Éradiquer la faim en Afrique

La révolution verte se réinstalle en Afrique à partir d’une analyse erronée qui veut que le déficit des productions agricoles et la crise alimentaire soient la conséquence d’un déficit de maîtrise technologique et scientifique dans le domaine agricole. Dès lors reviennent les mêmes approches productivistes, portées par l’Alliance pour la Révolution Verte (AGRA), avec des effets désastreux prévisibles qu’analysent Raj Patel, Eric Holt-Giménez et Annie Shattuck. Avec cette conclusion qu’ils tirent, pour regretter «qu'une seule fondation ait le pouvoir de plier le reste du monde à son programme erroné».

Plus d'un milliard de personnes consomment moins de 1.900 calories par jour. La majorité d'entre elles travaillent dans l'agriculture, environ 60 pour cent sont des femmes ou des filles, et la plupart sont en Afrique rurale et en Asie. Éradiquer leur faim est l'une des quelques nobles tâches qui incombent à l'humanité, et nous vivons dans un temps rare où il y a la connaissance et la volonté politique de le faire. La question est : comment ? La sagesse conventionnelle suggère que si les gens ont faim, c’est qu’il doit y avoir une pénurie de nourriture et tout ce nous devons faire c’est de chercher à comprendre comment produire davantage.

Cette logique fait de la faim la conséquence d'un déficit technologique, s’appuyant sur une vision selon laquelle un peu de savoir-faire agricole peut nourrir le monde. C'est une vision séduisante qui semble coller à la perception du président Obama pour l’éradication de la faim. Dans une interview avec une agence de presse africaine, ce dernier exprime en effet sa frustration sur «le fait que la Révolution verte que nous avions introduite en Inde dans les années 60, nous ne l'avons pas encore eu en Afrique en 2009. Dans certains pays, la productivité agricole en baisse. Cela n’a absolument aucun sens.»

Dans un immeuble de Seattle, dans l’Etat de Washington, l’organisation philanthropique la plus importante au monde pensait dans le même sens que le Président. La Fondation Bill et Melinda Gates, avec une dotation de plus de 30 milliards de dollars, a entrepris d’investir plusieurs milliards de dollars pour transformer l'agriculture africaine. Elle a ainsi contribué à créer l'Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA) en 2006, et, depuis lors, a dépensé 1,3 milliards de dollars en subventions agricoles, principalement en Afrique. Avec de telles ressources, la résolution de la faim en Afrique pourrait être le plus grand legs des Gates.

Mais il y a un problème : la pensée conventionnelle est erronée. La production alimentaire par personne est plus élevée qu’elle ne l'a jamais été dans le monde. Comme quoi, la faim n'est pas un problème de production mais de distribution. Certes, la fertilité du sol africain est pauvre, pouvant ainsi expliquer la déclaration du président Obama selon laquelle le continent a besoin d'une Révolution verte. Il reste cependant que celle-ci n’a connu qu’un succès ambigu. Comme John Perkins l’écrit dans son formidable livre «Geopolitics and the Green Revolution» (Géopolitique et révolution verte), cette initiative a été lancée par le gouvernement américain non pas dans un souci de répondre en priorité aux besoins des sous-alimentés dans le monde, mais de peur que les pauvres dans les centres urbains ne descendent dans les rues pour exprimer des positions de gauche dans les pays du Sud.

Le terme «Révolution verte» a été inventé par William Gaud, administrateur de l'USAID dans les années 1960. Se référant aux rendements records au Pakistan, en Inde, aux Philippines et en Turquie, il avait annoncé : «Des évolutions dans le domaine de l'agriculture contiennent les ingrédients d'une nouvelle révolution. Ce n'est pas une violente révolution rouge comme celle des Soviets, ni une révolution blanche comme celle du Shah d'Iran. Je l'appelle la Révolution verte.» Imprégnée de la guerre froide, la première Révolution verte a été conçue pour empêcher que d’autres révolutions ne se produisent.

