en feront des propositions de négociation. Mais il est évident qu’aujourd’hui la question de coton, malgré le fait qu’il a connu une grande de popularité, n’avance au niveau du système commercial multilatéral. On s’est dit qu’on va utiliser cet exemple, mais pour la souveraineté alimentaire on va moderniser, intégrer des nouvelles stratégies, pour avoir un impact un beaucoup plus important sur cette question là.

Quelles vont être ces stratégies pour éviter de se retrouver dans une situation de blocage comme pour le cas du coton ?

La première partie de cette démarche, c’est ce que nous sommes en train de faire, c’est déjà de la populariser, expliquer l’initiative et essayer de fédérer toutes les forces, toutes les propositions et toutes les autres alliances, parce que vous savez que la question de la souveraineté alimentaire n’est pas nouvelle. Il y a eu des initiatives un peu partout dans le monde. L’idée pour nous est d’agir à un premier niveau pour fédérer ces initiatives internationales autour de notre nouvelle démarche. Une fois que nous l’avons, nous allons travailler sur le contenu de la proposition. Le contenu de la proposition, c’est d’identifier dans les règles de l’Omc toutes les parties qui faussent aujourd’hui les échanges.

Une fois que nous les aurons identifiées, nous travaillerons à mettre en place de nouvelles propositions de règles élaborées par des experts juridiques et des acteurs du terrain, que nous soumettrons à l’Omc.

Réfléchissez-vous à des synergies qui pourraient se faire autour de cette initiative ?

En tant que société civile, Enda, le Roppa et toutes les autres organisations qui s’intéressent à cette initiative, nous allons constituer une force de mobilisation populaire, qui va appuyer politiquement les Etats qui auront porté l’initiative. Et à l’Omc, il ne s’agit pas seulement de la faire porter par des Etats de l’Afrique de l’Ouest ; il faut bâtir une alliance internationale avec le G33 qui est un groupe qui travaille sur les questions de produits spéciaux et les mesures de sauvegarde, avec le G90 qui réunit les pays en développement (le groupe africain, les Acp et les Pma) et de manière générale avec l’ensemble des pays en développement qui ont aussi un intérêt évident dans la question de souveraineté alimentaire. Nous comptons attaquer l’Omc avec une nouvelle force politique et stratégique pour faire basculer les rapports de force afin que les règles actuelles prennent effectivement compte de la question de la souveraineté alimentaire.

Est-ce seulement l’Omc qui est au centre de cette crise ?

Non, nous entendons initier aussi cette démarche contre d’autres institutions, en particulier des Nations Unies. Vous savez qu’aujourd’hui, la Cnuced est en train d’être affaiblie, d’être dessaisie, par le système capitaliste et financier international, qui voudrait avoir les coudées franches pour pouvoir opérer en toute impunité. Or, c’est la Cnuced qui agit au niveau des pays en développement pour les aider en matière d’analyse, en matière de propositions. Nous voulons également au niveau de l’Onu, en particulier de la Cnuced, opérer le même rapport de force favorable aux pays en développement pour qu’un nouveau système de hiérarchie des normes soit bâti au niveau international et que les questions de droit à l’alimentation soient supérieures aux questions de commerce. Il faut qu’en matière juridictionnelle et de façon contraignante, les questions de droit à l’alimentation soient inscrites dans le système des échanges internationaux.

Quelles sont les chances d’aboutissement de l’initiative quand on sait l’impasse dans lequel se trouve le coton aujourd’hui du fait du refus de l’Omc de modifier les règles ?

Il y a plusieurs éléments. C’est vrai que le coton est un produit important pour les pays africains, en particulier de l’Afrique de l’Ouest. Mais il ne faut pas perdre de vue que cette question de souveraineté alimentaire est une initiative globale. Ce n’est pas une initiative seulement ouest africaine même si elle est née dans cette région. Elle a pour vocation de se propager à l’ensemble des pays membres de l’Omc. Evidemment, il faudrait qu’un seul groupe ou un seul ensemble de pays la porte au départ, et ce sera, nous l’espérons, l’Afrique de l’Ouest.

* Ousseini Issa est un journaliste nigérien, correspondant de l'institut Panos Afrique de l'Ouest
correspondant de l'Institut Panos Afrique de l'Ouest

* Veuillez envoyer vos commentaires à ou commentez en ligne sur www.pambazuka.org