Madagascar : Ethnicité et politique - Des réalités historiques aux problèmes actuels

Le rôle des différentes ethnies à Madagascar dans la vie politique revient de façon récurrente dans les conversations et les discussions concernant la crise actuelle. Pour y voir clair et comprendre la question, il faut remonter dans le passé, note Jean-Pierre Domenichini. Mais aussi, « prendre en compte les effets pervers des nouvelles conditions des deux derniers siècles». Notamment : la fracture religieuse dès le 19e siècle, l’urbanisation au 20e siècle récent et l’opposition Merina/Côtiers de l’époque coloniale.

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J L V

« Ethnie » est un mot impropre

Quand on utilise le mot « ethnie » aujourd’hui à Madagascar, c’est une façon – que l’on voudrait scientifiquement correcte – de traduire le mot « tribu » qui fut utilisé à l’époque coloniale et que l’on utilise encore dans les formulaires de demande de carte d’identité avec le terme caste. Il n’existe pas à Madagascar dix-huit tribus, alors qu’existent bien les douze tribus d’Israël, descendant des douze fils de Jacob ou Israël d’il y a quelque 3.000 ans. A Madagascar, tous les Merina ne descendent pas d’un unique ancêtre qui aurait été Monsieur Ramerina ni tous les Sakalava d’un unique ancêtre qui aurait été Monsieur Rasakalava.

Au 19e siècle, Raombana, qui fut éduqué en Angleterre et qui écrivait en anglais, n’a jamais employé le mot « tribe »[1]. Quand les intellectuels malgaches au 20e siècle voulaient trouver un mot malgache pour « tribu » pour traduire le français administratif, il n’y en avait pas, sauf à prendre le mot « foko » qui désignait au départ un petit groupe de parenté, à le « forpayser » et à lui donner un sens français. A défaut de leur apprendre à parler français, la tentation de beaucoup de missionnaires fut d’amener les Malgaches à parler français en utilisant la langue malgache et donc à changer le sens des mots du lexique malgache. C’est le « novgache » actuel.

Pour de multiples raisons, beaucoup n’acceptent pas le mot « ethnie », notamment parce que étymologiquement demos désigne le peuple de la cité dans la Grèce antique, alors qu’ethnos désigne tout peuple extérieur à la cité et donc étranger. L’ethnie porte toujours le sens de « tribu » et comporte aussi celui de ce qui serait une communauté biologique d’origine – ce qu’était bien la tribu.

Nous le devons d’abord à ce que furent les idées du 19e siècle, à ce que fut son anthropologie physique qui mesurait les crânes à la recherche de la définition des « races humaines », au social-darwinisme qui en dériva et qui pensait que ces « races humaines » avaient des qualités différentes et que leur évolution culturelle s’était achevée, lorsqu’elles avaient épuisé toutes leurs ressources. Ces idées social-darwinistes étaient enseignées dans les institutions théologiques des Eglises et les missionnaires les ont diffusées auprès de leurs fidèles, notamment avec la malédiction des fils de Cham par Noé. Quant au mot « tribu » que l’administration coloniale utilisa, c’était pour elle un moyen de situer les sociétés malgaches dans un passé ancien et primitiviste proche de la sauvagerie – un passé que la chrétienté avait quitté depuis longtemps avec le Nouveau Testament et que la France avait quitté à l’époque de Vercingétorix pour entrer dans la modernité romaine. Si l’on veut utiliser un mot correct, il convient d’employer l’expression « population régionale » utilisée dans le Pacifique, qui n’a pas de telles connotations.

Des populations régionales

Ces populations régionales correspondent à ce que furent autrefois des formations politiques royales ou princières. Il y eut même des Républiques, comme celle de Soanavela en pays antanosy émigré près du pays mahafale, mais ces dernières n’ont pas été reconnues comme des « tribus ». Ces royaumes et ces principautés avaient des superficies variables selon les alliances et les conflits. Elles étaient le résultat de stratégies politiques et n’étaient pas intangibles. Elles pouvaient être créées et tout aussi bien disparaître. On peut illustrer ce fait par quelques exemples.

