Le Sénégal et son Etat corrupteur
L’aveu a été de taille autant que les tentatives de démenti, de dissimulation et de dénégation ont été grossières. Finalement le Fonds Monétaire International a confirmé que l’Etat du Sénégal, à travers le président de la République, a remis une valise d’argent à son représentant Ales Segura, arrivé au terme de sa mission et quittant Dakar. Au comble de l’embarras, on a parlé de cadeau fait selon les valeurs traditionnelles. Mais pour Cheikh Tidiane Dièye, il n’y a pas acte de corruption plus manifeste, explication plus humiliante, travestissement plus grossier et nuisible pour l’image du continent des valeurs africaines derrière lesquelles on se cache.
L’affaire Alex Segura laissera à coup sûr une tâche hideuse et quasi indélébile sur l’image de la République. La plus haute autorité du Sénégal n’est pas seulement mêlée à une affaire de corruption. Il est aussi mêlé à l’organisation d’un mensonge d’Etat, d’une entreprise de désinformation et de manipulation pour enrober cet acte de corruption du manteau plus « acceptable » du cadeau, en espérant semer le doute et l’incertitude dans l’esprit des sénégalais.
Il aurait pourtant pu, après l’éclatement de l’affaire, faire preuve de plus de responsabilité et de hauteur pour, au moins, sauvegarder l’honorabilité de l’institution qu’il incarne. Cet acte met l’Etat du Sénégal à genou – l’affaire a été relatée dans la presse d’une vingtaine de pays dans le monde -, détruit le peu de légitimité dont nos institutions bénéficiaient encore de la part d’une société qui leur tourne de plus en plus le dos et donne à notre jeunesse un contre-modèle dont nul ne peut mesurer l’impact sur la conscience de cette dernière.
Après l’éclatement de l’affaire Segura, le gouvernement sort un communiqué officiel, d’une vigueur extrême, pour nier l’existence d’un cas de corruption allégué. Fidèle à ses procédures en de pareils cas, le FMI publie un premier communiqué dans lequel il confirme la pratique et donne une indication plus précise sur la nature de la transaction corruptrice : « un cadeau monétaire d’une valeur substantielle » a été donné au représentant résident du FMI en partance par les autorités sénégalaises. Cet argent a été rendu aux mêmes autorités après que le Fonds a déclenché et suivi à la lettre le protocole prévu par son Code de conduite.
Le gouvernement ne dit plus rien. Il consent. On aurait donc pu en rester là. Mais le Premier ministre, perdant une excellente occasion de se taire sur un sujet sur lequel il n’a visiblement aucune connaissance théorique, avoue avec beaucoup de fierté que Segura a bien reçu « quelque chose », autour de 100 000 euros donnés conformément à nos traditions sénégalaises, pour lui permettre de s’acheter des cadeaux pour sa famille. Après la publication du rapport d’enquête du FMI, nous apprenons qu’en plus des 100 000 euros, Segura aurait aussi reçu 50 000 dollars, le tout estimé à 88 millions de francs CFA. Ce second montant n’a jamais été révélé par le gouvernement, tombant ainsi dans un second mensonge, par omission.
Ces propos du Premier ministre renferment deux éléments d’une indécence extrême, qui heurtent à la fois la morale et la dignité. Dans un pays aussi pauvre que le Sénégal, le chef du gouvernement explique que le montant remis à Segura est dérisoire et qu’il ne pourrait même pas s’acheter un appartement avec. Il parait pourtant évident que pour des dizaines d’écoles de la banlieue dakaroise, dont les élèves n’ont pas encore repris les cours à cause des inondations de la saison des pluies, cette somme est une fortune. Cette somme dérisoire pour notre gouvernement, au point d’être jetée par la fenêtre, aurait donné deux millions de francs CFA à quarante quatre écoles, montant qui leur aurait certainement permis de résoudre un nombre incommensurable de petits problèmes.
Mais ce n’est pas tout. En invoquant nos traditions pour justifier un acte de corruption qui n’a rien à voir avec ces dernières, le gouvernement fait ainsi preuve d’une incompréhensible injustice et d’un manque de respect injustifiable vis-à-vis de nos valeurs et traditions. Cette position tend à accréditer les thèses de nombreux chercheurs racistes et culturalistes qui affirment que la corruption serait particulièrement répandue en Afrique car les valeurs et traditions africaines lui seraient proches et lui offriraient un terreau fertile. On amalgame ainsi culture et corruption et on donne à des corrupteurs aguerris ou de futurs corrupteurs les arguments de base pour justifier et légitimer leurs actes illégaux et moralement blâmables de vol, de concussion, de passe-droit et de détournement sur le dos des populations.
Il convient d’être juste avec nos traditions. Elles ne sont bonnes ou mauvaises que dans les contextes sociaux qui les ont produites à des moments situés et datés. Nous avons hérité de valeurs et normes de comportements qui, hier comme aujourd’hui, jouent un rôle de régulateur sociaux, d’apaisement et de liant social s’ils sont utilisés dans la stricte limite de la sphère privée ou communautaire, sans interférence avec la sphère publique et officielle. Elles avaient une fonction positive dans la société. Certes, certaines parmi les logiques sociales entretiennent un air de ressemblance avec des pratiques contraires aux normes légales. Mais ces logiques de la sphère familiale et communautaire contiennent en elles-mêmes leurs propres mécanismes de différenciation avec toute pratique illégale, illicite ou répréhensible de la sphère publique et la confusion n’est possible que pour ceux qui veulent, pour une raison ou pour une autre, utiliser les unes pour les autres. On peut citer cinq de ces logiques : la logique de la négociation et du marchandage ; la logique du courtage et de l’intermédiation ; la logique du cadeau, le devoir d’entraide en réseau et la logique de la redistribution.
