Quelques questions à propos de la réconciliation nationale en Guinée-Bissau

Waly Ndiaye estime que tout laisse croire que ce dernier est déterminé à mettre une croix sur « les épisodes les plus honteux d’une trajectoire qui fera de ce peuple jadis admiré de tous pour son héroïsme, des citoyens sans assurance, inquiets des lendemains toujours incertains d´un pays constamment surveillé et assisté par la communauté internationale ». Pour ce faire, cet analyste pense qu’il est urgent de promouvoir un environnement favorable au processus de démocratisation et de réconciliation nationale, en facilitant la création d´espaces neutres de discussions, d´échanges d´idées et d´expériences (des émissions radiodiffusées, cycles de conférences publiques, groupes de réflexion, publications, etc.).

Réalité et perceptions de la réalité

De la période électorale qui vient de s´achever on pourra retenir, entre autres choses, qu´elle a pu constituer pour l´observateur averti, une importante opportunité de comprendre la façon dont les populations percevaient généralement les relations inter-ethniques au sein du peuple de Guinée-Bissau.

Très souvent, spéculant sur les intentions de vote dans les différentes localités, ou réfléchissant sur les éventuelles alliances pour un second tour, le citoyen ordinaire n´hésitait pas á invoquer des relations supposées heurtées entre balanta et pépél, une légendaire animosité entre fulah et mandingue, ou encore une certaine complicité entre fulah et manjak. Si certaines croyances ou certains événements qui fondent cette perception populaire remontent loin dans le temps, d´autres parmi ceux-ci, renvoient par contre à l´histoire récente qui semble installer le pays (ou tout au moins une partie du pays) dans une logique de « vendetta » permanente, compromettant ainsi toute chance de développement.

Pour bien comprendre le sens et la profondeur des ruptures au sein du peuple de Guinée-Bissau, il apparaît nécessaire de lire la trajectoire singulière de ce pays comme l´histoire d´une lutte fratricide au sein d´une élite qui bien que d´origines ethniques diverses, avait pu jadis, se retrouver à la fois à l´état major de l´armée, au « comité central » du Parti, et au gouvernement de la nouvelle République.

Au total, de l´assassinat jamais éclairé d´Amilcar Cabral en 1973 (à Conakry) à la « révolte » militaire du 6 octobre 2004 ayant entraîné l’assassinat (encore non élucidé) du Chef d’Etat major Verissimo Seabra Correa, tout se passe comme si la Guinée Bissau avait définitivement choisi de « refouler » (au sens psychanalytique du terme) dans les profondeurs de son inconscient collectif, les épisodes les plus honteux d’une trajectoire qui fera de ce peuple jadis admiré de tous pour son héroïsme, des citoyens sans assurance, inquiets des lendemains toujours incertains d´un pays constamment surveillé et assisté par la communauté internationale.

14 novembre 1980, 17 octobre1986, 17 mars 1993, 07 juin 1998, 20 novembre 2000, 14 septembre 2003 et 06 octobre 2004 sont autant de dates qui semblent avoir marqué durablement la mémoire collective, chacune d´elles correspondant à une convulsion sociale ayant pour le moins fait des victimes, des orphelins et des veuves, fragilisant ainsi les relations entre les différents groupes ethniques, entre différentes fractions au sein de l´armée, entre le peuple et ses dirigeants et son armée; relations que plus d´une dizaines d´années de lutte de libération nationale avait élevées au rang de mythe, malgré le caractère inachevé de la construction de la Nation, ici comme presque partout en Afrique.

En conclusion, une certaine difficulté des élites du PAIGC à se conformer aux nouvelles règles du jeu imposées par l´ouverture démocratique de 1991, le développement de réflexes ethno-identitaires face à la perte de repères, l´inefficacité de la gestion publique et le fréquent recours aux armes et à une armée dont la subordination au pouvoir républicain n´a jamais été totalement acquise a fini de faire de la Guinée-Bissau un pays où la crainte de la vengeance, la peur de la guerre, l´impunité des coupables et la haine des victimes rendent presque impossible toute coopération franche entre les différents acteurs de la vie politique et économique, malgré les compromis autour de l´exercice du pouvoir, issus des compétitions souvent démocratiques.

De la réconciliation nationale en Guinée Bissau : 10 questions

S´il est vrai que le concept de réconciliation doit sans doute son actualité et son succès à certaines expériences telles les fameuses « commissions vérité » (Truth Commissions) en Afrique du Sud, au Chili, au Brésil, à Haïti, etc. Il n´en reste pas moins exact que partout où le processus de réconciliation a été envisagé et réalisé á l´échelle de la société entière, les résultats ont été globalement mitigés, malgré quelques aspects positifs évidents.

