Arrangement entre Shell et neuf Ogonis : Victoire ou défaite de la justice ?
Le 26 mai 2009, la multinationale Shell doit répondre devant la justice d’une plainte déposée le fils de Ken Saro-Wiwa et les familles de huit autre Ogonis tués par l’Etat nigérian en 1995. Le procès est reporté. Le 9 juin, la multinationale qui exploite le pétrole nigérian en dévastant l’environnement, en violant les droits humains dans les zones d’exploitation, en causant mort, ruine et désolation, sous le regard complice des autorités, trouve un arrangement avec les plaignants. Le prix : 15,5 millions d’euros. Mais ce n’est sans doute pas cette justice qu’il faut au combat de Ken Saro Wiwa et du peuple ogoni.
« Et comme j’allais, je pensais à la guerre qui a abîmé ma ville Dukana, rendu tellement de gens inutiles, en a tué tant d’autres, a tué ma maman et mon épouse, Agnès, ma belle et jeune épouse, avec J.J.C et qui m’a rendu comme un lépreux parce que je n’ai plus de ville où aller. Et je pensais comme j’étais fier d’aller à Soza et je voulais m’appeler ‘Sozaboy‘. Mais maintenant si quelqu’un mentionne la guerre ou même une bagarre, je veux courir et courir et courir et courir.’’ (Ken Saro-Wiwa, Sozaboy)
Il y a treize ans, Ken Saro-Wiwa junior et les familles des huit autres Ogoni assassinés par l’Etat du Nigeria en 1995, en plus de deux autres Ogonis, déposaient trois plaintes séparées contre la Royal Dutch Petroleum, Shell Petroleum Development Corporation (SPDC) et Brian Anderson, l’ancien PDG de la SPDC. Les plaignants accusent la compagnie pétrolière de violations des Droits de l’Homme, d’avoir armé l’armée nigériane et d’être complice de l’exécution extrajudiciaire de 9 Ogonis en 1995.
Le procès contre Shell devait commencer le 26 mai. Il avait été reporté sine die. Le mardi 9 juin 2009, on apprend que Shell, au terme d’un arrangement à l’amiable, a décidé de verser aux familles des victimes la somme de 15,5 millions de dollars, dont 5 millions de dollars dans un fonds en faveur du peuple Ogoni. La compensation a été offerte sans reconnaissance de torts quelconques.
Si cet accord est perçu comme une victoire pour les Droits de l’Homme, il n’en soulève pas moins des questions inquiétantes en ce qui concerne les procès que pourraient intenter des communautés autochtones locales aux multinationales coupables de violations des Droits de l’Homme et d’atteintes à l’environnement.
Il est impossible de séparer les actions des compagnies pétrolières qui opèrent dans le delta du Niger des actions du gouvernement du Nigeria dans cette région. Leurs relations, quoique complexes, sont basées sur le profit à l’exclusion de toute autre considération. En échange du pétrole du delta du Niger, les compagnies pétrolières, avec le soutien de l’Etat du Nigeria, laissent derrière elles un désastre écologique, des villes et des villages en ruines, la mort par le feu, la pollution et les balles des militaires nigérians.
Shell et les autres compagnies pétrolières qui opèrent dans la région détiennent la palme de la pire dévastation de l’environnement au monde. Ceci inclut la pollution de l’air et de l’eau, la dégradation des terres arables, les dommages à la faune aquatique, la rupture des systèmes de drainage, les incendies dus au pétrole qui ont fait des morts et des grands brûlés en dehors de toute possibilité d’accès aux soins médicaux. Les oléoducs qui fuient, et dont un bon nombre passent dans les villages, devant les maisons, les gaz qui brûlent et qui rejettent des gaz toxiques et d’autres poisons dans l’atmosphère, sont responsables de ces dommages.
Feu le professeur Claude Ake, mort dans un accident d’avion en 1996, usait du terme ‘’militarisation du commerce’’ pour décrire la relation entre Shell et le gouvernement militaire du Nigeria. Il faisait référence à l’alliance contre-nature qui a conduit à la collaboration entre Shell et les militaires pour planifier la mort de Ken Saro-Wiwa et des 8 Ogonis, ainsi que des milliers d’autres qui ont été mutilés et tués depuis 1990. Bien qu’Ake faisait référence au gouvernement militaire de feu Sani Abacha, rien n’a changé depuis 1995, en dépit de la ‘’démocratie’’. Au contraire, le delta a connu plus de violence sous les gouvernements d’Obasanjo et de Yar’ Adua que sous les dictatures militaires.
Il y a un mois, les Joint Task Forces (JTF) pour le delta du Niger, de l’armée nigériane, ont lancé une attaque violente et soutenue à des fins de punition collective des communautés de la région, cette fois les Warri du Sud-Ouest. Et ce, sous prétexte de déloger les militants prétendument cachés dans les criques. Le nombre des morts n’est pour l’instant pas connu, mais les estimations vont de quelques centaines à plusieurs milliers, avec, de surcroît, 25 000 déplacés. Les jeunes courent un risque particulier. Ce sont eux qui, par le passé, ont été arrêtés par le JTF, prétendant qu’ils étaient des militants, alors que leur seul crime est d’être juste des hommes dans la force de l’âge.