L’Imerina, dans une région autrefois appelée Ankova, est une création politique attachée à une dynastie côtière auparavant établie à Maroantsetra sur la côte est. Etant montée sur les hautes terres sur les marches de la forêt actuelle, elle s’installa peu à peu sur les hauts plateaux à partir de Fanongoavana. C’est l’une des branches de cette famille qui, à partir de la petite Imerina d’Andriamanelo à Alasora et Imerimanjaka étendit son emprise sur l’Imerina roa toko de Ralambo (Ambohidrabiby), l’Imerina efa-toko d’Andriamasinavalona (Antananarivo) et l’Imerina enin-toko d’Andrianampoinimerina (Ambohimanga et Antananarivo) qui s’était agrandie au sud jusqu’à Ambositra et Fandriana. C’est le président Tsiranana, premier président de la République, qui décida de retrancher ces deux petites régions de l’Imerina pour les intégrer au pays betsileo.

L’unité du pays sakalava repose sur une sorte de confédération familiale. C’est une famille de Maroseraña qui, partant de Benge sur le Fihereña, a créé une série de royaumes jusqu’au nord de Madagascar – les branches cadettes se constituant des territoires au dépens d’anciens royaumes ou d’anciennes principautés. Si l’on parle d’une population sakalava, il faut noter que le groupe dynastique souvent se distingue de l’ensemble de la population en se disant lui-même sakalavabe ou grand-sakalava.

Le pays betsimisaraka sur la côte orientale est la création récente, au 18e siècle, de l’habile politique de Ratsimilaho. Il rassembla de nombreuses petites communautés qui, de longtemps, avaient rejeté l’organisation royale, mais qui, sous une apparence égalitaire, avaient conservé une forme hiérarchique avec ses tompon-tany et maîtres de la terre et ses dépendants. Mais l’unité n’est pas totale. Dans la région d’Antalaha, les anciens Betsimisaraka se nomment maintenant Bisaraka, et – conséquence de la politique nationale – dans la région de Mananara-Avaratra, les élites qui étaient tsimihety à l’époque de Tsiranana, sont redevenues betsimisaraka à l’époque de Ratsiraka et de la IIe République.

Il y a trois siècles, le pays zafimaniry était inclus dans le royaume de Vohitrarivo, le royaume zafirambo le plus septentrional du pays tanala – lequel s’étendait jusqu’au sud d’Ikongo. Il y a deux siècles et demi, ce petit pays était compris dans la principauté d’Andramasina, cité qui se trouve à trente kilomètres à vol d’oiseau d’Antananarivo à la suite du mariage, avec Andriamasinavalona, de Ralaniboahangy, fille aînée d’Andrianonindanitramantany, roi de Vohitrarivo près de l’actuel Tsinjoarivo. Au 20e siècle, cette population forestière est dite tantôt tanala tantôt betsileo. Comme elle a conservé sa tradition de travail du bois qui a été reconnue comme appartenant au patrimoine mondial par l’Unesco – un art que l’on dit « ethnique » dans les pays du Nord –, la population zafimaniry s’individualise dans le monde malgache et, dans l’esprit de notre temps, tend à devenir une « ethnie » ou, disons, une population régionale.

Une unité culturelle fondamentale

S’il y a des cultures régionales, ce sont toutes des formes qui ont évolué à partir de l’ancienne culture austronésienne et qui ont pu localement subir des influences par leurs contacts avec l’extérieur, autrefois dans le contexte de l’Océan Indien, et depuis le 19e siècle, dans celui de la mondialisation.

L’unité linguistique a été préservée. Toutes parlent le malgache, une langue dont le vocabulaire et la grammaire est austronésienne – on a dit aussi malayo-polynésien et encore indonésien –, comme le montrent bien les différentes études des linguistes malgaches. L’intercompréhension demeure entre les différents dialectes. Sur de fausses bases racialistes, des missionnaires avaient envisagé l’existence d’un premier peuplement d’origine africaine et la politique coloniale, toujours défendue par des universitaires étrangers tribalistes, en avait fait la base de la « politique des races » de Gallieni. Le seul article – celui d’Otto Chr. Dahl – qui, par son argumentation linguistique, aurait pu convaincre, prouvait en fait le contraire de ce qu’il pensait avoir prouvé. Quant aux Vazimba et aux Mikea, qui font fantasmer beaucoup de gens, leurs ancêtres à eux aussi viennent de l’Asie du Sud-Est. Les Vazimba ne sont pas une population ; ce sont d’anciens rois ou prince qui, à leur décès, ont bénéficié souvent d’une sépulture aquatique dans un lac où leurs esprits sont censés demeurer. Les Mikea, eux, sont des anarchistes qui ont fui les fanjakana dont ils étaient les sujets et ont choisi de vivre librement dans un milieu forestier.