En tant que technique qui ambitionne, au-delà de la résolution d´un conflit dans ses dimensions matérielles, la reconstruction durable des relations sociales (donc un but à atteindre), la réconciliation doit être entendue surtout comme un processus de profonde transformation des dynamiques qui au sein d´une société et pour diverses raisons, entretiennent une certaine violence manifeste ou latente, ainsi qu´une certaine crainte et une méfiance qui empêchent toute collaboration fructueuse entre les individus et les groupes qui constituent cette société.

Même si les spécialistes s´accordent généralement sur le fait qu´un processus de réconciliation doit nécessairement comporter les phases successives de la révélation de la vérité , la justice et la réparation, le pardon, la « guérison » et la paix, il demeure que le concept de réconciliation lui-même, doit être compris comme un processus soutenu de communication profonde et sincère, inspiré par et utilisant intelligemment les ressources éthiques et culturelles communes à une société dont on cherche à rétablir entre les membres, la reconnaissance mutuelle, le respect des intérêts divergents et l´assummation des valeurs différentes.

En conséquence, et compte tenu de la nature et de l´intensité des « convulsions » sociales précédemment évoquées ainsi que de leur portée dans la société, il nous apparaît nécessaire d´envisager des réponses aux questions suivantes, lorsqu´il s´agit de la réconciliation en Guinée-Bissau :

1) Qui et qui réconcilier ?
(Le pays a t-il connu une guerre civile ou une dictature ayant entraîné des violations massives des droits de l´homme ?)
2) Qui doit prendre l´initiative d´un tel processus de réconciliation, et quand ? (Initiative endogène des hommes politiques ? De la société civile ? A quel moment ?)
3) Sur quelles ressources humaines un tel processus doit s´appuyer ?
(Facilitateurs extérieurs ? Citoyens éminents et respectés ? Médiateurs traditionnels autochtones ? Autorités religieuses et traditionnelles ?)
4) Dans quels espaces et sous quels modes les concertations entre les parties prenantes doivent être envisagées ?
(Concertations discrètes ? Cérémonies publiques ?)
5) De quoi devrait-on parler ?
(Des événements autour des dates repères ? De tout ?)
6) Comment devrait-on envisager la révélation de la vérité ? (Confessions ? Déballage public?)
7) Que peut signifier la réparation dans ce contexte, et quelle forme prendrait-elle ?
(Indemnisation des victimes ? Reconnaissance de leurs souffrances ? Punir les coupables ?)
8) Qui devrait pardonner à qui ? Pour quels actes ?
(D’Individu à individu ? Individu à groupes ? Groupes à groupe ?)
9) Quels projets « unificateurs » devraient être initiés ?
10) Comment mesurer les résultats et impacts de tels efforts ?

Bien sûr, toute tentative de réponse aux précédentes questions devrait tenir compte non seulement du fait que la Guinée-Bissau n´a pas connu une « guerre civile » au sens propre du terme, ni une phase historiquement marquée par des violations massives des Droits Humains par un pouvoir politique identifiable (toutes choses qui jusqu´ici ont justifié les processus de réconciliation et autres commissions de vérité), mais aussi et surtout, des structures existantes comme la « commission parlementaire pour la réconciliation », et la « commission parlementaire de résolution des conflits ».

Quelle approche de la réconciliation nationale ?

La littérature sur les questions de réconciliation nationale semble unanime sur la nécessité d´une perspective globale, c´est à dire envisager le processus à l´échelle de la société entière. Cependant, en terme d´approche, les propositions semblent se résumer aux deux suivantes : top-down et bottom-up.

Dans le cadre de cette communication, nous voudrions suggérer une approche « en cercles concentriques », ce qui veut dire :
D´abord, il faut considérer que les « fractures » vécues par la société l´ont été à un niveau « central » et à un niveau « périphérique ».
Nous entendons par niveau central celui constitué par l´ensemble des acteurs (encore vivants ou non) ainsi que ceux qui ont directement souffert des événements, en tant que victimes, veufs ou veuves, orphelins et autres.
Le niveau périphérique serait successivement constitué des familles des victimes, de leurs structures d´appartenance (armée, partis politiques, etc.) de leurs familles élargies et de leurs groupes ethniques, puis de la société entière.

De cette analyse découle la proposition d´une démarche simultanée et à un double niveau, une fois que les 10 questions précédentes auront trouvé des réponses satisfaisantes:
- Un ensemble d´activités au sein du « groupe du centre », facilitées surtout par des personnes d´une certaine légitimité, d´une certaine expérience (chefs traditionnels, etc.)
- Un ensemble d´activités aux différents niveaux (cercles) de la périphérie, et qui seraient facilitées par des personnes et des organisations qui en auront les capacités.
Si une telle démarche doit être initiée par une instance englobante légitime telle que l´Etat, il n´en reste pas moins qu´elle doit se fonder sur un consensus au niveau national, et surtout nécessiter aussi bien le renforcement des capacités des acteurs que l´élaboration consensuelle d´un calendrier d´exécution.