La Révolution verte a paru un succès parce que la quantité globale de produits alimentaires a augmenté de façon spectaculaire. De 1970 à 1990, la quantité de nourriture disponible par personne a augmenté de 11 pour cent, et plus de 150 millions de personnes ont été sortis des rangs des sous-alimentés du monde. Mais cette hausse résulte surtout des transformations internes notées en Chine. Sinon, la Révolution verte aurait conduit à une croissance globale de la faim de 11 pour cent. En dépit des progrès impressionnants dans la production, poussée, en partie, par de meilleures variétés culturales, la faim a augmenté de près de 20 pour cent en Amérique du Sud. Ces variétés ont nécessité l’exploitation de grandes propriétés foncières pour être rentable sur le plan économique. Et pour disposer de ces surfaces, il a fallu exproprier des paysans de leurs terres, pour les pousser à migrer vers les collines et les forêts tropicales. En d'autres termes, la croissance alimentaire n’est pas due seulement à la technologie, mais aussi par la pratique d’une agriculture extensive.

Au-delà du déplacement massif des paysans, la Révolution verte a causé d’autres dégâts sociaux. Des bidonvilles se sont développés autour des villes pour loger des travailleurs déplacés, l'utilisation des pesticides a augmenté, le niveau de la nappe phréatique a baissé et les pratiques agricoles et industrielles ont cumulé d’importants dégâts environnementaux. Aujourd'hui, en raison des conséquences économiques catastrophiques et écologiques de la Révolution verte, même ses puissants défenseurs en Inde ont recommandé que jusqu'à 70 pour cent des producteurs fassent la culture biologique.

Les tenants de la nouvelle Révolution verte en Afrique, à la Fondation Gates, sont sensibles à ces défauts. Dans une interview, Roy Steiner, directeur adjoint du Développement agricole, très versé en l'histoire, a souligné que les priorités agricoles de la Fondation Gates sont orientées vers les petits agriculteurs (connus sous le nom de "petites exploitations agricoles") et les femmes. Selon lui, le passé a offert des leçons salutaires, car «si vous regardez l'épuisement des nappes phréatiques et la surutilisation des engrais, cela a bien à voir avec de très mauvais choix politiques poussant à un mode d'agriculture que nous savons à présent être une surexploitation.»

Il reste que la Révolution verte qui se prépare pour l'Afrique porte plus qu’une vague ressemblance avec la précédente. Dans les années 1960 la pression pour une Révolution verte avait eu lieu dans un contexte de craintes au sujet de la sécurité nationale et de la stabilité ; la récente vague de rébellions alimentaires dans des dizaines de pays, d'Égypte à Haïti, en passant par l’Inde, a fait de nouveau de l’alimentation un problème de sécurité. De plus, si la première Révolution verte avait été rendue possible grâce à une famille milliardaire américaine philanthropique - les Rockefeller, la seconde est financée par Gates. Ceci n'est pas une simple coïncidence : le destin des millions d'agriculteurs les plus pauvres du monde est de nouveau tracé par les plus riches des Américains, et les choix philanthropiques sont très différents des choix démocratiques.

L'un des choix les plus importants concerne le rôle de la technologie. À la Fondation Gates, Roy Steiner affirme : «Nous croyons en la puissance de la technologie.» C'est une croyance avec un poids, car environ un tiers des 1,3 milliard de dollars de subventions en développement agricole de la fondation a été investi dans la science et la technologie, avec près de 30 pour cent des subventions de 2008 investis dans la promotion et le développement des biotechnologies de semence. À travers une gamme d'investissements, la Fondation Gates est en train de transformer sa foi en réalité. Ce recours à la technologie pour aborder un problème politique et social de plus en plus croissant, fait résonner avec force la pensée derrière la première Révolution verte.

Pourquoi l'Afrique a faim et la connaissance jamais neutre

Certains des changements rendus possibles par le financement de Gates sont les bienvenus. Un Centre africain pour l'amélioration des cultures a été créé à l'Université de KwaZulu-Natal en Afrique du Sud. Ce centre vise à changer la façon de travailler des scientifiques agricoles africains. Plutôt que de les charrier vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, où ils étudient des questions urgentes qui se posent aux agriculteurs français ou américains, le nouveau centre encourage les scientifiques africains à faire face aux défis africains tout en étant basés en Afrique. D’autres investissements de Gates sont orientés vers la formation de plus de doctorants et la mise en place d’une infrastructure locale de fourniture d’aide alimentaire.

