L'Afrique du Sud et le Darfour : Les raisons d’un soutien à Khartoum

Abdelbagi Jibril, directeur du Centre de secours et de documentation sur le Darfur (Darfur Relief and Documentation Centre), fait la comparaison des rapports économiques et commerciaux de l'Afrique du Sud avec la Chine et les Etats du Golfe arabe. Une position dont découle sa défense du régime de Khartoum et son indifférence face à la tragédie des gens du Darfur. Ce qui, conclut-il, est l'équivalent du génocide des Africains.

Le gouvernement sud-africain joue un rôle de plus en plus important dans les affaires politiques et économiques du continent africain. Le rôle politique croissant de l'Afrique du Sud est directement lié à sa puissance économique. Son économie compte pour à peu près 45 pour cent du PIB de l'Afrique, ce qui équivaut à trois fois la taille de la deuxième économie la plus forte de l'Afrique (l'Egypte).

L'intérêt et l'Importance économiques de l'Afrique du Sud constituent la force motrice de ses positions politiques sur certaines des situations cruciales auxquelles l'Afrique fait face aujourd'hui, y compris le Darfur.

Au sein de l'Union Africaine (UA), l'Afrique du Sud est membre de l'influent Conseil de Paix et de Sécurité, où des mesures vitales qui affectent la paix et la sécurité en Afrique sont débattues et mises en application. Au niveau international, l'Afrique du Sud est actuellement membre du Conseil de sécurité des Nations Unies et du Conseil de l'ONU chargé des Droits de l'homme.

L'Afrique du Sud et le Soudan, le Sud du Soudan
L'Afrique du Sud a développé des rapports spéciaux avec le Soudan, spécialement après la signature de l'Accord Inclusif de Paix (CPA en sigle anglais) en janvier 2005. Les deux pays coopèrent dans divers domaines économiques et commerciaux. Ils ont une coopération croissante dans le secteur de l'énergie, de même que dans les domaines de la sécurité et de l'armée.

Immédiatement après la signature du CPA, l'Afrique du Sud a décidé de créer une mission diplomatique au Soudan, qui a ouvert ses portes aussitôt après. Le président Thabo Mbeki était le seul chef d'Etat africain en dehors de l'Autorité Intergouvernementale sur le développement (IGAD) à participer à toutes les séances de clôture des phases importantes des négociations politiques entre le Mouvement et l'Armée de libération du peuple du Soudan (SPLM/A en sigle anglaise) et Khartoum, qui se sont terminées à Nairobi par la signature du CPA le 9 janvier 2005. Il était également parmi les quelques chefs d'Etats africains à participer au couronnement du feu Dr John Garang en tant que premier Vice-Président du Soudan en juillet 2005.

Après la défaite de l'apartheid et la création d'une nation démocratique en 1994, le gouvernement de l'ANC a pris une décision stratégique de soutenir les gens du Sud du Soudan et l'organisation qui les représente, à savoir la SPLM/A. Un certain nombre de cadres de la SPLM/A ont reçu leur formation et leur éducation en Afrique du Sud. La coopération dans ce domaine se poursuit à travers le Centre d'Etudes en Renaissance Africaine basé à Pretoria à University of South Africa (Université d'Afrique du Sud). Un contingent non-négligeable de chercheurs et d'étudiants originaires du Sud du Soudan poursuivent actuellement leurs études dans des université sud-africaines.

A la suite de l'augmentation de la production de quantités commercialement viables de pétrole brut soudanais et de la création d'un Gouvernement autonome du Sud du Soudan, les rapports entre les deux pays se sont davantage renforcés et consolidés. La lutte des gens du Sud du Soudan pour la justice et l'égalité fut la pierre angulaire de l'Intérêt de l'Afrique du Sud.

Il a été constaté que certains supporters de la SPLM/A, spécialement ceux qui ont participé aux Pourparlers de paix inter-soudanais sur le Darfur, nourrissent une haine peu commune envers les mouvements d'insurgés et les gens du Darfur. Ces cadres ont rejeté avec agressivité les réclamations des gens du Darfur portant sur le partage proportionnel de la vie économique et politique du pays, soutenant que de telles réclamations affecteraient le CPA. Certains d'entre eux prétendent même que les gens du Darfur ont cautionné la destruction de leur région afin de saboter l'accord de paix.

Depuis lors, certains éléments de la SPLM/A ont lancé une sinistre campagne contre les réclamations de justice et d'égalité des Darfuriens. Cette campagne a atteint beaucoup de parties de l'est, de l'ouest et du sud de l'Afrique.