On le voit bien, aucune de ces logiques n’est de la corruption si on l’utilise dans un contexte approprié. Mais on voit bien aussi que l’acte posé par le président Wade envers Alex Segura ne correspond a aucune d’elles. Sauf si, comme je l’ai dit plus haut, on cherche un espace de légitimation en utilisant l’une pour l’autre. En l’occurrence on a utilisé ici le cadeau comme mode d’euphémisation pour enlever la charge négative liée à un acte de corruption avéré.
Laissez-moi vous montrer la subtile différence. Le cadeau appartient à la même famille que le don et le contre-don. Ce n’est pas une rémunération négociée et tarifiée. C’est un devoir moral qui se matérialise par un transfert d’objet d’un acteur à un autre, le premier n’attendant rien du second, transfert effectué dans l’unique but de consolider un lien social. Plus un cadeau est symbolique, plus sa valeur sociale est forte. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles la cola a dans nos sociétés une grande valeur symbolique sans avoir une grande valeur marchande. Dans le cas Segura, un tableau d’un grand peintre sénégalais, un baobab sculpté dans du bronze, un lion en bois ou en bronze, un boubou bazin, etc., donné en public, en témoignage d’un service rendu au Sénégal aurait eu plus de valeur et n’aurait certainement pas créé le scandale que nous vivons.
Alors la question devient toute simple à partir de cette démonstration :
- Quel lien social cherche-t-on à consolider avec Segura, un fonctionnaire qui, selon le Premier ministre, n’a pas été tendre avec notre pays, qui aurait beaucoup critiqué le gouvernement ? Comment donner un cadeau à qui n’a pas été votre ami et qui n’a plus aucune chance de l’être ?
- Cadeau pour cadeau et sachant que Segura n’est pas le seul fonctionnaire du FMI ou d’autres institutions internationales (Banque Mondiale, BAD, PNUD, etc.) ayant séjourné à Dakar, pourquoi est-il le seul à avoir reçu un cadeau si le gouvernent tient tant à appliquer notre téranga ? Pourquoi une teranga sélective ?
Le Premier ministre dit qu’on a donné à Segura un cadeau en argent à défaut de pouvoir lui donner une décoration, car le FMI interdit à ses agents en fonction de recevoir des décorations. Comment peut-il savoir cela et ignorer que le même FMI interdit aussi à ses agents de recevoir des cadeaux dont la valeur dépasse 100 dollars (45 000 FCFA) et que même pour un cadeau inférieur à 100 dollars, il ne doit le prendre que si un refus peut créer une frustration ou une gêne chez celui qui l’offre ? L’argument qu’il cite sur la décoration est au paragraphe 33 du Code de conduite des agents du FMI. Celui sur le cadeau est au paragraphe 32. Comment peut-il connaître le contenu du 33 qui interdit les décorations et ignorer le 32 qui interdit aussi les cadeaux ? Il faut bien passer par le 32 pour lire le 33. Non ?
Laissez-moi maintenant vous démontrer pourquoi l’affaire Segura est un cas de corruption avéré et simple.
La corruption est un phénomène complexe aux contours imprécis. Elle est difficile à définir et à cerner. De nombreuses disciplines (Droit, Economie, Sociologie, etc.) se sont penchées sur elle pour l’étudier mais il n’existe pas encore de vrai consensus sur sa définition. Celle-ci apparaît comme un tableau impressionniste.
Je me limiterai donc à deux approches pour analyser rapidement l’affaire Segura. La première est l’approche transactionnelle dans le cadre de laquelle la corruption est vue comme une situation dans laquelle une partie échange de la richesse contre une position de pouvoir et d’influence sur des décisions officielles.
Dans l’hypothèse où Segura aller retourner à Washington et que même étant affecté à un département où il devrait normalement s’occuper de l’Amérique Latine, il continuerait, cause de son expérience sur notre pays, à être une personne ressource sur le Sénégal, la corruption par anticipation devient parfaitement plausible. Au sein du FMI, l’avis d’Alex Segura sur le Sénégal continuerait de faire foi. Il a connu et a travaillé avec ceux qui, au sein du FMI, s’occupent du Sénégal. En faire l’ami ou l’obligé du Sénégal serait donc une motivation ou un mobile défendable. Cette corruption de Segura serait vue sous cet angle comme une sorte d’investissement.
Mais il ya une second approche. C’est l’analyse par la classification des comportements. Elle fait intervenir les notions d’avantages et d’abus, entre autres. La corruption est vue dans cette approche comme l’utilisation d’une position de pouvoir pour accorder des avantages indus à des personnes ou des groupes contre rétribution.
Dans l’hypothèse où Segura, ayant terminé son séjour dans notre pays et devant produire un rapport circonstancié sur le Sénégal pour dire ce qu’il a vu et entendu (Gestion de l’Agence Nationale de l’Organisation de la Conférence Islamique, dépassements budgétaires, grande et petite corruption impunie, clientélisme et népotisme…) ou subi (les vols répétés dans sa résidence, les relations heurtées avec certaines pontes du régime..), il gardait une grande capacité de nuisance sur le Sénégal. Ce rapport de fin de mission, quoi qu’on en dise, pèserait d’un poids très lourd sur les relations futures entre le Sénégal et le FMI et derrière le Fonds, toute la communauté des bailleurs. Si ce n’est pas un mobile suffisant pour lui fermer la bouche, les yeux et les oreilles et infléchir ses recommandations dans un sens favorable non pas au Sénégal mais à la poignée d’individus qui le dirige, sans vision ni génie !
* Dr Cheikh Tidiane DIEYE est sociologue, Docteur en Etudes du Développement, membre du Conseil d’Administration du Forum Civil - [email][email protected]
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