Ce sont des efforts appréciables, mais on peut s'arrêter pour se demander pourquoi une telle intervention philanthropique est devenue nécessaire. La qualité défaillante des institutions africaines de recherche agricole et la baisse des dépenses publiques dans l'agriculture sont des résultats de l'austérité budgétaire imposée par les institutions financières internationales, telle que la Banque Mondiale, dans les années 1980 et 90. Comme le chercheur Walden Bello l’a constaté, l'Afrique a exporté pour 1,3 millions de tonnes de nourriture par an dans les années 1960, mais après avoir été soumise aux aides au développement et au fondamentalisme du marché libre, elle importe aujourd'hui près de 25 pour cent de sa nourriture. Dans un rapport datant de 2008, le Groupe d'évaluation internes de la Banque a fustigé les politiques qui ont conduit à cette situation.

Ce que la Fondation Gates fait, c'est d’utiliser ses fonds privés pour financer des activités qui étaient jadis du domaine public.

La préférence pour les contributions au secteur privé à façonne les priorités de financement de la Fondation Gates. Dans un certain nombre de subventions, par exemple, une société apparaît constamment : Monsanto. Dans une certaine mesure, cela reflète la domination de cette multinationale de la recherche agricole commerciale. Mais il y a aussi des synergies importantes entre Gates et Monsanto : ce sont deux géants commerciaux qui ont fait des millions de dollars de bénéfices grâce à la technologie, notamment par la défense agressive de la propriété intellectuelle. Les deux organisations sont imprégnées par une culture d'expertise et il y a une certaine entre elles. Robert Horsch, un ancien vice-président principal chez Monsanto, est, par exemple, directeur intérimaire du programme de Développement Agricole de Gates et chef de l'équipe de Science et Technologie.

Travis English et Paige Miller, des chercheurs de «Community Alliance for Global Justice» basée à Seattle, ont découvert certaines tendances frappantes dans le financement de la Fondation Gates. En suivant l'argent, English nous dit que «AGRA a utilisé des fonds de la Fondation Bill et Melinda Gates pour accorder vingt trois subventions pour des projets au Kenya. Douze de ces bénéficiaires sont impliqués dans la recherche sur les OGM, leur développement ou leur promotion. D'une façon ou d'une autre, environ 79 pour cent des financements au Kenya impliquent la biotechnologie. » Et, English ajoute : "Jusqu'ici, nous avons identifié plus de 100 millions de dollars en subventions à destination des organisations liées à Monsanto."

Ceci n'est pas surprenant compte tenu du fait que Monsanto et Gates adoptent tous deux un modèle d'agriculture qui perçoit les agriculteurs comme souffrant d'un déficit de connaissances, dans lequel les semences, comme de petites mémoires de logiciels, peuvent êtres programmés pour transmettre ces connaissances à des fins commerciales. Cela suppose que les technologies de la Révolution verte - y compris celles qui se substituent aux connaissances des agriculteurs - ne sont pas seulement souhaitables, mais neutres. La connaissance n'est jamais neutre ; elle porte inévitablement et influe sur les relations de pouvoir.

La première Révolution verte a engendré et exacerbé de nombreuses divisions sociales, en particulier autour de l'accès aux terres et aux ressources, puisque l'échelle d’exploitation requise par les technologies de la Révolution verte signifie qu'elle a été systématiquement défavorable aux petites exploitations agricoles. La Fondation Gates est clairement consciente de l'importance de l'agriculture paysanne, mais une fuite sur un document stratégique interne suggère que quelque chose d'autre lui paraît plus important : «Avec le temps, cette stratégie exigera un certain degré de mobilité foncière et un plus faible pourcentage du total des emplois impliqués dans la production agricole directe.», y lit-on. « Mobilité foncière » est un terme Orwellien signifiant la terre reste là où elle est, mais les populations qui l’occupent sont évacuées. La fondation s’en tient à cette idée en disant que les paysans migreront vers les villes, "car il y a beaucoup d'entre eux qui ne veulent pas être agriculteurs [et] les gens font leurs propres choix."

Cette idée de choix est une partie intégrante de la pensée conventionnelle à propos de l'agriculture en Afrique. Au moins jusqu'à la crise financière, il était vrai que les jeunes n’avaient pas tendance à vouloir rester dans l'agriculture s’ils pouvaient s’investir ailleurs ; mais ce choix a été conditionné, en partie, par des politiques de sous-investissement dans les zones rurales par rapport aux zones urbaines. L'une des conséquences de la crise financière a été de changer ce domaine de choix. Pour la première fois depuis des années, des hommes qui avaient migré vers les villes trouvent qu’il y a moins d’opportunités dans les zones urbaines que dans les zones rurales.

