La dynamique politique de la crise de Darfur

On estime qu’au moins 200.000 personnes sont mortes depuis le début en 2003 du conflit de Darfur entre les forces gouvernementales, les milices alliées et les rebelles qui cherchent l’autonomie. Les agents des services humanitaires ont également été attaqués, et leurs véhicules et équipement de communication volés. Eva Dadrian écrit que la paix doit être restaurée à Darfur afin que l’aide internationale de développement soit efficace.

A travers la crise de Darfur, le Soudan a nié les accusations, accusé tout le monde sauf les milices pro-gouvernementales Janjaweed, essayé de temporiser, pris des engagements et fait des promesses mais n’a jamais délivré. Il est même parvenu à éviter l’intervention de l’ONU. Darfur entre dans sa quatrième année de conflit et de bouleversements et il n’y a plus d’excuses supplémentaires à faire, indiquent les observateurs.

En dépit des appels à l’action de la part des Nations Unies, des agences humanitaires et des organisations de défense des droits humains, les Africains se sont opposés, de manière consistante, à toute action qui constituerait une critique à l’endroit du gouvernement soudanais, au nom de la solidarité africaine. Mais la patience semble avoir atteint ses limites même du côté de la complaisante Union Africaine et, il n’y a pas longtemps, le Président Olusegun Obasanjo du Nigeria a signalé le danger de la possibilité d’un génocide dans la région. Maintenant, le Président Omar al Bashir doit avoir désarmé les Janjaweed d’ici la fin de l’année, et accepter une force hybride UA-ONU de maintien de la paix à Darfur ou faire face aux conséquences.

S’adressant à la conférence Afrique – Caraïbes - Pacifique qui s’est tenue récemment à Khartoum, le Président al Bashir a indiqué que la situation à Darfur est « sous contrôle » et que la paix a été restaurée dans la province. En réalité, la situation à Darfur est loin d’être « sous contrôle » comme le prétend l’homme fort soudanais. La rébellion continue et un nouveau groupe a émergé et pris des armes contre Khartoum.

Appartenant , selon les rapports, à des tribus arabes de Darfur, les Troupes des Forces Populaires (TFP) disent qu’elles se battent contre la « marginalisation » de la région. L’on ne sait pas encore si elles joindront leurs forces à celles des groupes rebelles qui n’ont pas signé l’accord de Paix d’Abuja. Cependant, les TPF sont dites avoir fait une déclaration indiquant que « les groupes arabes de Darfur croient que les gens de Darfur se battent pour une cause juste ».

Entretemps, le seul groupe qui n’a pas signé l’accord de Paix d’Abuja avec le gouvernement en mai dernier (l’Armée de Libération du Soudan), a menacé de se retirer du processus si les milices soutenues par Khartoum « continuent d’être armées et d’attaquer les civils. » En plus, de nouveaux combats ont éclaté entre les troupes du gouvernement soudanais et celles du National Redemption Front (NRF, soit le Front National du Salut), un groupe rassemblant les factions rebelles qui n’ont pas signé l’accord de Paix d’Abuja en mai.

Lors de sa séance à Addis-Abeba la semaine dernière, la Commission Conjointe de Cessez-le-feu de l’UA (CCC) a décidé que le désarmement des Janjaweed dans la région de Darfur ravagée par la guerre « soit entamé immédiatement » Cette décision fut prise à la suite d’une évaluation contenue dans un rapport confidentiel présenté à la CCC par le Général Luke Aprezi, Commandant de la force de maintien de la paix de la MUAS (Mission de l’Union Africaine au Soudan).