L'Afrique du Sud et la Chine

L'Afrique du Sud a des liens commerciaux et économiques forts avec la Chine. Il y a des affinités politiques et idéologiques, héritées de l'ère de la révolution des Noirs de l'Afrique du Sud contre le régime oppressif de l'apartheid. Ces rapports ont créé une dynamique compliquée, spécialement au niveau des forums internationaux de prise de décisions. Tant la Chine que l'Afrique du Sud sont actuellement membres du Conseil de sécurité de l'ONU et du Conseil de l'ONU chargé des Droits de l'homme. Au niveau international, l'Afrique du Sud et la Chine assument des postes semblables sur certaines questions dans les domaines de la paix, de la sécurité et des droits humains à l'échelle Internationale, en particulier sur la situation au Darfur.

L'Afrique du Sud et les Etats du Golfe arabe

L'Afrique du Sud a des rapports commerciaux et économiques forts avec les pays du Golfe arabe. De fait, la région du Golfe est en train de devenir une importante zone commerciale et elle tient un grand potentiel pour l'Afrique du Sud, non seulement en tant que marché d'exportations et source d'énergie, mais aussi en tant que source stratégique d'Investissement direct étranger.

Au cours des quelques dernières années, les Etats du Golfe arabe riches en pétrole ont investi des milliards de dollars américains à partir des revenus supplémentaires du pétrole en bien immobiliers, en investissement en termes de propriété privée, en développement de l'infrastructure, en tourisme et dans d'autres affaires associées en Afrique du Sud.

Le Soudan représente un domaine spécial d'intérêt géopolitique pour les Etats du Golfe. La protection du gouvernement arabe du général El Bashir est l'un des facteurs principaux qui regroupent tous les membres des Etats de la Ligue arabe dans leur soutien de Khartoum. D'autre part, il est clair que la plupart des Etats en Afrique sub-saharienne n'ont pas encore compris l'ensemble des ramifications qui se trouvent dans la crise au Darfur, qui est en grande partie motivée par la visée de conquérir le territoire qui revenait à des tribus africaines autochtones.

L'Afrique du Sud et le Darfur

La position du gouvernement de l'Arique du Sud vis-à-vis de la situation au Darfur est caractérisée par l'indifférence devant la souffrance des victimes de cette tragédie humaine. Bien que l'Afrique du Sud ait participé à la Mission de l'UA au Soudan (MUAS), et qu'elle ait envoyé un certain nombre de soldats et de policiers au Darfur, l'efficacité de sa contribution reste disproportionnée par rapport au rôle de leadership politique qu'elle poursuit activement en ce qui concerne la situation darfurienne.

Sur un total de 6.171 de troupes autorisées et un personnel de la police comptant 1 560 personnes, l'Afrique du Sud a donné une contribution de 600 individus. Récemment, on a constaté que le gouvernement de l'Afrique du Sud soutient de plus en plus le gouvernement de Khartoum dans sa façon de gérer le dossier du Darfur.

L'Afrique du Sud continue de se servir de son statut de membre du Conseil de Paix et de Sécurité de l'UA pour soutenir la position assumée par le Soudan et ses alliés de l'Afrique du nord et de l'est au sein des institutions de l'UA. Au niveau international, le pays suit une politique semblable. Pas moins de douze occasions ont servi à l'Afrique du Sud d’user de son statut de membre du Conseil de sécurité de l'ONU et du Conseil de l'ONU chargé des Droits de l'homme pour s'opposer et diluer les projets et les résolutions qui auraient pu aider à fournir aux victimes du conflit armé au Darfur la protection et le secours nécessaires.

Quelques exemples illustrent cette position dure de l'Afrique du Sud sur le Darfur.

Le 12 juillet 2007, trois membres du Conseil de sécurité de l'ONU, la Grande Bretagne, la France et le Ghana, ont soumis un projet de résolution pour examen et action par les autres membres du conseil. A cause de la gravité de la situation sur terrain, la résolution fut étudiée sous le Chapitre VII de la Charte de l'ONU. Le texte du projet approuvait la force 'hybride' Union africaine-Nations Unies. Bien que le texte eût été préparé de manière raisonable, il fut confronté à une forte opposition de la part de certains membres du Conseil, en particulier la Chine et l'Afrique du Sud qui étaient à la tête.

L'ambassadeur de l'Afrique du Sud aux Nations Unies à New York, Dumisani Kumalo, caractérisa le projet de résolution de 'totalement inacceptable'. Il accusa en outre les promoteurs, y compris le Ghana, de 'jeter tout dans l'évier de la cuisine'. Il appuya fortement la position du gouvernement soudanais, selon laquelle la résolution devrait être 'plus amicale envers le Soudan'; et qu'elle devrait enlever 'les questions non pertinentes' et 'étrangères', comme la menace d''autres mesures', qui signifient en général des sanctions.