Ils retournent à cette terre familiale cultivée par les femmes qui ont développé ainsi de riches connaissances en agriculture. Les technologies que finance la Fondation Gates, telles que les semences hybrides et les engrais synthétiques nécessitent par contre beaucoup moins de savoir-faire que quelques-uns des divers systèmes traditionnels gérés par les femmes. Dans de nombreuses cultures africaines, les femmes produisent la majorité de la nourriture, mais les hommes contrôlent l'accès aux ressources financières. Plutôt que d'appuyer et de tirer parti des systèmes de connaissances agricoles des femmes, la technologie agricole basée sur l’argent permet aux hommes qui ont les moyens économiques de remplacer les femmes dans le métier d'agriculteurs.

Les organisations d'agriculteurs africains ont à maintes reprises rejeté cette approche de haute technologie en agriculture. Depuis qu’AGRA a annoncé ses plans en 2006, les plus importantes fédérations d'agriculteurs en Afrique se sont retrouvées dans une série de réunions pour promouvoir des solutions agroécologiques africaines à la crise alimentaire.

En dépit de la négligence institutionnelle, les systèmes d’exploitation agricole écologiques ont poussé à travers le continent africain depuis des décennies. Des systèmes fondés sur les connaissances des agriculteurs, qui non seulement accroissent le rendement mais réduisent les coûts, sont variés et utilisent moins d'eau et moins de produits chimiques. Il y a quinze ans, les chercheurs et agriculteurs au Kenya avaient commencé à élaborer une méthode de lutte contre la striga, une plante parasite qui cause d’importantes pertes de récolte pour les agriculteurs africains. Le système « push-pull » qu'ils ont mis au point améliore la fertilité du sol, fournit du fourrage et résiste à un autre ravageur africain, le déprédateur des tiges.

Dans ce système, les prédateurs sont « poussés » loin du maïs qui est planté à côté des plantes répulsives pour les insectes. Dans le même temps, ces insectes sont « attirés » vers des cultures comme l'herbe Napier qui exsude une gomme qui emprisonne et tue les ravageurs. En même temps, elle constitue une importante culture fourragère pour le bétail. Le système push-pull s'est propagé à plus de 10.000 ménages en Afrique de l'Est par le biais d'assemblées publiques, d’émissions de radio et de formations pratiques. C'est un système d’exploitation agricole plus robuste, moins coûteux, moins nuisible à l'environnement, mis au point à partir d’un savoir local parmi des douzaines d’alternatives agroécologiques prometteuses en Afrique.

Ce sont les technologies écologiques comme “push-pull” (et non pas les approches traditionnelles de la Révolution verte) qui ont été saluées par un récent effort international d’évaluation de l'avenir de l'agriculture. La réalisation de l’IAASTD (Évaluation internationale des connaissances, des sciences et des technologies agricoles pour le développement), un rapport inspiré du Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), a pris plus de quatre ans et s'est appuyé sur l'expertise de plus de 400 scientifiques. Le rapport a été adopté par cinquante-huit pays du Nord et du Sud (mais pas les États-Unis, le Canada ou l’Australie). L'IAASTD a constaté que l'accent sur la petite agriculture durable, des semences adaptées aux conditions locales et l'agriculture écologique aborde mieux la complexité du changement climatique, la faim, la pauvreté et les exigences de productivité agricole dans le monde en développement. Ce rapport - l'évaluation scientifique la plus complète de l'agriculture mondiale à ce jour - a recommandé des stratégies de développement qui sont en grande partie l'opposé de celles soutenues par la Fondation Gates.

La Fondation Gates reconnaît la pertinence des idées de l'IAASTD. Mais elle continue d'investir massivement dans des solutions biotechnologiques face au problème de la faim et donne peu de place aux approches agroécologiques recommandées par le rapport. De plus, il y a des raisons empiriques pour douter du fait que la biotechnologie puisse offrir ce que Gates espère. Les semences génétiquement modifiées (OGM) sont coûteuses, brevetées et contribuent à la monopolisation commerciale de l’approvisionnement mondial en semences. En dépit des restrictions extraordinaires sur les recherches concernant les effets des produits génétiquement modifiés (l'industrie refuse de permettre à des chercheurs indépendants d’étudier les semences brevetées), la preuve émerge enfin sur les risques environnementaux et sanitaires importants qu'ils posent, incitant American Academy of Environmental Medicine (Académie américaine de médecine environnementale) à appeler, tôt cette année, à un moratoire immédiat sur les produits alimentaires génétiquement modifiés.