C’est dans ce contexte que nous devons voir l’accord survenu entre les familles des neuf Ogonis et Shell. Dans cette affaire, le choc émotionnel des plaignants ne doit pas être sous estimé. Elle survient à un moment où ils ont besoin de pouvoir reconstruire leur vie et envisager le futur. Il n’y a pas de doute que c’est une victoire d’avoir réussi à pousser une multinationale aux portes d’un procès ; ceci n’est pas rien. C’est représentatif d’une mouvance émergeante qui a réussi à faire rendre des comptes aux multinationales pour leurs actions.
Ce cas s’ajoute à la jurisprudence qui a commencé à se construire avec le procès de Bowoto contre Chevron (le plaignant a perdu le procès) et renforce le fait que des compagnies enregistrées aux Etats Unis peuvent être amenées à comparaître en justice pour des atrocités commises outre-mer, même si justice n’est pas rendue dans tous les cas. En même temps, nous devons être conscients qu’en dépit du jugement d’une cour de justice au Nigeria, qui a condamné Shell a versé $ 1,5 milliards aux aborigènes Ijaw, dans l’Etat de Bayelsa, la multinationale a, jusqu’ici, refusé d’obtempérer. Ceci est le reflet du complet dédain et du manque de respect des multinationales à l’égard de la justice nigériane.
Ce cas présent a été porté devant la justice par les familles de neuf Ogonis ; il ne l’a pas été au nom du peuple Ogoni. Quelle est la portée de cette victoire et quelles sont ses implications pour d’autres plaintes contre Shell et peut-être d’autres compagnies pétrolières opérant au Nigeria ? Les 15,4 millions de dollars, bien que constituant une somme considérable pour les plaignants, n’est qu’une goutte dans l’océan de pétrole de Shell.
Bien que légalement Shell ait assorti cet accord d’une non reconnaissance de tort, il y a lieu pour les plaignants de se réjouir, étant donné que le public va tirer ses propres conclusions quant à la signification de l’arrangement à l’amiable consenti par la multinationale. Mais cet arrangement peut aussi signifier, pour les autres compagnies pétrolières, que le prix de l’impunité équivaut à la production d’un jour du pétrole des Ogoni, des Ijaw ou des Itsekiri.
Alors que les familles des neuf Ogonis peuvent célébrer une victoire partielle et se sentir soulagées d’en avoir fini avec des années d’angoisse et de durs combats pour porter leur cause devant la justice, il est difficile d’ignorer l’arrière-goût amer laissé par les eaux polluées, les rivières empoisonnées, les gaz et les émanations toxiques et la destruction des communautés exploitées et vivant dans le stress. Un fardeau porté par le peuple Ogoni depuis des décennies. La destruction des communautés et de l’environnement est à mettre au compte aussi bien des multinationales, y compris Shell, que de l’Etat du Nigeria.
Que Shell ait été contraint de payer - sans reconnaissance de tort - est déjà une sorte de victoire. Mais nous devons être attentif de ne pas confondre, dans l’euphorie du moment, cette victoire avec la justice. Ce n’est une justice ni pour les familles des neuf Ogonis, ni pour le peuple Ogoni. La nécessité de combattre pour la justice et d’amener les coupables de tels crimes devant la justice reste entière. Comme le combat des Ogonis, initié par Ken Saro-Wiwa, a inspiré d’autre peuples du delta pour exiger des compagnies pétrolières justice et équité, ce procès en a inspiré d’autres et il dépasse ainsi la cause représentée par les plaignants. Nous devrions nous souvenir qu’en ce moment la violence militaire et la dévastation de l’environnement continuent de détruire la vie des gens. La question finale est maintenant de savoir si Shell, Elf, Mobil et Chevron vont être motivés à réparer les dommages ou si les choses demeurent inchangées.
Il y a nombre d’autres cas en suspens contre Shell au Nigeria, y compris une plainte collective déposée par les Ogonis. Il est peu probable que Shell propose un arrangement à l’amiable. Il nous appartient de veiller à ce que justice soit faite pour les Ogonis, publiquement. Générons de larges discussions publiques pour soutenir leur combat pour obtenir justice.
Dors bien Ken
Et souris à tes tueurs
Bien qu’étant à quelques pieds sous terre
La lutte que tu as initiée continue
(Danson Kahyana)
* Sokari Ekine a un blog à Black Looks
* Firoze Manji est le rédacteur en chef de Pambazuka News
* Veuillez envoyer vos commentaires à editor@pambazuka ou à
(Les détails du procès et de l’accord peuvent être trouvés sur