Le rapport témoigne clairement et sans ambiguïté que les Janjaweed avaient récemment augmenté leurs attaques. Il attire également l’attention de la CCC sur le fait que « la recrudescence des Janjaweed a aussi affecté négativement la situation sécuritaire » Même si Khartoum continue de le nier, le rapport du Général Luke Aprezi indique, « le gouvernement soudanais continue d’armer les Janjaweed. »

Dans le passé en 2004, au plus chaud des hostilités, j’ai écrit que les forces armées soudanaises et d’autres unités par-militaires, c-à-d les Janjaweed soutenus par le gouvernement, ont simultanément ciblé les civils, les accusant prétendument de soutenir la rébellion. Malgré les promesses faites et les engagements pris par le gouvernement, les Janjaweed continuent toujours d’être armés et ciblent toujours les civils. Ne fût-ce que le mois dernier, les Janjaweed étaient de nouveau en action contre les civils. Cette fois-ci les attaques ont eu lieu près des frontières tchadiennes.

Tant l’UA que les Nations-Unies ont confirmé cette récente campagne militaire et indiqué que les milices Janjaweed ont ciblé « les civils et en particulier les enfants. » Plus de 70 civils ont été tués selon les rapports. Les observateurs occidentaux ont également indiqué dans leurs rapports que l’Armée de l’Air soudanaise a aussi été déployée lors de l’offensive et qu’elle a bombardé des villages le long de la frontière avec le Tchad.

Il n’y a pas de circonstances qui puissent justifier les attaques délibérées contre des civils, ou les opérations militaires qui mettent en danger les vies des civils. Ces récentes attaques constituaient des violations graves des droits humains et de la loi sur la guerre, et elles se sont produites en dépit du dernier engagement pris par le gouvernement de démanteler les Janjaweed et de respecter la résolution du Conseil de Sécurité des Nations –Unies qui interdisait les raids de bombardement à Darfur.

Le Président al Bashir a rejeté de manière consistante le déploiement d’une force plus large de maintien de la paix sous l’argument que son gouvernement est capable de maintenir la paix dans la région. Il est allé jusqu’à déclarer que la présence d’une force onusienne quelconque serait comme « une invasion » ou que « l’occident n’est intéressé ni par les droits humains ni par la souffrance des gens de Darfur, mais qu’il cherche à envahir le Soudan uniquement pour piller ses ressources. Les autorités gouvernementales soudanaises ont également donné une mise en garde selon laquelle la province ravagée par la guerre pourrait devenir « un nouveau champ de bataille pour les jihadistes ».

Il n’y a aucun doute que le désarmement dépend de « la volonté politique du gouvernement soudanais », indique Monique Mukaruliza, vice-responsable de la mission de maintien de la paix, mais la pression monte et il semble que même les supporteurs africains du Soudan ont relâché et décliné le jeu diplomatique de Khartoum qui a trop duré.

Ce jeu est presque terminé. Un consensus « informel »semble avoir été atteint par l’UA, la communauté internationale et l’ONU pour faire davantage de pression sur le Soudan.

Pendant que la Commission Conjointe de Cessez-le-feu siégeait à Addis-Abeba, 15 anciens ministres des affaires étrangères ont rédigé une proposition pour Darfur. Publiée dans le journal londonien « Financial Times » (le 18 décembre 2006), la proposition signée entre autres par Joschka Fisher (Allemagne), Ismail Cem (Turquie) Gareth Evans (Australie), Erik Derycke de la Belgique, Lamberto Dini de l’Italie, Bronislaw Geremek de la Pologne, Rosario Green du Mexique, Surin Pitsuwan de la Thailande, Hubert Vedrine de la France et Ana Palacio de l’Espagne, indique qu’un « cessez-le-feu totalement observé et conduisant au règlement politique durable serait la meilleure voie de sauver des vies dans la région ravagée par la guerre. »

Pendant l’intérim, indique la proposition, la communauté internationale devra convaincre le Président al Bashir que ses meilleurs intérêts seraient sauvegardés en permettant à la « force de maintien de paix de l’Union Africaine d’être renforcée par le soutien financier, logistique et autre de la part des Nations –Unies. »

L’option de sanctions, les soi-disant « conséquences » mentionnées par le communiqué de la CCC, est clairement évoquée dans la proposition des ministres des affaires étrangères. Ils sentent que les sanctions forceraient un changement de politique par Khartoum, « En tant qu’anciens diplomates, nous soutenons un tout dernier effort de persuader Khartoum d’accepter la proposition d’une force hybride. Si d’ici la fin de l’année Mr Bashir refuse toujours ou, plus probablement, s’il continue d’accepter un jour et de dire non le jour suivant, il devrait payer le prix dur .»