Renforcement des capacités : quelle perspective ?

Le renforcement des capacités doit être entendu non seulement dans ses dimensions essentielles, à savoir sa composante purement technique (développement de programmes de formation, etc.) et sa composante développement institutionnel (organisational capacity building), mais aussi dans le sens du renforcement des liens entre organisations et de l’amélioration de l’environnement global dans lequel ces organisations évoluent.

D´autre part, pour la Guinée Bissau et surtout dans une perspective de réconciliation nationale, le renforcement des capacités doit être entendu également comme l’augmentation de la capacité des populations à mieux comprendre et à pouvoir améliorer leur environnement politique, économique et social, à mieux exprimer leurs besoins, s´acquitter de leurs devoirs et exiger leurs droits, mieux s’organiser et prendre des initiatives.

Sous ce double éclairage, il convient d´envisager tout programme de renforcement de capacité dans la perspective de la réconciliation nationale et du développement économique en Guinée Bissau, comme un ensemble d´interventions cohérentes, destinées non seulement à améliorer les savoirs et les savoir-faire des groupes de citoyens bien identifiés dans les différents secteurs d´activités, mais aussi, à rendre l´environnement national global plus favorable à la cohésion sociale et à la participation active de tous à la réalisation de projets économiques capables de dissiper les injustices entre groupes ethniques, catégories socioprofessionnelles et citoyens de sexes différents.

Groupes-cibles et éléments de programmes

La société civile, bien que très politisée et souvent divisée, n’en est pas moins dynamique et capable d’une véritable mobilisation pour les causes majeures. Sa récente participation aux négociations de la charte de transition, sa participation au parlement de transition et, encore plus récemment son implication dans le processus électoral présidentiel constituent autant d´indicateurs de ses potentialités.

Un programme de soutien aux organisations de la société civile devrait être élaboré, dans le sens de la restructuration, celui de la légitimation et d’un repositionnement stratégique dans la perspective de la réconciliation, et d´une plus grande implication dans la réflexion et les processus de politiques publiques.

Les activités de renforcement de capacités, devront se focaliser sur des domaines tels que le leadership, la facilitation, le plaidoyer, la réflexion stratégique.

Cependant, des activités particulières devront être envisagées pour certains segments spécifiques tels que les journalistes et spécialistes de la communication sociale, les leaders traditionnels et certaines personnalités réputées ayant déjà une expérience et une expertise à mettre à la disposition du processus de réconciliation.

- Le secteur public est sans doute celui pour lequel les besoins de renforcement des capacités ont été le plus fréquemment et le plus régulièrement exprimés, aussi bien par les organes de la transition que par les partenaires au développement. Dans ce secteur, le renforcement des capacités concernerait le secteur de la sécurité le pouvoir judiciaire, l´Assemblée Nationale, l´Administration Publique et les institutions locales. Il s´agit d´une plus grande professionnalisation et du développement de capacités de réflexion prospective et de négociation.

- Le secteur privé, dans le contexte général de notre sous-région se caractérise principalement par sa faiblesse financière et son « informalité ». En général, sa méconnaissance de la réglementation, l´insuffisance de ses moyens financiers, son manque d’ouverture au reste du monde, la faiblesse de ses organisations et l’illettrisme de ses membres constituent des limites objectives à son développement. Dans ce secteur, des interventions peuvent être envisagées dans le sens du renforcement des organisations professionnelles, dans celui de l’accès aux marchés extérieurs par l’usage des Nouvelles Technologies de l’information et de la Communication, et dans celui du développement de compétences en management.

Enfin, au niveau global, il est urgent de promouvoir un environnement favorable au processus de démocratisation et de réconciliation nationale, en facilitant la création d´espaces neutres de discussions, d´échanges d´idées et d´expériences (des émissions radiodiffusées, cycles de conférences publiques, groupes de réflexion, publications, etc.)

Références
- Gaillard, Gerald. « La guerre en son contexte : histoire d´une erreur politique.» Soronda (Numero Especial 7 de Junho), Dezembro 2000
- Koudawo, Fafali. “La guerre des mandjua: crise de gouvernance et implosion d´un modèle de résorption de crise.» Soronda (Numero Especial 7 de Junho), Dezembro 2000
- Lerche, Charles O. "Truth Commissions and National Reconciliation: Some Reflections on Theory and Practice." Peace and Conflict Studies 7:1, 2000
- Pankhurst, Donna. "Issues of justice and reconciliation in complex political emergencies: conceptualising reconciliation, justice and peace." Third World Quarterly 20:1, 1999.
- Lederach, JohnPaul. “The little book of Conflict Transformation”. Good Books, 2003

* Waly Ndiaye est Spark Senior Adviser Governance à SNV Netherlands Development Organization, Guinea-Bissau Office. Il peut être joint à cette adresse : [email][email protected]

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