De prestigieuses organisations de recherche comme l'Union of Concerned Scientists ont démontré que les OGM (qui ne sont légales à des fins commerciales que dans trois pays d'Afrique) n'augmentent pas le rendement intrinsèque, et, dans le monde en développement en particulier, peuvent augmenter les coûts et risques vis-à-vis des petits exploitants, avec des effets mixtes souvent négatifs sur leurs revenus. Bien que la Fondation Gates a promis des plantes génétiquement modifiées résistant à la sécheresse, ces plantes n'ont pas encore surpassé en performance les variétés traditionnelles, selon une évaluation du gouvernement australien. La Fondation a également dépensé plus de 111 millions de dollars pour bio-fortifier les plantes (génétiquement modifiées) et leur permettre d'avoir une plus forte teneur en vitamines, en dépit des échecs techniques et culturels passés qui indiquent qu’une alimentation variée va beaucoup plus loin que les suppléments issus des compléments nutritionnels génétiquement modifiés en vue de soutenir une bonne nutrition.

Le nouvel Enfant Modèle de l’Afrique: Le «miracle» du Malawi

Un endroit où la nouvelle Révolution verte a pris de l'avance, est le petit pays d'Afrique orientale du Malawi. Après une grave sécheresse en 2003, plus d'un tiers du pays avait besoin d'aide alimentaire pour survivre. En rejetant les conseils de la Banque mondiale, le pays a commencé, en 2005, à donner des bons à grande échelle pour subventionner les engrais. Avec le retour des pluies, le rendement a augmenté, le Malawi a commencé à exporter du grain et la communauté internationale déclara la crise de la faim terminée.

La Fondation Gates a soutenu énergiquement le financement des engrais en Afrique grâce à des subventions pour établir un réseau privé de distributeurs d'intrants agricoles. Bien que le programme ne subventionne pas explicitement le prix des engrais aux agriculteurs, il encourage les politiques nationales visant à accroître la disponibilité des engrais. Si le problème pour les agriculteurs africains est la fertilité du sol, le financement des engrais est d’une importance tout aussi incontestable. Pourtant, un examen plus approfondi des données soulève quelques questions troublantes. Il n'est pas clairement établi que c'est l'engrais ou la pluie qui ont causé l’augmentation du rendement. Pire encore, selon des sources au Malawi, la faim n'a pas diminué dans les proportions que croit la communauté de développement international.

En effet, il y a des raisons de penser que les subventions d’engrais peuvent rendre les sociétés plus vulnérables à la famine. Roland Bunch, un ancien agronome à World Neighbors et auteur de « Two Ears of Corn » (Deux épis de maïs), un manuel sur le développement agricole centré sur l’humain, explique le problème. Pour lui, «les effets indirects des engrais subventionnés sont que les agriculteurs arrêtent la mise en valeur organique de leurs sols, parce que la fertilisation est plus facile. Lorsque les subventions cessent - comme c’est le cas toujours - ils se retrouvent avec un sol si inerte qu’il devient impossible d’y cultiver un bon engrais vert pour restaurer la fertilité. Or, sans engrais chimique ni les engrais verts, nous pourrions facilement assister à une famine jamais vue à travers l'Afrique. »

Cette préoccupation est répercutée sur le terrain. Bezner Rachel Kerr, professeur à l'Université de Western Ontario, travaille au Malawi depuis plus d'une décennie. Selon elle, les subventions aux engrais au Malawi sont en train de «masquer les problèmes de sécurité alimentaire à long terme.» Elle travaille, dans ce pays, sur un projet qui prend une approche différente en matière de santé du sol et s'appuie sur les expérimentations d’agriculteurs locaux. Un chef de village a, par exemple, encouragé son village à adopter l'agriculture écologique qui, non seulement améliore le rendement, produit une alimentation diversifiée qui a amélioré la santé des enfants de la localité, à partir d’une fraction du coût des projets de nutrition génétiquement modifiée promus par Gates. Tout comme avec le « push-pull », le résultat de ce projet, qui s'étend à plus de 7.000 ménages, est que les familles - et le sol – sont en meilleure posture.