Ce prix, ou les conséquences, devrait tout d’abord inclure des sanctions multilatérales ciblées [telles que les interdictions de voyage et les gels de biens] visant les dirigeants militaires et civils qui sont responsables de la violence. La deuxième étape devrait consister en mesures qui ciblent le revenu fourni par les ventes de pétrole du Soudan, doublée d’un embargo sur la vente d’équipement à l’industrie pétrolière, et troisièmement, des mesures à prendre en vue de fermer les comptes à l’étranger affiliés au parti majoritaire gouvernemental, y compris les milices.

En plus, la Cour Pénale Internationale devrait entamer ses enquêtes sur ceux qui donnent des ordres ou qui commettent des crimes contre l’humanité à Darfur. Cependant, à moins que ces sanctions ne soient « multilatérales », elles n’auront aucun effet sur le gouvernement soudanais. Des efforts diplomatiques intensifs par l’UA et la communauté internationale sont en cours afin de persuader les alliés africains, arabes et asiatiques du Soudan à aider à faire changer la position du Président al Bashir et à atteindre un accord au profit d’une force « hybride UA –ONU qui doit être envoyée en 2007.

Avant qu’il ne lui fut demandé de quitter le Soudan, en octobre 2006, Jan Egeland, le chef des opérations humanitaires des Nations- Unies, a fait une plaidoirie semblable et lancé un appel aux pays africains, arabes et asiatiques d’inviter le Soudan à accepter une force onusienne de maintien de la paix à Darfur.

La coalition diplomatique élargie Addis-Abeba - Abuja, qui bénéficie du soutien de l’UA, de la Ligue Arabe et du Conseil de Sécurité des Nations-Unies, a recommandé une force hybride qui combinerait le personnel de l’UA avec l’appui financier, logistique et autre de la part des Nations-Unies. Le plan est 1) de renforcer la capacité des observateurs de l’UA, 2) de fournir un soutien logistique accru au contingent africain aguerrie et 3) de voir le déploiement d’une force hybride UA-ONU de maintien de la paix qui n’a pas encore été approuvée par le Soudan.

La pression monte également du côté de la Cour Pénale Internationale (CPI) , d’autant plus que Luis Moreno Ocampo, procureur général de la CPI, a annoncé que son enquête a collecté suffisamment de preuves pour montrer « qui sont les responsables des crimes commis à Darfur » en 2003 et en 2004. C’est pendant cette période que le plus grand nombre de crimes furent commis, par toutes les parties indiquées impliquées dans le conflit. Le procureur général a également demandé au gouvernement soudanais de faciliter une visite par son équipe en janvier 2007 en vue de rassembler l’information sur les 14 arrestations faites par le Gouvernement soudanais.

Cependant, il semble que les gens accusés par le Gouvernement soudanais ne sont pas les mêmes gens sur lesquels la CPI est en train de mener des enquêtes. Conformément au Traité de Rome, le procureur doit d’abord faire une évaluation et voir si le gouvernement travaille ou pas sur le même dossier. Ocampo a déjà demandé au gouvernement soudanais une mise au point sur leurs débats nationaux, en ce qui concerne l’arrestation des 14 personnes par les autorités soudanaises.

En outre, comme le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU se prépare à envoyer à Darfur une équipe de haut niveau constituée d’experts de droits humains, des rapports repris dans les journaux ont cité Mohamed Ali al-Mardhi, ministre soudanais de la justice, en faisant une déclaration selon laquelle il était « prêt à collaborer avec une équipe onusienne devant établir les faits et chargée d’enquêter sur les abus de droits humains dans la région de Darfur ravagée par la guerre. »

Selon Al-Mardhi, « les autorités n’ont rien à cacher » et tous les obstacles seront enlevés afin de « permettre à l’équipe d’experts de mener des enquêtes sur les cas de violation des droits humains dans la région ouest. »
La prise de décisions collégiale est très bonne, et il n’y a aucun doute dans mon esprit qu’en tant qu’Africains, nous devons soutenir la souveraineté africaine et rejeter toute interférence extérieure dans nos propres affaires.