L’unité des coutumes et des conceptions les plus fondamentales de la culture étaient et restent austronésiennes. On les retrouve toutes en Asie du Sud-Est et l’idée fréquemment exprimée par les anthropologues que « malaise » serait l’Imerina et africaine la « côte », provenait d’une méconnaissance et de l’une et de l’autre, mais aussi, dans l’esprit de l’Empire Français, de l’Asie du Sud-Est. Tout Malgache devrait savoir qu’un phénotype négroïde n’est pas obligatoirement d’origine africaine. Si une minorité africaine est venue à Madagascar, souvent contre son gré, elle s’y est malgachisée, comme les Polonais immigrés en France sont devenus français, à cette différence près que les Polonais ont gardé leurs noms slaves, alors qu’à Madagascar, les descendants des Mozambiques ont pris des noms malgaches. Les rois et l’aristocratie de la thalassocratie du Champa étaient noirs, alors que, comme l’écrivaient les mandarins chinois au 2e siècle de l’ère chrétienne, le peuple čam était « blanc comme nous ». Les études d’ADN des populations noires actuelles ou Négritos d’Asie du Sud-Est ont montré qu’elles n’avaient pas d’ancêtres africains en dehors de ceux que toute l’humanité a en partage.

En matière de culture, on retrouve dans toute l’île la valorisation des orientations cardinales (nord, sud, est et ouest) qui expliquent l’univers et, pour les rapports avec le Ciel et l’au-delà, la même organisation du temps journalier selon le moment : rites de la vie et des ancêtres le matin, rites politiques à midi et rites concernant les morts l’après-midi – sachant qu’il faut bien distinguer les ancêtres et les morts, car l’état de mort n’est qu’un moment limité qui précède l’état d’ancêtre, lequel est définitif. Les différentes formes du famadihana correspondent aux secondes funérailles de l’Asie du Sud-Est. La circoncision n’a rien de sémitique et, pas plus que pour les aborigènes d’Australie, ne répond pas à l’explication de la culture judéo-chrétienne qui y voyait une origine abrahamique comme seule possible (Flacourt). Rituel politique à longue périodicité par son organisation et ses conséquences, la circoncision des garçons se faisait en même temps que le percement des oreilles des filles : les petits princes de la forêt devenaient alors les sujets de leur mpanjaka, roi ou prince.

Dans toute l’île aussi, les mêmes principes d’organisation hiérarchique de la société des royaumes et principautés – principes qui n’ont pas été introduits au 16e siècle par les arabes comme la science coloniale veut encore nous le faire accroire (Françoise Raison et ses disciples) – ont fait partie du bagage culturel des premiers Malgaches venus de l’Asie du Sud-Est. Selon les derniers acquis scientifiques en histoire maritime, palynologie et paléontologie, on peut dater sûrement le début du peuplement au 4e siècle avant l’ère chrétienne et sans doute dès le 7e siècle avant J.-C., et non pas au 10e siècle de l’ère chrétienne, comme l’affirment encore Vérin et ses disciples selon la chronologie courte enseignée à l’Ecole coloniale.

Pour avoir une attitude juste, il faut avoir des appellations justes, comme le conseillait Confucius il y a deux millénaires et demi. C’est pourquoi préliminairement il nous fallait corriger les dénominations.

Questions actuelles

L’unité de la culture malgache a été contestée par la science coloniale française et même présentée comme un « mythe » par un universitaire américain (Raymond Kent). Or, en dehors des évolutions que les populations régionales ont normalement pu mener dans le passé – car les sociétés anciennes malgaches n’étaient pas figées et condamnées à ne répéter que leur passé et dans les mêmes formes –, il faut prendre en compte les effets pervers des nouvelles conditions des deux derniers siècles. J’en retiendrai trois : la fracture religieuse dès le 19e siècle, l’urbanisation au 20e siècle récent et l’opposition Merina/Côtiers de l’époque coloniale.

1. En matière religieuse, l’action des diverses missions, protestantes et catholique, ont fracturé le pays en voulant combattre ce qu’elles appelaient la « superstition » et en faisant interdire, en 1869, la religion traditionnelle par la reine Ranavalona II. Le combat sembla gagné quand, en 1873, dans une conférence missionnaire, un futur grand pasteur malgache fit allégeance aux missionnaires en définissant ainsi les « côtiers » : «L’homme de la côte est un fétichiste étonnant, polygame comme un animal, menteur et trompeur à un point extraordinaire; il aime les bœufs plus que sa femme et ses enfants ; s’il envie quelque chose chez un ami, il n’hésite pas à s’en prendre à la vie de celui-ci, il tuera la personne comme s’il tuait un poulet». Une telle proclamation se passe de commentaires. Le « côtier » devenait le modèle du sauvage à civiliser et à christianiser. Les missions contribuèrent à creuser en fracture sociale la fracture religieuse par leurs institutions d’enseignement et leurs actions éducatives en limitant au 19e siècle leurs actions sur les hautes terres centrales.