Quand on lui demande comment AGRA affecte les projets comme le sien, Bezner Kerr confie : «Lorsque les agriculteurs obtiennent des bons [pour l’engrais], ils se demandent : Pourquoi incorporer le résidu de récolte ? Si AGRA met tout cet argent dans l’engrais, cela affecte des efforts comme les nôtres». Comme Bunch, Kerr est préoccupée par la situation économique aussi bien que par la durabilité environnementale des distributions d’engrais. «Qu’arrivera-t-il quand AGRA quittera ?», se demande-t-elle.

Est-ce Bill Gates le dernier homme fort d'Afrique?

La Fondation Gates a réagi aux critiques de ses décisions de financement en disant qu’elle est en apprentissage continu, avec un système de pointe qui va bientôt permettre, aux responsables des projet, de solliciter des réactions de plus de 10.000 agriculteurs impliqués par l'intermédiaire du téléphone portable. Il est inhabituel d'avoir un tel engagement de corrections d’erreurs dans le monde des fondations. Dans sa flexibilité et son ouverture dans la réforme, la Fondation Gates semble prête à s'écarter de la trajectoire de la première Révolution verte.

Face à de nombreuses critiques sur l’approche de la Révolution verte, les représentants d’AGRA ont commencé à participer aux consultations publiques avec les ONG et avec les responsables des organisations paysannes africaines. Bien que ce dialogue soit une évolution importante, ces derniers sont mécontents d'être consultés si tard dans le processus. Le Rapporteur spécial des Nations unies sur le Droit à l'alimentation, Olivier De Schutter, a récemment organisé un dialogue sur l'AGRA. À cette occasion, Simon Mwamba, du Forum des petits agriculteurs d'Afrique orientale et australe, a exprimé cette frustration en termes fermes : "Vous venez. Vous achetez la terre. Vous faîtes un plan. Vous construisez une maison. Ensuite vous me demandez, avec quelle couleur dois-je peindre la cuisine? Ce n'est pas cela la participation ! »

Nnimmo Bassey, directeur de Environmental Rights Action au Nigeria, suggère : «Si les Fondations Gates et Rockefeller souhaitent tendre une main fraternelle au continent africain, elles doivent s’écarter des stratégies qui favorisent la monoculture, entraîne des accaparements de terres et pressent les agriculteurs locaux aux portes des multinationales qui détiennent les monopoles de semences biotechnologiques.» C’est une réaction qui ne peut être répercutée si facilement à la base grâce à un téléphone portable.

Les appels des organisations africaines pour établir leur propre programme de développement agricole sont faiblement entendus aux États-Unis. Car, quand il s'agit de la faim en Afrique, les préjugés sur l'incompétence des agriculteurs africains et les convictions sur les merveilles de la biotechnologie font le reste. Mais la Fondation Bill Gates n'est pas victime d’un pauvre raisonnement. Elle promeut activement un programme qui appuie certaines des plus puissantes sociétés de la planète. Beaucoup plus que l’étude d’IAASTD qui a passé en revue la stratégie de Gates, il y a un autre rapport financé par la Fondation elle-même, «Renewing American Leadership in the Fight Against Global Hunger and Poverty» (Renouveler le leadership américain dans la lutte mondiale contre la faim et la pauvreté) du Chicago Council on Global Affairs.

Bouclé en quelques mois par une petite équipe dirigée par un chercheur senior de la Fondation Gates et constitué essentiellement de membres des institutions récipiendaires de financements substantiels de Gates, le rapport, tout en appelant à juste titre un investissement accru, ignore encore les causes structurelles et politiques de la faim en Afrique qu’il attribue à un déficit technique. Le rapport conclut que l’Amérique a besoin de «réaffirmer son leadership » dans la « propagation de nouvelles technologies » parce qu'elle augmentera le commerce et «renforcera les institutions américaines."

Pire, les solutions du Conseil – avec l’arrogance classique de la Révolution verte - ignorent les solutions de succès endogènes qui se sont propagées à travers le continent pendant trois décennies.