Mais ma question est savoir si au nom de cette même solidarité nous devrions ou pas permettre à nos gouvernements de tuer des Africains et de détruire des communautés entières, amenant des centaines de milliers de gens à quitter leurs foyers et à devenir des réfugiés ou des PDI (Personnes Déplacées de l’Intérieur), étant confrontés à la mort par la faim et à des maladies qui menacent leurs vies ? C’est en effet au nom de leur souveraineté que les gouvernements qui se sont succédés à Khartoum ont proféré des guerres contre leurs propres gens : pour plus de vingt ans au sud du Soudan et maintenant pour presque quatre ans à Darfur.

Les observateurs et les agences d’aide humanitaire continuent de nous rappeler que la résolution 1706 du Conseil de Sécurité fut rédigée sous le chapitre de l’exécution des Nations Unies, et la force onusienne pouvait donc intervenir « sans tenir compte de la volonté du gouvernement soudanais. » Mais ceci n’est pas, et ne peut pas être, l’option préférée.

Le Soudan doit donner son accord pour laisser la force hybride UA-ONU entrer à Darfur où la situation humanitaire se détériore alors que les agences d’aide humanitaire ont annoncé qu’elles ont dû retirer de Darfur et du Tchad 650 membres du personnel suite à des craintes de sécurité. L’évacuation d’agents humanitaires, même si elle est temporelle, signifie l’interruption de fournitures de nourriture et de médicaments à des centaines de milliers de gens.

Certains analystes politiques africains indiquent que la soi-disant « force internationale de maintien de la paix « est l’euphémisme pour l’intervention militaire étrangère qui est destinée à avoir des répercussions désastreuses pour les gens de Darfur et pour le Soudan en général. » Soyons honnêtes et examinons les cinquante dernières années de l’histoire du Soudan. Les seules répercussions désastreuses pour le peuple soudanais sont les politiques centralisées, hégémoniques, dictatoriales, élitistes et non-démocratiques des gouvernements soudanais qui se sont succédés à la direction du pays depuis l’indépendance.

Certains observateurs soupçonnent que le pétrole est la principale « motivation » derrière l’intérêt élevé de la communauté internationale et spécialement du côté de Washington. Pourtant, il n’y a pas de preuves géologiques de l’existence de réserves pétrolières à Darfur. Le monde académique et certains diplomates sont derrière la propagation de tels faux rapports. Si l’on considère la question du pétrole, on peut voir que la Chine, la Malaisie et l’Inde tiennent les droits de concession pour le développement et l’exploration au Sud du Soudan et dans la province de Kordofan.

Pour ma part, j’ai toujours cru que les combats à Darfur ne devraient pas être vus comme une question isolée, mais dans un contexte régional plus large. L’ensemble de la région du Sahel, de la Mauritanie au Soudan, est confrontée à un problème commun : les sécheresses et le sous-développement qui conduisent à des querelles autour des maigres ressources entre les tribus nomades et pastorales, essentiellement arabes et arabisées, et les cultivateurs et fermiers africains non-arabes. Ceci a été la situation depuis les années 1960.

Seule l’assistance pour le développement durable de toute la région du Sahel peut aider à réprimer les affrontements actuels et futurs entre les communautés. Mais avant d’envoyer une aide internationale quelconque pour le développement, la paix doit être restaurée à Darfur.

* Eva Dadrian est une personnalité indépendante de la radio-télévision et analyste en Politique et Risques des Pays pour les médias imprimés et ceux de la radio-télévision.

* Ce texte a déjà paru dans l’édition anglaise de Pambazuka News n° 283. Voir :

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