2. Selon la logique du totalitarisme colonial, la politique tribaliste de la colonie, qui avait au départ expulsé les Merina des provinces et avait voulu les parquer dans les limites de la seule Imerina, les désigna et surtout leurs « andriana » comme les « ennemis objectifs » de la colonisation. Elle accrut la fracture sociale créée par les missions en ne maintenant pas les écoles qu’elle avait pensé au début établir dans les provinces. Ce fut cette fracture sociale que, sur le tard dans les années 1950, elle utilisa à son profit pour donner l’Indépendance. Les conditions implicitement posées imposaient que le chef de l’Etat soit un « côtier » de religion catholique et ayant fait des études supérieures en France, les Merina étant automatiquement éliminés et plus précisément les « andriana » d’Imerina.

Bénéficiant de ce soutien et se prétendant démographiquement majoritaires, ces bénéficiaires appelèrent en vain en 2002 l’aide française dans la guerre civile qu’ils voulaient lancer. C’était l’époque où, malgré la multiplicité des PhD américains, Condoleeza Rice pensait qu’une telle guerre était inévitable. Les événements de 2002 ont prouvé que le peuple malgache n’adhérait pas aux conceptions de ceux de ses dirigeants jouant avec un tribalisme inadapté au pays.

3. L’urbanisation accélérée - Il faut aussi noter ce phénomène récent qui contribue à déstabiliser les esprits en les coupant de leur milieu familial originel. Les jeunes qui émigrent vers les villes et s’y installent, n’ont pour la plupart pas encore été formés à la plénitude de la culture traditionnelle, tant l’apprentissage de celle-ci est lente et initiatique dans le trouble que produisent les institutions « éducatives » concurrentes : les institutions scolaires et les formations religieuses. Se trouvant seuls à résoudre des problèmes de la vie quotidienne, ils recourent alors soit aux secours des « ombiasy » qui comptent un certain nombre de charlatans dans leurs rangs, soit aux promesses paradisiaques que, dans certaines grandes Eglises institutionnelles, prodigue un mouvement de Réveil adepte de l’exorcisme à répétition, soit encore aux promesses des multiples sectes para-chrétiennes qui leur font espérer la survenue de miracles. L’un des remèdes que proposent les experts serait le développement de l’éducation, confondant éducation et enseignement, et la copie conforme des programmes existant dans le Nord. En fait, pour ce qui est de la culture, les programmes malgaches officiels tendent soit à accentuer l’occidentalisation, soit, au pire, à former de parfaits petits néo-colonisés.

Pour réduire la fracture sociale, la colonie, au lendemain de la seconde guerre mondiale, avait déjà donné des bourses pour les non-Merina. La Ire République de Tsiranana en donnant des bourses et la IIe République de Ratsiraka en instituant des quotas (équipe de football, Académie Militaire, Air-Mad…) essayèrent de réduire la disparité. La boîte de Pandore était ouverte et ses résultats furent attisés du temps de l’Arema. Depuis, la revendication ethnique chez les jeunes, pour arriver vite et avec le moindre effort, comme chez certains politiciens, à des postes de pouvoir, demande que la naissance « côtière » l’emporte sur la compétence et l’égalité républicaine. Serait-ce là de la discrimination positive ou de l’ « alternative action » à la malgache ?

Pour conclure, je reprendrai un texte écrit il y a un an par un de mes amis, Ndimby, éditorialiste dans la presse malgache : « Si on pose un regard qui se voudrait constructif sur l’avenir, Madagascar devra donc se reconstruire en tenant compte du processus éducatif qui permettra aux Malgaches de mieux vivre ensemble, et dépasser les erreurs et les rancœurs du passé ».

Note :
[1] Le mot « tribe » est utilisé par les missionnaires, mais pour le Sud-Est, dans les trois tribus de Tanala, de Taimoro et de Taisaka reconnues à l’époque coloniale, James Sibree [1875, South-East Madagascar, Antananarivo, Abraham Kingdon, Mission Printer to the F.F.M.A., 81 p., une carte h.-t.] décompte, pp. 79-81, 15 tribes tanala, 11 tribes temoro et 5 tribes tesaka.

* Jean-Pierre Domenichini est Historien et anthropologue, membre titulaire de l’Académie Malgache

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