L'Ambassadeur Kumalo a constamment soutenu cette position. En mars 2007, quand il était président du Conseil de sécurité, il a dit que 'l'ONU ne peut envoyer des troupes au Darfur sans la permission du gouvernement soudanais… [l'] ONU ne peut pas donner l'ordre aux Marines d'entrer dans un pays'. Cette assertion n'est pas pertinente et c'est une distraction par rapport à la force de maintien de la paix de l'ONU de penser que l'on prendrait des Marines américaines.
L'ironie est que le gouvernement de l'Afrique du Sud semble aveuglément donner son appui à Khartoum. Le 17 juin 2007, lors d’une conférence de presse accordée par la délégation du Conseil de sécurité de l'ONU à l'issue d'une réunion à Khartoum avec le président du Soudan, l'ambassadeur Kumalo a déclaré : 'Je peux vous dire que le ministre des Affaires étrangères nous a dit sans ambiguité que le gouvernement soudanais a accepté l'opération de la force hybride sans poser aucune condition. Le président lui-même nous a juste confirmé la même chose'.

En effet, le président soudanais n'a pas manqué l'opportunité de déclarer qu’'…aucun soldat de l'Europe occidentale ne touchera le sol soudanais', ce qui sous-tend la déclaration de Kumalo.

A la réunion de Haut Niveau tenue à New York, le Soudan, soutenu par l'Afrique du Sud et les autres membres de l'UA, s'est formellement opposé au déploiement au Darfur de contingents d'infanterie en provenance de l'Uruguay et de la Thailande. Ils ont également rejeté le déploiement d'une unité d'ingénieurs militaires en provenance du Norvège. Ces objections sont des violations claires de l'Accord conjoint UA-ONU sur une présence militaire hybride ONU-UA au Darfur. Elles ignorent complètement la lettre et l'esprit de la Résolution 1769 (2007) du Conseil de sécurité de l'ONU qui a autorisé l'Opération Hybride ONU-UA au Darfur (UNAMID).

A la cinquième session du Conseil de l'ONU chargé des Droits de l'homme à Genève, du 12 au 30 mars 2007, beaucoup d'activistes de droits humains furent choqués lorsque la délégation sud-africaine a fermement soutenu le gouvernement soudanais. Avec l'Algérie, Ils ont endossé une texte faible de résolution qui louait la politique militariste du Soudan au Darfur. Ceci est arrivé en dépit de l'opinion presque unanime parmi les délégués en provenance de l'Afrique sub-saharienne, y compris les pays de la SADC, selon laquelle ils ne pouvaient plus accorder un soutien inconditionnel au gouvernement du Soudan compte tenu de ses crimes au Darfur. Quand leurs efforts ont échoué, la délégation de l'Afrique du Sud s'est servie de toutes sortes de tactiques pour diluer la résolution, introduite par l'UE, sur la situation au Soudan.

La position du gouvernement de l'ANC en Afrique du Sud vis-à-vis de la situation au Darfur est décevante. Accorder un soutien politique et diplomatique inconditionnel au gouvernement du Soudan revient à une certaine complicité. En outre, les efforts du gouvernement de l'Afrique du Sud pour faire avorter les vigoureux plans régionaux et Internationaux de protection de la population civile qui est sans défense est une trahison des iIdéaux de justice, de dignité humaine, d'égalité, de liberté et de cohabitation pacifique, pour lesquels les masses sud-africaines ont mené une rébellion héroïque contre le régime raciste de l'apartheid.

A cause d'une telle histoire glorieuse, la position du gouvernement de l'ANC en Afrique du Sud, en soutien des crimes que le gouvernement soudanais continue de commettre au Darfur, perturbe les victimes de cette tragédie plus que les positions de la Chine, de l'Egypte, de l'Algérie, de la Russie et des autres amis du Soudan. Les observateurs extérieurs pourraient aussi facilement remarquer que si les Africains eux-mêmes ne soutiennent pas les victimes africaines de la tragédie du Darfur, pourquoi le reste du monde devrait-il s'en préoccuper?

En 2010, l'Afrique du Sud doit accueillir la Coupe du monde de football. Cet important événement va focaliser l'attention du monde sur l'Afrique du Sud, en tant que destination privilégiée en matière de tourisme, de commerce et d'investissement. Le fait d'accueillir ce tournois prestigieux devrait placer une certaine responsabilité morale sur la nation hôte en ce qui concerne les valeurs de solidarité, d'amitié, de paix, de justice et de dignité humaine.

Ce que nous voyons dans la politique de l'Afrique du Sud à l'égard du Darfur est l'antithèse de ces hautes valeurs morales. Elle devrait être rejeté par toutes les personnes éprises de paix. Le monde devrait savoir qu'en protégeant le gouvernement du Soudan concernant le Darfur, l'Afrique du Sud a entaché ses mains. Elle soutient un régime assassin qui poursuit activement une politique d'imposer des conditions de vie qui conduiront finalement à la destruction, en tout ou en partie, d'un groupe spécifique de gens à cause de leur passé ethnique ou tribal. Le Darfur est l’équivalent du génocide des Africains.

* Abdelbagi Jibril est directeur exécutif de Darfur Relief and Documentation Centre (Centre de Secours et de Documentation pour le Darfur).

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