Rarement dans l'histoire de la philanthropie, une fondation - ou plus exactement, un seul homme – a eu ce genre de pouvoir. Quand Obama a fait ses remarques sur la Révolution verte, un journaliste de « Seattle Times » a souligné que « le président Obama et les autres dirigeants du monde semblent prendre leur signal de la Fondation Gates ». Et il n'est pas difficile de voir les chemins par lesquels la pensée de Seattle aurait pu arriver à Washington DC. La plupart des employés d’AGRA et de la Fondation Gates sont en effet des anciens initiés des industries et du gouvernement. Rajiv Shah, un médecin sans expérience agricole précédente, qui était pressenti par la Fondation Gates, est actuellement au Département d'agriculture, sous-secrétaire pour la Recherche, l'Education et l'Economie, et également scientifique en chef.

La portée de la Fondation s'étend bien au-delà de Washington. Avec les milliards engagés dans le développement agricole, la Fondation Gates a un poids financier égal à celui d'un gouvernement du Grand Nord. En 2007, les États-Unis ont versé 60 millions de dollars dans le système de centres internationaux de recherche agricole publics. Gates a injecté 122 millions de dollars dans le système dans les seuls derniers dix-huit mois et a donné 317 millions de dollars à la Banque mondiale.

La Révolution verte en Afrique a une autre similitude avec la première Révolution verte : les préférences technologiques du philanthrope façonnent les approches sur le terrain. Pour les Rockefeller, cela signifiait des technologies agricoles basées sur la chimie industrielle et le pétrole. Pour Gates, il s’agit d’une propriété intellectuelle. La Révolution verte en Afrique est, en d'autres termes, juste une nouvelle façon de faire des affaires comme d'habitude.

Dans ses actions en faveur de solutions technologiques, son dégoût pour la politique sociale de redistribution et de mépris pour les alternatives existantes – aussi bien que dans les circonstances qui ont fait de l’alimentation une question de sécurité internationale - cette Révolution verte ressemble beaucoup à la précédente. Le plus grand problème, cependant, n'est pas celui de la commission mais de l'omission. Tout comme en Inde, où les revendications paysannes pour la réforme agraire dans les années 1960, qui auraient pu conduire à un progrès plus soutenu et durable (telles que les réformes faites en Chine, au Japon, à Taïwan et en Corée du Sud), ont été ignorées, les agriculteurs africains qui préconisent leurs propres solutions à la crise alimentaire sont en train d’être marginalisés. En particulier, leurs demandes articulées pour des alternatives agroécologiques, le soutien public à la recherche adaptée et axée sur les exploitants agricoles, la réforme foncière, les droits des femmes dans l'agriculture, ainsi que l'accès à l'eau ; tout cela disparaît à l'arrière-plan lorsque les réponses de Gates sont amplifiées.

Pour un changement durable, il faudra une série de politiques, abordant les causes techniques ainsi que les causes sociopolitiques de la faim en Afrique. Les technologies pour le développement doivent être accompagnées par d'autres initiatives portant sur les réformes politiques, y compris l'annulation de la dette, l’investissement massif dans les organisations d'agriculteurs et leurs technologies avérées en matière d’agriculture durable, mais aussi l’appui aux approches documentées issues de la science agroécologique.

Des modèles pour ce type de changement existent déjà. Au Mali, les mouvements paysans ont réussi à persuader le gouvernement à adopter l'idée de «souveraineté alimentaire» comme une priorité nationale, un raccourci pour la démocratisation du système alimentaire. Des efforts similaires ont lieu aux niveaux régional et local dans d'autres pays. Mais pour que ces initiatives soient prises en compte aux États-Unis, la pensée conventionnelle à propos de la Révolution verte doit être révisée. La tragédie ici n'est pas que l'Afrique n'a pas eu une Révolution verte, mais que les erreurs de la première Révolution verte pourraient être répétée, et qu'une seule fondation ait le pouvoir de plier le reste du monde à son programme erroné.

* Raj Patel, universitaire, journaliste et activiste a travaillé en Afrique australe et aux Etats Unis ; Eric Holt-Giménez est directeur exécutif de Food First ; Annie Shattuck est analyste politique à l’Institut des politiques pour l’alimentation et le développement (Institute for Food and Development Policy) - Cet article est paru dans l’édition de The Nation du 21 Septembre 2009.

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